Voyages

D’une fenêtre à l’autre (I) Des fenêtres sans jalousie

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 14 janvier 2025

Carnet d’horizons D’une fenêtre à l’autre (I) « N’es-tu pas notre géométrie, fenêtre,/très simple forme/qui sans effort circonscris/notre vie énorme ? » (Rainer Maria Rilke) Une fois les portes franchies, Jean de Faultrier ouvre des fenêtres et, selon la suggestion du poète autrichien, se laisse prendre à la « vie énorme » qui s’invite dans leurs cadres.

Chapitre 1 : Des fenêtres sans jalousie.

Vilhelm Hammershøi, La Haute fenêtre, 1913, Ordrupgaard Museum de Copenhague (Danemark) © Editions Marguerite Waknine.

Il est toujours question donner des mots, du vocabulaire, pour habiter les choses et la grammaire ajoute la magie de ses ordonnancements inattendus.
De l’ouvrant banal et logique à la traverse équivoque si l’on se penche, la formulation des usages de la fenêtre constitue un véritable parcours proposant à son promeneur un spectre large de sensations, d’étonnement et parfois d’inquiétude.

Notre quotidien est fait de nos regards qui ne s’arrêtent même plus sur cette partie essentielle de nos intérieurs, la peinture et la poésie nous aident parfois à nous y arrêter. Rainer Maria Rilke a consacré aux fenêtres un recueil de poèmes en français et célébré avec son lyrisme enjôleur un appareil architectural tellement quotidien que l’on oublierait jusqu’à sa signification vitale et son rôle de passeur.

« Tu me proposes, fenêtre étrange, d’attendre ; déjà presque bouge ton rideau beige. Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre ? Ou me défendre, fenêtre ? Qui attendrais-je ? »

Le poète est inspiré par les dormants, les parcloses et par les éclairages intimes que les peintres ont traduits. Un petit ouvrage paru en 2024 aux Editions Marguerite Waknine apporte justement au sens des poèmes de Rilke le regard du peintre Danois Vilhelm Hammershøi, interprète de l’équilibre subtil entre les lumières et les personnages d’intérieurs côté fenêtres.

Au château de Lescure (Cantal) la fenêtre est comme un papier calque posé sur le petit matin Photo Jean de Faultrier

Une vocation d’entre-deux

Le destin de la fenêtre est généralement simplifié dans ses représentations par une vocation aussi naturelle que prosaïque ou inversement, alors justement les mots tels qu’évoqués plus haut viennent épauler ce sens dilué et figurer un réel formalisé : de la croisée à la lucarne, de la baie à l’embrasure, du hublot au guichet, une infinité d’hypothèses permettent d’associer des fragments de ciel plus ou moins étendus à une raison d’être.

Il n’est alors pas étonnant que, parfois, ce soit sa fermeture qui fait la fenêtre, son occlusion en quelque sorte. Ordinaire ouverture auparavant car sans mystère, elle devient le voile pudique d’un intérieur obstrué dont vitres et transparence ont été reniées par un verrou efficace et inattendu qui claquemure tout regard dans une forme d’expropriation.

Que dire encore quand la fenêtre laisse la nature l’habiller de ses pousses ardentes pour se soustraire à sa vocation et devenir prisonnière de la végétation qu’elle a laissé se déployer comme un grillage ? Il y a là comme le nénuphar de Vian et la fenêtre est Chloé. Ne pas ouvrir la fenêtre un certain temps finit ainsi par la dérober au visible et par convertir la façade qui la porte en mur végétal comme si les ramifications et entrenœuds se devaient de voiler pudiquement une fonction déchue. Et le passant s’interroge : à quoi ça sert ?

A Saint Rémy de Provence, un volet volé. Photo Jean de Faultrier

Une fenêtre, par définition, est une ouverture dans un mur.

Que serait le mur d’un immeuble sans fenêtre, sinon une palissade muette, une façade sans face ? La peinture murale contourne habilement ce questionnement et se saisit de la perspective inexprimée, sans même jouer au trompe-l’œil, pour l’habiller d’un visible illusoire voire d’une duperie.
Mais l’effet est là, incontestablement, ainsi quand les innombrables fenêtres d’une fresque semblent se parer de volets tantôt ouverts tantôt fermés, les palmiers bien plantés dans le sol semblent davantage imaginaires que les embrasures sur lesquelles ils portent une ombre absurde.

Gageons que l’intérieur de la maison se croit illuminé par la lumière que le mur côté dehors s’amuse à tutoyer.

A Nice, la vraie ouverture de fausses fenêtres, Photo Jean de Faultrier

Le dialogue ancestral des fenêtres avec les murs qu’elles percent s’est élaboré sur le foisonnement d’un glossaire architectural dense.

Des habitations les plus modestes aux constructions les plus orgueilleuses, il s’agit de mettre en place un dialogue équilibré tout en restant inventif, tout en assurant le fonctionnel, tout en jouant avec les apparences. Jusqu’à exprimer des difformités consolidantes, jusqu’à tracer des arborescences, jusqu’à multiplier les orifices (nonobstant le risque fiscal lorsqu’un impôt sur les portes et fenêtres était en vigueur en France entre 1798 et 1926 !) afin d’ouvrir à tout prix un intérieur à la lumière.

Il reste quelque chose de paisible entre la matière et l’immatière, entre la charpente et le verre, le regard consent aux irrégularités apparentes quand elles apportent à l’habitation sa vocation de rester reliée au soleil.

Colombages, hourdage et transition vitreuse à Honfleur. Photo Jean de Faultrier

Jean de Faultrier

Plus de feuillets du Carnet d’horizons

Quelques liens pour ouvrir d’autres fenêtres :

« Les Fenêtres », par Rainer Maria Rilke, Editions Marguerite Waknine, 2024. Lecteur de Baudelaire, Balzac, Verlaine, et traducteur, entre autres, de Mallarmé et Louise Labbé, Rilke ne manquera pas d’écrire (entre 1922 et 1926) plus de quatre cents poèmes en français, parmi lesquels cet ensemble intitulé Fenêtres, qui ne paraîtra qu’au lendemain de sa mort. Et quel choix plus profond que cet objet à première vue banal, mais qui s’avère ouverture et passage entre dehors et dedans (et inversement), invitation à la lumière et à la nuit, lieu d’attente et d’espoir, seuil du songe, de la méditation, de la contemplation. Un espace idéal qui ne pouvait pas ne pas être l’une des sources de l’écriture de Rainer Maria Rilke.

Hammershøi: The National Gallery of Denmark, Leslie Hossack : Vilhelm Hammershøi (1864-1916) a peint plus de 100 intérieurs dans les différents appartements qu’il partageait avec sa femme Ida à Copenhague. Leur maison était à la fois son atelier et un motif majeur de son œuvre.

« Pour le projet SMK Plus, ils [Michael Elmgreen et Ingar Dragset] étaient particulièrement intéressés par certains des motifs récurrents et les plus emblématiques de Hammershøi, en particulier les intérieurs avec des pièces derrière des pièces, des portes plus ou moins ouvertes, mais aussi ses images récurrentes de bougies allumées. »
Mikkel Bogh et Marianne Torp, There I Belong (2019)

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