Culture
Intranquille, Anne Deleporte efface pour révéler, recouvre pour exposer.
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 25 mai 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Anne Deleporte est convaincue que c’est en recouvrant le réel qu’il y a mieux à découvrir. Traquant les interstices de la réalité et de la perspective, cette illusionniste intuitive ne cesse de jouer sur le thème de la révélation et de l’identité. Ses œuvres donnent lieu à des jeux de recouvrements et d’inventions. Ses expositions aux galeries Topographie de l’Art (autour de Picabia jusqu’au 24 juillet) et L’Inlassable (du 5 juin au 3 Juillet) offrent de belles occasions de savourer son esprit de finesse pascalien.
Recouvrir pour mieux découvrir
« La disparition, l’absence, l’instabilité visuelle et les mirages me fascinent. Cacher pour révéler, recouvrir pour exposer » : Anne Deleporte, artiste née en 1960 à Chisa en Corse, naturalisée américaine en 2008, ‘recouvre’ les supports les plus variés sur lesquels elle travaille pour mieux ‘découvrir’ un alphabet de l’invisible. Elle capte en effet tout ce qui l’entoure pour créer de nouvelles identités. « Je le fais avec du blanc d’Espagne sur des images de cactus (vitrine du New-Museum de New-York en 1996), de l’or sur des pierres (des meurtrières de la citadelle Corte en Corse en 2019), du bleu sur les journaux (séries photo-frais et wall-paintings) pour ne garder que certaines images. Si j’occulte le texte au profit d’un rébus c’est pour me rapprocher d’une peinture primitive ou première où l’on communique par les images et qui est propre aux sociétés sans écriture » confie à Singular’s celle qui ne croit qu’aux flux des idées et aux échanges pour enrichir son œuvre.
Au prisme de l’illusion du regard
Cette « Magicienne de l’image » telle qu’elle est souvent nommée, tant Anne Deleporte jongle ou repousse les frontières du réel et de la perspective, travaille sans trucages pour « tromper » l’œil en créant au sens propre des apparitions. Avec ses photographies, ses vidéos, ses fresques panoramiques, ses céramiques… cette artiste polyphonique qui vit aujourd’hui entre New-York et Paris vous entraine dans un jeu de cache-cache entre visible et invisible. Ses œuvres comme sa personnalité vous conquièrent ou vous intimident mais son grand déterminisme ou ses inventions (au sens archéologique du terme) ne peuvent laisser indifférent.
De l’intuition à l’esprit de finesse pascalien
Intuition, le mot vient du latin Intuitio qui veut dire regarder intérieurement. Il sied bien à Anne Deleporte, qui joue beaucoup avec les processus de contemplation, libérés du raisonnement, et les ressorts inconscients « non dépourvus de sentiment d’évidence ». Pour nous permettre de cerner ses jeux, elle nous évoque Blaise Pascal (1623 – 1662) qui rapprochait l’intuition de ce qu’il dénomme l’esprit de finesse, ce « sens bien délicat » qui permet de « tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement ». En écho aux fulgurances du philosophe polymathe, Anne évoque « la force qui transcende le beau. Dans l’intuition, je vois de la place pour l’énigme, l’émerveillement. Il est plus question d’esthétique mais de l’esprit des choses qui caractérise les jeux d’affinité de couleurs et de symboles impermanent de la matière et du temps. L’art est-il une affaire d’intuition avant d’être une affaire de beauté ? » Ce questionnement sincère et magnifique confère une « aura » chère à Walter Benjamin qui limite toute reproductibilité.
Retirer pour mieux montrer
Premier exemple de sa démarche, sa série ID de 1991 assemble les uns sur les autres les seuls pourtours de photos d’identité qui ont été évidées en leur centre pour correspondre aux normes administratives de l’époque. Photographié, ce collage crée une image où les figures absentes privées des têtes et réduites aux détails périphériques sont montrées à taille réelle. L’éloquence de photographies sans visage dont seuls quelques détails périphériques persistent comme indices d’identification réussit à réinventer le portrait. Dans ce jeu sur l’un des genres fondateurs de la peinture, le regardeur est invité à (re)créer son propre (auto)portrait-robot. Chacune des compositions s’anime ou recouvre autant de vie que de regardeurs : l’absence de sujets devient une source inépuisable de figures et de révélations de l’invisible.
Recouvrir pour donner envie de voir
La série des Icônes grattables de 1996, sollicite le public cette fois-ci physiquement. L’artiste barbouille de blanc d’Espagne la vitre d’un cadre ou la vitrine qui recouvre une image. Avec cette peau blanche fragile qui occulte les images, elle sollicite l’envie de faire apparaître ce qui se cache. Par exemple, Winning.Icon du New Museum de New-York montrait-cachait une immense photo de cactus accrochée dans la vitrine du musée recouverte de ce blanc d’Espagne, invitant les passants à écrire et gratter pour faire surgir l’image dans la rue.
Lire les hiéroglyphes de ses compositions
Dans d’autres œuvres, elle couvre d’une manière définitive pour mieux révéler. C’est le moteur de ses wall-drawing. Entre collage et peinture, son travail se nourrit d’un processus aléatoire de collecte de journaux retenus pour leur potentiel visuel, puis collés sur divers supports qui vont du bois, à des toiles ou sur des murs et des plafonds. Les images d’actualité qu’elle veut mettre en valeur sont isolées avec un contour bleu pâle ou noir. Chaque image retenue dans cette mer de couleur se trouve ainsi magnifiée révélant l’art de la presse écrite dénudé de toute écriture dans un nouveau résumé de l’actualité. C’est une invitation à jouer avec ses hiéroglyphes pour peut-être retrouver ce que vous avez lu ou au contraire vous laisser aller au jeu des correspondances et des associations d’images.
L’invention du bleu
« J’ai commencé à utiliser le bleu en 2001. Le bleu, c’est de la lumière au-delà de la couleur. Dans une pièce blanche, il y a toujours un moment de la journée où le blanc prend cette tonalité d’ombre bleutée. Tout mon travail est basé sur l’apparition et la disparition des images ; ici en recouvrant de bleu certains éléments, on isole les autres, qui « sautent » de la surface ». Le travail sur la couleur propose une autre histoire. C’est le contraire d’un collage : il s’agit d’effacer pour mieux révéler » complète-t-elle.
De l’importance du Quattro Cento
« C’est en lisant L’Œil du Quattro Cento (de Michael Baxandall) que j’ai commencé à recouvrir mes photos avec des feuilles d’or, pour souligner la fluctuation de valeur » mentionne Anne Deleporte avec laquelle nous partageons notre admiration pour le « Christ bafoué », cette incroyable fresque de Fra Angelico (1395-1455) réalisée pour le Couvent de Saint-Marc à Florence. Nul doute que cette tête détachée crachant sur le christ avant sa condamnation à la crucifixion et ces mains sans corps qui le fouettent avec une canne furent une source d’inspiration pour les compositions flottantes de notre amie. Elle cite aussi Giotto (1267 ? -1337) et ses bleus profonds utilisés dans l’ensemble de ses fresques, contrastant avec l’or également très présent dans des compositions sans fioriture où « les personnages, comme en lévitation, semblent ne pas avoir les pieds sur terre ». Elle nous transporte en rêve à la Chapelle Scrovegni de Padoue et ses 53 fresques magistrales couvrant le Nouveau Testament.
Peinture rupestre au féminin
Autre fascination, autre histoire. Ce sont les dizaines de mains rouges ou noires négatives réalisée selon la technique du pochoir et les « mains essuyées » qui semblent flotter sur les murs de la grotte préhistorique du Pech Merle dans le lot qui ont bien entendu aussi retenu l’attention d’Anne Deleporte qui se félicitent que les femmes, elles aussi, gravaient et taillaient sur les murs. Elle se base sur les données du philosophe et préhistorien belge Marc Groenen qui mentionne qu’environ 70% seraient des mains de femmes. Information qu’Anne nous glisse comme un petit clin d’œil féministe chez une artiste qui n’a jamais la langue dans sa poche et qui capte tout ce qui peut enrichir son travail.
Partner in crime & humor avec Picabia
« Je n’ai pas fait un projet spécifique pour cette exposition car Picabia s’invite souvent à l’atelier. Il est un de mes compagnons -au sens de formateur- mais aussi de partner in crime & humor ; avec Dada et les cadavres exquis il chahute la notion d’authorship. » chambre Anne dans un franglais à propos de l’exposition collective à la galerie Topographie de l’Art à laquelle elle participe jusqu’au 24 juillet. L’admiratrice du « grand artiste pulsionnel amant du non réfléchi dont la vitalité s’évadait constamment des règles de la bienséance » aime bien citer aussi cette saillie qui illustre son pragmatisme : « Il en faut pour tous les goûts : il y a des gens qui n’aiment pas les machines, je leur fais des Espagnoles, et s’ils n’aiment pas les Espagnoles, je leur ferai des Françaises », elle complète en souriant : « je n’avais pas d’Espagnoles que des machines … Ma série des Dessins Trouvés regroupe les Lightning, les Eclairs, les Dessins Mécaniques. »
Une fois de plus Anne Deleporte a l’œil aux aguets et ne pouvait pas passer à côté des rotatives du « Herald Tribune Grec » imprimé quotidiennement en bas de son atelier new-yorkais. Le réglage des encres produit parfois des incidents dans les plis du papier qu’elle s’approprie. Ces ready-made intéressent Anne qui sait les repérer et nous les offre ensuite dans les œuvres qui en naissent. C’est ainsi qu’elle a créé ses éclairs et sa brume mécanique qu’elle donne à voir dans cette exposition conversation avec Picabia.
Réinventer à partir d’objets trouvés
Artiste ‘multimédia’, Anne Deleporte trouve aussi son inspiration dans la vidéo. Sans surprise, elle n’essaye pas de créer des images, mais filme ce qui est déjà là. Comme dans ses œuvres plastiques, elle intervient le moins possible et montre ce qu’elle a su repérer et ainsi démarrer une nouvelle « intuition ».
Avec « Air Piano » sa caméra filme un bâton enfoncé dans le sol, sur lequel un ruban rouge est noué légèrement plus bas que son extrémité supérieure. Mis en mouvement par le vent, cela donne l’impression de deux bras qui s’agitent. La musique d’accompagnement est un air de piano. Un jeu d’association transforme ce collage du bâton et du ruban en chef d’orchestre qui dirige la musique écoutée. En même temps, comme le suggère le titre de l’œuvre, un pianiste a-t-il besoin d’un chef d’orchestre pour jouer ? Air Piano est à double sens. Si on entend bien un air de piano, on voit les effets de l’air soufflant sur les bras du ruban. Deleporte s’appuie ici sur l’homonymie du mot « air », jouant sur deux sens possibles : le sens élémentaire, l’air que l’on respire et peut souffler et le sens figuratif, un air musical. Une fois de plus : à vous de jouer !
Les redresseurs de regard
On ne sera pas étonné qu’Anne soit amie de Marc Couturier (lire Singulars). Tous deux naviguent entre deux « états » du monde, le visible et l’invisible dont ils assurent les passages. Ils puisent dans le monde insaisissable des choses. En réussissant à révéler – au regard et au mental – de chacun ce qu’au fond git entre les interstices du réel, Ils en « redressent » la vision. Les deux expositions estivales aux galeries Topographie de l’Art (jusqu’au 24 juillet) et l’Inlassable (du 5 juin au 3 Juillet) permettront cette voluptueuse « ré-intuition ».
Pour suivre Anne Deleporte
Son site
Sa galerie en France, L’Inlassable , 127 rue de Turenne Paris 3èm
Prochains rendez-vous :
- Jusqu’au 24 juillet, Poèmes et dessins de la fille née sans mère, exposition collective sur le recueil de poésies de Picabia, Galerie Topographie de l’Art
- Du 5 juin au 3 Juillet, 10e anniversaire à Monteverita, galerie L’inlassable, 127 rue de Turenne Paris 3ème
- A l’école du Cirque de Bordeaux, spectacle avec les acrobates avec Claude St Dizier et l’artiste Stephen Dean
- Février-mars 2022, Centre de Céramique Contemporaine La Borne
L’Inlassable cultive l’intranquillité
Singular’s salue la constance de cette galerie originale qui revendique de « cultiver notre intranquillité ». Son directeur John Ferreire fête 10 ans de cet ‘espace de l’infiniment possible, au milieu d’un monde aux idées rétrécies » et son 31ème anniversaire. Le critique Gaël Charbau résume bien le mobile de ce projet : « Plus qu’une liste d’artistes, la galerie L’inlassable a réuni depuis dix ans une famille de créateurs, le plus souvent avant qu’ils ne gagnent une véritable reconnaissance dans le monde de l’art. Plus qu’une énumération de noms propres et de styles, qui varieraient au gré des attentes du marché, L’inlassable est une communauté d’écritures plastiques, fédérée par le premier sentiment qui nous vient à l’esprit lorsque l’on lui porte un regard rétrospectif : la liberté…métier une aventure périodique… garder son esprit éveillé et ses yeux grands ouverts pour ce qui ne nous est pas familier. C’est cultiver son intranquillité. C’est arpenter et défendre des pratiques qui nous entraînent sur des terres incertaines, où l’art est plus mystique que politique, parfois même muet au plus grand nombre, drapé dans son secret, sans volonté de s’expliquer ».
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