Voyages
Ceci n’est pas une porte : L’effort de l’imagination
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 18 septembre 2023
Carnet d’horizons – Porte à Porte (II) « Ceci n’est pas une pipe » Au moment de pousser d’autres portes, le recours aux images nous impose de considérer les retranchements perspectifs suggérés par René Magritte, de la « La trahison des images » (1928-29) aux « Deux mystères » (1966). Au fond, s’interroge Jean de Faultrier que montre véritablement une représentation qui a tout du « réel » ?
L’effort de l’imagination.
Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres. (…)
La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, n’est-ce pas, elle n’est qu’une représentation. Donc si j’avais écrit sous mon tableau « Ceci est une pipe », j’aurais menti !
Magritte, sur La trahison des images
Ceci n’est plus une porte (Mur de Barrez)
Certains y verront le verrou concret de la désaffection des lieux de culte, d’autres un enchâssement nécessaire à la pensée mystique. Ce n’est peut-être juste que la marque du temps qui passe, la verticalité évidente de la désuétude, la signification symbolique de l’infranchissable. En attendant, c’est une porte et en même temps ce n’est pas une porte. Objet photographique non indentifiable alors, mais aussi forclusion qui signe de sa fragilité organique ce que l’humain ne peut perpétuer à l’infini. Porte basse, murée tout comme la ville qui l’enchâsse s’appelle Mur de Barrez, c’est une ouverture refermée qui reçoit le secours homogène de sa petite consœur, la fenêtre voisine dévitraillée comme on dirait dévitalisée.
une porte close, l’on dit parfois que l’on se heurte à un mur. Devant un mur, reconnaîtra-t-on la porte ? Au prix d’un tout petit effort de déplacement, une autre porte, plus idéogénique dans le maintien de ses fonctionnalités, permettra en la touchant d’entrer sous les voûtes de Saint Thomas et de s’assurer que l’extérieur a conservé un droit d’accès.
Autrefois, on obstruait les fenêtres pour échapper à l’impôt, aujourd’hui il faudrait au contraire tout ouvrir pour que la lumière du ciel pénètre au cœur des bâtiments et permette d’économiser des énergies moins renouvelables. Mais là, du côté intérieur de la maçonnerie qui semble assez hâtive, un cierge votif fera l’affaire.
Si le silence n’est pas rare à Mur de Barrez, il est d’autant défendu par des portes qui ne s’ouvrent plus au point de n’être plus que l’ombre de leur dessin en ogive.
Béance et fermeture (La Roque Baignard).
Concours de circonstances ou préservation de la diversité ? D’un côté la demeure s’est assurée d’une sortie modeste mais dans le ton avec ce qui semble une porte de service, à vérifier selon l’usage que les bâtisseurs lui réservèrent. De l’autre côté la nature, toute primesautière, a percé ses élans prolifiques et permis le passage, opposant à l’imposte pierreux attenant une corniche de verdure changeante au gré des saisons. Jusqu’à prendre l’ascendant dans tous les sens du mot, hardiesse et verticalité conjuguées permettant à une végétation luxuriante d’habiller de caduc, c’est-à-dire d’éphémère, un mur qui avait tout de la force des tailleurs qui l’envisagèrent.
D’ailleurs, rien que ce mot : envisager. Serait-ce mettre en visage comme la porte serait le sourire d’une façade et la fenêtre son œil critique ?
Des fleurs rouges s’envolent de la verdure et posent un masque suggestif devant un parement de briques, l’autre versant est plus domestiqué semble-t-il, c’est par lui que l’on doit entrer.
Je n’aime plus décrire ce que je vois ; ça me le gâte. J’aime mieux regarder seulement
André Gide
Regardons, alors.
Choisissez, l’une ou l’autre (Pierrefonds).
Viollet le Duc a tout réinventé, il a transformé des meurtrières en croisées et des huis en propylées. Par toutes les ouvertures ainsi revisitées, il a permis à l’imagination d’entrer et sortir, au gré des humeurs et du temps qui ne passe pas pareillement d’une pièce à l’autre. Bien que massif et fort dans le principe même de son nom, le château de Pierrefonds regorge de subtilités au point qu’un trouble peut saisir celui qui hésite avant de choisir une entrée, tant il y a véritablement un orgie de portes.
Au point d’être doublées, comme deux portes serties dans une même baie portant des armoiries altières. Laquelle emprunter (car on emprunte une porte, il faut la rendre) ? Celle de gauche, occultant un au-delà mystérieux, celle de droite plus accueillante mais dont le franchissement débouchera sur un dépeuplement… Le même d’ailleurs pourrait-il sembler, alors pourquoi cette gémellarité purement réplicative ? L’imagination reste en friche.
Tout en bas, un escalier interminable débouche sur une cave immense abritant le moulage en plâtre des rois et reines de France ainsi que des grands princes du royaume qui, sous d’élogieux éclairages, exhibent aux visiteurs d’avantageux reliefs inertes. La nuit, quand l’inapprochable a repris son empire, l’ample statuaire se mue en « Bal des Gisants ». Là est la réponse, les portes ouvertes le sont sur le vide, celles fermées permettent aux gisants d’aller du Moyen-âge au 17ème siècle au gré de leurs errances mémorielles.
Fenêtres portées (Sao Paulo)
Les villes modernes tergiversent, spéculant sur une équation complexe dont l’occupation de leur sol et les hypothèses d’appropriation du ciel constituent des paramètres redoutables. La résolution partielle de telles difficultés diophanciennes a pour effet premier de diminuer statistiquement le nombre des portes en rez-de-chaussée. Il reste alors à contourner le destin numériquement tragique de cette ouverture majeure de l’habitat en intériorisant les possibles, en délayant le pensable soustrait de l’évidence.
Ainsi, une fenêtre peut devenir une porte et inversement, c’est juste une question de volonté et d’apparence ou de point de vue. Quitte à jouer de l’effet miroir, à payer le prix de la redondance associée à l’inutile.
Une balustrade forgée deviendrait alors un seuil vertical, le vis-à-vis dépouillé figurerait un patio dont l’espace serait la fontaine, chaque ventail autoriserait que des mains soient tendues vers des clés invisibles.
De fait, pour le passant confiné à l’extérieur, le nom même de ce lieu (páteo) parle d’un intérieur multiplié par la perspective de ses percées ordonnées.
Plus de feuillets du Carnet d’horizons
A lire
Magritte, Les mots et les images, dans La Révolution surréaliste, n012, déc. 1929 : Constatant l’irréductible distance des mots et des images par rapport à l’objet, le peintre propose une succession de 18 énoncés théoriques brefs – limités à une ou deux phrases d’une à trois lignes – illustrés chacun par un dessin en noir et blanc à l’encre de chine. Chacun formule un type de relation possible entre les mots et les images, début d’une recherche linguistico-poétique sur la « poésie visible », qu’il développera toute sa vie, pointant l’arbitraire des mots. Multipliant pour la contourner les « tentatives de l’impossible »
Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier. Flammarion, 1979 : « Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres. La relation entre le titre et le tableau est poétique. (…) Le titre poétique n’a rien à nous apprendre, mais il doit nous surprendre et nous enchanter. (…)
J’essaie toujours que la peinture ne se fasse pas remarquer, qu’elle soit la moins visible possible. Je travaille un peu comme un écrivain qui rechercherait le ton le plus simple, qui se refuserait à tout effet de style, de façon à ce que le lecteur ne puisse distinguer dans son œuvre autre chose que l’idée qu’il a voulu exprimer »
Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe. Deux lettres et quatre dessins de René Magritte, Saint-Clément de Rivière : Fata Morgana, 1973. « Ce qui déroute, c’est qu’il est inévitable de rapporter le texte au dessin (comme nous y invitent le démonstratif, le sens du mot pipe, la ressemblance de l’image), et qu’il est impossible de définir le plan qui permettrait de dire que l’assertion est vraie, fausse, contradictoire ».
Jacques Meuris, Magritte et les mystères de la pensée. La lettre volée, 1992 : « Tout dire de ce qui est caché et cacher tout ce qui est dit, en une entreprise conjointe, ainsi que d’un jeu de gendarmes et de voleurs tour à tour chercheurs et cherchés, à parts égales. Alors que l’impureté baroque pousse les mystères à se révéler, puis à s’évanouir et se diluer dans les sentiments, pour Magritte […] le mystère est condition indispensable « pour qu’il y ait du réel ». Le connu n’existe que par l’existence de l’inconnu… Et vice-versa. Probablement »
Paul Nougé, René Magritte (in extenso), Didier Devillez Éditeur, 1997 :« Ainsi, les images peintes par René Magritte tendent à nous réveiller, à nous arracher au sommeil sans grandeur de l’automatisme et de l’habitude.
Qu’elles nous charment, nous inquiètent, nous insultent ou nous violentent, c’est toujours en fin de compte au bénéfice de notre conscience. »
Plus de conscience », le pathétique appel de Karl Marx, le mot d’ordre essentiel du vieux prophète, l’on ne saurait trop louer Magritte de l’avoir clairement entendu »
Jean-Louis Dufays et Marie-Émilie Ricker, L’œuvre de René Magritte au carrefour du texte et de l’image. Enjeux sémiotiques et propositions didactiques, Enseigner la littérature en dialogue avec les arts, Louvain
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