Culture

La peinture de Dalila Dalléas Bouzar bouscule les représentations culturelles dominantes

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 5 janvier 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Peintures, performances, balayant les frontières traditionnelles entre l’art et les métiers d’art notamment textiles, tout est prétexte pour Dalila Dalléas Bouzar pour interroger les pouvoirs de la représentation et traquer identités et rapports de domination liés au patriarcat ou au colonialisme. L’artiste franco-algérienne participe à l’exposition collective, D’ailleurs je viens d’ici, à La Comédie de Caen – CND de Normandie jusqu’au 4 février, et comme lauréate du SAM Art Project, créera son installation en 2022 au Palais de Tokyo.

La peinture, c’est de la chair

Dalila Dalléas Bouzar, Les femmes d’Alger d’après Delacroix # 5, 2017, MixCités, 2018 © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Si elle dessine depuis sa plus tendre enfance, Dalila Dalléas Bouzar ne considère cependant pas le dessin comme de l’art, préférant se définir  à travers la peinture et la performance comme un engagement social et intellectuel. Pour elle, après la technique, la peinture affronte l’Histoire et la performance demeure une prise de risque dans le réel. Cette peintre autodidacte assume d’être à contre-courant de l’enseignement des Beaux-Arts de Paris de la fin des années 1990. L’artiste franco-algérienne en cherchant à maitriser la technique de la peinture à l’huile sur toile s’oppose à cet art contemporain dominant se définissait par « la mort » de la peinture et ne regardait son avenir que les « nouveaux médias ».

En réaction par rapport à cette agressivité esthétique, elle n’a cessé d’approfondir cet héritage et tenu à recréer des liens avec l’histoire de la peinture. Parmi ses modèles, elle cite Louise Bourgeois, Picasso, Delacroix ou encore Anish Kapoor, mais plus volontiers des artistes du XVIIIème siècle : la sensualité et l’érotisme de François Boucher (1703-1770), le libertinage de Jean-Honoré Fragonard (1732-1806).  Mais un de ses principaux mentors est le maitre de l’école baroque flamande, Peter Paul Rubens (1577-1640) dont Les Phares, poème de Baudelaire (Les Fleurs du mal) résume bien ce qui l’attire chez elle :

Dalila Dalléas Bouzar, Photo Photo Grégory Copitet © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer…

Dalila revendique cette « peinture des corps » tout en évoquant aussi celle de la chair des paysages.

Tant qu’il y aura des mains, il y aura des peintres

« La peinture à l’huile… quoiqu’il en soit elle a toujours existé et existera toujours. Tant qu’il y aura des mains, il y aura des peintres. On pourra avoir les plus gros ordinateurs de la terre, ça produira des œuvres artistiques, mais ça ne dévalorisera pas la démarche d’un peintre. Je ne veux pas tomber dans l’inquiétude d’Ingres par rapport à la photographie. » Dalila Dalléas Bouzar pourrait faire sienne cette citation de Gérard Garouste (1946-).

A la croisée du réalisme et de l’onirisme

Dalila Dalléas Bouzar, Autoportrait (détail), 2018, Residency Johannesburg © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Le style figuratif de Dalila à la croisée du réalisme et de l’onirisme s’exprime principalement par des portraits. Souvent, car plus accessible, elle se prend comme modèle. Mais l’autre est aussi pour elle une formidable occasion d’investigation identitaire qui lui permet d’aborder en le critiquant subtilement, les rapports de domination liés au patriarcat ou au colonialisme : « La peinture comme un moyen de préserver, de regénérer ou de réinventer l’intégrité » des corps asservis.
Sa manière de montrer ses figures dans le choix de poses simples, souvent représentées en buste ou par les seules têtes, plus rarement en pied, avec une économie dans les éléments accessoires qui confine au dépouillement et avec un traitement du fond souvent comme inachevé, résumé à un ton neutre, à un frotti, ou encore laissant la toile crue telle quelle, mélange d’idéal et de réalisme, nous évoque certains des portraits du grand peintre français Jacques-Louis David (1748-1825).

Dalila Dalléas Bouzar, Princesse (série), 2015-16, Réenchantements, Biennale de Dakar 2016 © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Une réponse à l’hégémonie des représentations occidentales

Sans exotisme, sa mise en lumière se concentre sur celles et ceux que l’Histoire a relégué dans l’ombre : les femmes, les enfants, et les colonisés. Le regard frontal de ses portraits de femmes africaines est une réponse à l’hégémonie des représentations occidentales dans l’histoire de l’art. A travers ses femmes ordinaires qui, sublimées, affichent leur dignité, c’est une volonté de montrer des Guerrières, des Princesses, des Sorcières… Dalila nous adresse un grand pied de nez en montrant par allusion comment elles revendiquent vouloir disposer librement de leurs corps.

Une pensée contre tous les conditionnements

Dalila Dalléas Bouzar, Sans titre, Memories, Excalibitur, Lausanne, 2016 © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Dalila n’est pas militante ni politisée mais tout à fait consciente de la place, des fonctions et du conditionnement de la femme dans la société. Elle a été témoin de situations qui l’ont fait réfléchir et se questionner sur les archétypes d’un corps dominé. Pour elle, la femme n’a pas sa vraie place.

Mais Dalila va encore plus loin : celui de l’enfant et même de l’homme, tout corps objectivité doit prendre conscience de sa place et de celle qu’il devrait avoir. Son combat pour que la femme puisse se libérer des comportements dominateurs, être en possession de son indépendance et de pouvoir développer ses capacités, s’accompagne d’une réflexion beaucoup plus large qui invite tout le monde à se questionner sur la responsabilité de nos propres pouvoirs.

Prise de risque dans le réel

© Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

L’acte de peindre ou de créer peut prendre aussi la forme de performances impliquant le public. Par exemple, pendant la Biennale de Dakar de 2018, huit heures par jour durant une semaine, Dalila a installé son atelier dans la rue et a peint les portraits des habitants qui ont été exposés ensuite dans l’exposition The Matter, faisant partie off de la Dak’art.
Cette totale immersion dans l’espace public voulait remettre en cause l’art conçu en atelier essentiel dans l’histoire de l’art occidental. Ce fut pour elle l’opportunité de développer un véritable manifeste qui tient à favoriser l’horizontalité entre les créateurs et leurs publics en construisant de nouvelles représentations plus libres et démocratiques.
Même si elle cite et admire l’artiste guatémaltèque Regina José Galindo (1974-) dont les performances corporelles sont politisées à l’extrême et parfois aussi violente que le machisme, les abus de pouvoir et les canons des références qu’elle dénonce, Dalila est, de son côté, plus métaphorique, avec des performances plus rituelles. Comme en peinture Dalila est plus suggestive.

Un dialogue avec les symboles

Dalila Dalléas Bouzar sur la Place de la Concorde © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Depuis 2016 elle a senti la nécessité de solutionner des problématiques auxquelles elle répond par ses activités en utilisant un langage de symboles. Ses actes sont plutôt de l’ordre de la prière. Elle recherche un dialogue avec le monde de l’invisible qui, elle le croit fermement, agit dans notre monde visible. Les symboles, affirme-t-elle, agissent sur nos comportements. Elle s’adresse à l’insaisissable en impliquant son public. La première performance, loin des espaces cadrés par l’art contemporain, fut place de la Concorde. Pour elle, l’obélisque égyptien au carrefour des lieux de pouvoir dont le temple de la Madeleine, la pyramide du Louvre, l’Arc de triomphe et encore l’Assemblée Nationale, icône de la démocratie et de l’action politique, était un lieu clé d’action pour le citoyen, parcours de symboles où elle a entrainé les autres dans sa marche pour mieux repenser l’Histoire et l’invisible.

Dalila Dalléas Bouzar, Performance, Photo Photo Grégory Copitet © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Se reconnecter avec l’invisible

Mettant en scène des objets comme par exemple, des éléments liés aux traditions ancestrales telles que les broderies, ou l’utilisation de parures, jouant avec des matériaux nobles tel que l’or ou des éléments naturels à fort potentiel symbolique tels que l’eau ou le feu, Dalila convoque les forces de ses rituels. Ses ‘inventions’ sont une invitation à vous reconnecter avec l’invisible et l’infinité du cosmos.

Repenser l’histoire de la « domination » au sens large

Toujours avec calme et intelligence l’artiste franco-algérienne, née en 1974 à Oran qui vit aujourd’hui à Bordeaux, confie à Singular’s comment elle se revendique de l’Afrique, sa terre d’origine, qu’elle a quittée quand elle avait deux ans. Pour elle, c’est une manière de parler du (trop) lent processus d’intégration que vivent des expatriées comme elle. Ne voulant pas se limiter aux relations particulières de son pays de naissance avec la France, elle embrasse l’histoire globale de l’Afrique, ce qui lui permet de parler du processus de colonisation et donc de division d’une manière plus large.

Une réflexion sur la représentation et son lien avec le pouvoir

Dalila Dalléas Bouzar, My life is a miracle, 2021 exposition Self-Adressed © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Sans complexe, elle se replace dans l’histoire commune refusant la division Arabe et Noir qui constitue selon elle une pure construction de l’histoire. Même si l’Algérie s’est rapprochée de l’Egypte et de la culture arabe, cette acculturation ne reflète pas la réalité. Elle veut déconstruire cette histoire qu’elle estime comme une approche incorrecte de ce qu’est un Noir en particulier et, constitue en général, une vision réductrice de la couleur de peau. C’est toujours une Histoire de la domination. Avant, tous les territoires africains étaient liés par leurs universités, les religions et les échanges commerciaux.  Leurs liens sont plus complexes qu’il n’apparait dit-elle en insistant qu’en Algérie il y a aussi une grande variété de nuances de couleurs de peaux du plus clair au plus noir. Son utopie créatrice veut casser le schéma ‘Blanc / Noir’ considérée comme une construction raciste. « L’Algérie est une destination que j’affectionne car j’en suis originaire. Ma double culture algérienne et française m’a permis de mener une réflexion sur la représentation dans l’art et son lien avec le pouvoir. » précise-t-elle.

« Le centre est partout, la circonférence nulle part. » Pascal

Dalila Dalléas Bouzar, Princesse, série, 2016 Memoria récits d’une autre Histoire, exposition FRAC la MECA Bordeaux © Dalila Dalléas Bouzar et © ADAGP

Dalila nous amène à (re)penser les ‘formes culturelles cosmopolites du monde contemporain’ nous évoquant le grand anthropologue indien Arjun Appadurai (1949-). Comme lui, elle porte un œil neuf sur les différences et les réappropriations culturelles dans la mondialisation. Cette dernière n’est pas pour eux deux l’histoire de « l’homogénéisation », un modèle américano occidental face à l’ensemble hétérogène des dispositifs culturels.
« Suffit-il de s’en tenir aux bonnes vieilles catégories qui ont permis à la pensée occidentale de thématiser une fois pour toutes la domination implacable de l’Occident sur le reste du monde ; d’un côté le centre et sa superbe ; de l’autre les périphéries asservies ? Ne faudrait-il pas « se mettre à l’écoute de ceux que l’on a coutume d’englober dans des catégories toutes faites, poulies d’un discours critique certes bien rodé, mais de plus en plus éloigné du réel ? » Dalila aurait pu écrire cette citation d’Arjun Appadurai, nous offrant, à travers son œuvre polyphonique, une merveilleuse opportunité de découvrir la créativité des périphéries libérées.

Pour suivre Dalila Dalléas Bouzar

Le site Dalila Dalléas Bouzar

La Galerie Cécile Fakhoury : après Mariane Ibrahim, Cécile Fakhoury a installé depuis le 21 octobre sa galerie avenue Matignon à Paris. Forte de ses implantations à Abidjan en Côte d’Ivoire et à Dakar au Sénégal, elle défend depuis 2012 le travail d’artistes contemporains en Afrique et sur la scène internationale qui se distinguent par un langage plastique qui s’affranchit des frontières et refuse la stigmatisation géographique. Cette première installation en dehors du continent africain poursuit un engagement envers ses artistes ; mais aussi dans l’écriture d’une histoire de l’art contemporain de l’Afrique et de sa diaspora.

A voir :

jusqu’au 4 février 22, D’ailleurs je viens d’ici, exposition collective à La Comédie de Caen – CND de Normandie : À quoi pense-t-on lorsque nous pensons à la relation entre la France et l’Afrique ? Que voyons-nous ? Que souhaitons nous voir…ne pas voir ? Pourquoi (encore) se poser cette question ? s’interrogeait la saison Africa2020 à travers divers enjeux contemporains depuis l’expérience africaine et de sa diaspora. pour y répondre, Dalila a choisi de présenter 12 toiles de la série des Sorcières inspirée par le livre « La puissance invaincue des femmes » de Mona Chollet. Avec ses portraits de femmes à différents âges (7, 27 et 55 ans), l’artiste souhaite déconstruire les stéréotypes du modèle patriarcal. Elle replace la femme célébrant l’évolution de son corps, de sa liberté et de sa sexualité en rendant hommage aux femmes qui ont été persécutées et tuées. Le fond de ses œuvres est constitué de bandes multicolores fluo qui viennent décontextualiser ces portraits dans une sorte d’intemporalité même si les références sont celles de la télévision et aussi inspirées par une bande dessinée japonaise qui parle de super héros.

Dalila Dalléas Bouzar, Sorcière, série, 2019, D’ailleurs je viens d’ici La Comédie de Caen – CND de Normandie

2022, Palais de Tokyo : Dalila lauréate de la version 2021 du prix SAM Art va réaliser une grande installation immersive sous forme de tapisserie de velours noir brodée de 30 mètres de long et trois de large. L’œuvre est inspirée des gravures et peintures rupestres du Tassili datées d’environ 9- 10 000 ans dans le Sahara algérien. Les motifs représenteront des troupeaux de bovins menés par des bergers qui vivaient là et ont laissé des traces de leur existence avec des scènes de chasse, de danse et de prière, Chacun pourra habiter, traverser cet espace en portant avec lui une couverture pour s’y asseoir, s’y coucher, la porter sur soi… La couverture est très importante dans la culture algérienne, élément incontournable de la dot de la mariée. C’est aussi le tissu qui symbolise le nomadisme, la protection et le voyage. Cette installation sera l’occasion de vivre une expérience collective propice aux échanges, à la contemplation, au repos, à la rêverie. Musiques, dégustations, discussions seront programmes durant le temps de l’exposition. « Ces gravures et peintures rupestres m’inspirent car elles évoquent l’humanité d’une manière tellement extraordinaire, mystérieuse, dynamique. Elles rappellent que le désert a été verdoyant, plein de vie. Elles sont les traces de notre humanité. Elles font partie de ces inestimables sites rupestres du monde entier sur tous les continents qui nous rappellent que l’humanité a été la même partout. Elle a conduit aux mêmes gestes, laisse les traces de ce qui nous est commun. Ces sites sont là pour nous le rappeler (…)  La broderie en fil doré sur velours est une technique traditionnelle en Algérie pour confectionner une veste exclusivement réservée au mariage et portée par la mariée. Depuis deux ans j’ai réalisé quatre tapisseries brodées. Une représentant les trois âges de la femme et 3 autres inspirées de la Dame a la licorne. Ses œuvres textiles portent une réflexion sur le corps de la femme et sa puissance. » DDB

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