Culture
Bernard Réquichot, Je n’ai jamais commencé à peindre (Centre Pompidou)
Auteur : Jean Philippe Domecq
Article publié le 22 avril 2024
Protagoniste essentiel de la scène artistique des années 50, Bernard Réquichot (1929-1961) mérite une rétrospective. Celle que le Centre Pompidou lui consacre enfin dans les murs du musée jusqu’au 2 septembre 2024 donne la juste mesure de cet artiste rare et singulier, pour Jean Philippe Domecq, qu’il fera grand bien de découvrir pour la plupart, et revoir pour ceux qui s’en souvenaient. Une leçon pour aujourd’hui que cette œuvre et que l’attitude de l’homme, au destin de comète, qui mit fin à ses jours en 1961.
Un peintre qui estime n’avoir pas commencé à peindre
Le Centre Pompidou frappe dans le mille du discernement artistique en donnant pour titre à l’exposition, synthétique, élégamment agencée, qu’il consacre à une figure d’artiste singulière, et pour cause : « Je n’ai jamais commencé à peindre », pensait Bernard Réquichot…
Et vous visitez l’exposition et, de salle en salle et de périodes en supports divers, vous vous demandez ce qu’il lui aurait fallu de plus pour estimer qu’il a peint… Une œuvre qui varie ses langages mais les domine chaque fois pour inventer, prospecter, expérimenter pour découvrir et non pour seulement montrer qu’on expérimente.
A vrai dire, la modestie du propos par lequel croit conclure cet artiste est bien de son temps, d’une époque d’exigence.
Sa laconique phrase rappelle Samuel Beckett qui, à la question de l’à quoi bon écrire, répondit : « Bon qu’à ça ». Ou Alberto Giacometti accoudé au bar avec sa femme Annette qu’il a fait poser tout l’après-midi pour la sculpter et qui lui demande
« pourquoi tu me regardes comme ça ? »
« Parce que je ne t’ai pas encore vue ».
On était très loin alors du bluff narcissique qui fait le marché culturel de « nos » jours.
Un destin de légende sombre
Singular’s l’a rappelé (voir l’article « Trois suicidés de la peinture ») à l’occasion des expositions Van Gogh (Orsay), de Staël (MAM Paris) et Rothko (Fondation Louis Vuitton) : ces deux derniers se sont suicidés alors que leur œuvre était épanouie et pleinement reconnue. Bernard Réquichot s’est suicidé le 4 décembre 1961, à l’âge de 32 ans. Deux ans de plus et deux années après le poète et plasticien Jean-Pierre Duprey (dont on lira les recueils Derrière son double et la Fin et la manière), soit dit en passant et en profonde cohérence avec le mouvement culturel que tous deux ont traversé, le surréalisme.
Aucun romantisme de « peintre maudit » dans cette fin tragique
Bernard Réquichot a mis fin à ses jours et à son œuvre deux jours avant que celle-ci ne soit exposée dans la célèbre galerie de Daniel Cordier ; une autre galerie réputée, la galerie Lucien Durand, présenta sa première exposition, en 1955, qui entama sa carrière, courte de six ans donc. Depuis, la galerie Alain Margaron condense grand nombre de ses œuvres, qu’elle a prêtées au Centre Pompidou pour l’exposition.
André Breton aurait pu dire de Réquichot, comme il l’a dit d’Antonin Artaud que nous avons rappelé à propos de Van Gogh dans notre article sur les « Suicidés de la peinture » : « Une oriflamme calcinée ». Roland Barthes, lui, avait finement remarqué : « Il est celui qui ne montre pas, qui ne se fait pas entendre ». Cela pour placer la fulgurance et même la tragédie de Bernard Réquichot dans sa juste perspective : l’exigence. Le grand enjeu de l’aventure artistique. Et écrite. Car Réquichot a amplement écrit, comme on peut le lire (cf. bibliographie).
Et pour ce qui est d’en finir à la veille d’exposer, on lit ceci dans ses écrits :
Mes créations ne sont pas faites pour être vues. À un certain degré de dignité, l’émotion néglige la communication et demande la solitude. Elle fuit le regard ou l’approche des autres ; leur appréciation, leur mépris ou leur éloge sont des intrus qui perturbent et malmènent les rouages, la genèse, la perception, l’inquiétude délicate du mental.
Bernard Réquichot
On se voulait trou noir plutôt que star, alors
Réquichot n’a pas souffert de n’être pas reconnu ; c’est lui qui était plus que réticent à montrer ses œuvres. Cette réticence est à souligner aujourd’hui où la carrière fait la cote. Et citons, pour compléter le bouquet de cette époque post-surréaliste de plasticiens poètes et poètes plasticiens, un autre qui fit les deux, Henri Michaux, qui lui non plus n’était pas loin du retrait de Réquichot et très loin des ego-artistes qui ont la cote :
« Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse en paix avec les réalisations, de façon que tu puisses, en rêvant, pour toi seul, bientôt rentrer dans l’irréel, l’irréalisable, l’indifférence à la réalisation. » Michaux (Poteaux d’angle).
Poète peintre du border-line
Dans la propulsion du surréalisme, dont on fête le centenaire du Premier Manifeste et qui posait que tous les moyens d’expression plastique ou poétique sont bons pour « explorer le fonctionnement de l’esprit », Réquichot comme Duprey ou Michaux, qui en bénéficièrent directement, ont écrit autant que peint ou dessiné et sculpté, avec la même intensité. Ce fragment des Ecrits de Réquichot en dit long, en filigrane, sur son rapport entre lignes de vie et de mot, d’intérieur et extérieur, d’écriture et d’art plastique, de folie et de norme :
« Toxique douceur de la folie […], je t’appelle ainsi que d’autres appellent la mort : “A moi naufrage et chavirez vertige, guérissez la blessure des collines éternelles, définissez le beau et le dernier moment, ouvrez pour moi très grande la porte souterraine, emportez courte vie ce long pressentiment”.
Son destin paraît condensé là.
« A moi l’histoire de mes folies ! », s’exclamait, ravi, Rimbaud le Voyant dans sa Saison en enfer. Il y a cette attirance, souvent subie, dans la vie de Réquichot. Mais aussi, comme à la crête de la folie et l’espace dit commun, cela l’obligeait à s’exprimer par l’entrelacs de sa poésie écrite autant que peinte.
Ainsi du motif de la spirale, au pinceau de Chinois sauvage et au stylo à bille sur la toile et la gouache claire, dont il constelle les bords de figures au point d’étendre leur vibration dans l’espace peint.
C’est l’écriture des ondes que trouve Bernard Réquichot, dans ses œuvres les plus subtiles, expansives, attirantes, séduisantes malgré lui.
Tous les moyens lui furent bons
Outre l’univers de signes qu’il invente, ses œuvres « psycho-plastiques », ainsi disait-il, font leur miel de la peinture raclée puis recollée, aussi bien que de photos de magazines qui s’emboitent en collages qui sérient le mouvement. Une incroyable maîtrise sitôt chaque nouveau matériau ou procédé récolté. C’est pourquoi l’on peut dire que, chez lui, il n’y a jamais de cet « expérimentalisme » par quoi je désigne la tendance à s’en tenir à ce qu’on essaie de nouveau, comme s’il ne s’agissait que de démontrer qu’avec ceci ou cela on peut aussi faire de l’art.
Peindre non pas pour faire une œuvre, mais pour savoir jusqu’où une œuvre peut aller: jusqu’où le penser et le sentir peuvent aller, à quoi conduit notre goût pour certaines jouissances.
Bernard Réquichot, cite par Jean-François Chevrier, Zones sensibles, Flammarion, 2019
Le vertige du doute
Réquichot n’était pas, n’était jamais convaincu par ce qu’il maîtrisait pourtant au moment même où il mettait la main dessus. Le poète et critique d’art Alain Jouffroy, qui fut un de ses plus probants commentateurs, sans doute parce qu’il se penchait sur Réquichot comme sur l’aventure artistique tout entière, sut capter son vertige :
C’est dans son « inquiétude délicate du mental » que son œuvre tout entière baigne ; c’est par elle qu’on peut prétendre y accéder, et par nulle autre voie. Peut-être est-ce là le sens occulte de ses Reliquaires, cubes de bois à une seule face ouverte, par laquelle on aperçoit, comme dans une grotte, des stalactites, des stalagmites de couleurs, des formes hybrides, tout un univers en gestation et qui refuse de voir le jour.
L’inquiétude du mental y est captée et s’y accroche.
Alain Jouffroy
Références bibliographiques
Le site dédié à Bernard Réquichot
Bernard Réquichot, « Je n’ai jamais commencé à peindre »,
- jusqu’au 2 septembre 2024, Centre Pompidou (au sein du musée)
- Catalogue, sous la direction de Christian Briend (Editions du Centre Pompidou), 112 p. 32€ Offrant un panorama fidèle de la profusion créatrice de cet artiste hors nomes, admiré par Roland Barthes. Cette œuvre exigeante et protéiforme, associe différents médiums tels que la peinture, le dessin, le collage, mais aussi la sculpture. Ses recherches formelles oscillent entre abstraction et figuration, dans une quête d’absolu qui fait écho à son œuvre littéraire et poétique, d’une troublante singularité.
Les Ecrits, de Bernard Réquichot, précédé de Lettre Noire d’Alain Jouffroy, éd. La Connaissance, 1973. Ecrits divers, éd. Les Presses du réel, 2002.
- Jean-Pierre Duprey, Œuvres complètes, éd. Christian Bourgois, 2001.
- Henri Michaux, Poteaux d’angle, éd. Gallimard, coll. « Poésie ».
Nul ne peut savoir, nul ne peut goûter ce que je vois lorsque je monte sur l’apothéose des instants, s’il ne monte lui-même sur la cîme de son propre cas. Ce n’est qu’alors qu’on peut comprendre qu’il n’y a qu’une vérité, qu’elle est chanson et qu’elle est la terre-promise.
cite dans Jean-François Chevrier, Bernard Réquichot, Zones sensibles, Flammarion, 2019
Galerie Alain Margaron : La plupart des œuvres de Bernard Réquichot que nous présentons proviennent de la collection de Daniel Cordier, devenu proche de la galerie. Il nous a choisi pour reprendre le flambeau de cette œuvre importante, complexe, en avance sur son temps et rare
Roland Barthes, « Réquichot et son corps », préface, Bernard Réquichot, éd. de la Connaissance, Bruxelles, 1973
Partager