Voyages
La rive de l’East River, côté levant (New York, USA)
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 31 août 2022
Ce Carnet d’horizons veut conjuguer le plaisir du partage et la jalouse nécessité de ne pas ébruiter le fragile ou l’éphémère ? N’y a-t-il pas alors une contradiction à revenir sur New York ? Cette mégalopole des excès, de ces excès qui font précéder les adjectifs de leur inséparable adverbe : trop… Comme trop photogénique, trop copiée, trop enviée, trop Manhattan, bref trop too much. Alors, l’idée est peut-être d’aller regarder la ville en se tenant discrètement derrière une de ses frontières, sur la rive de l’East River côté levant.
New-York à fleur de fleuve
Il faut un lever matutinal pour vivre cela, avec l’aide précieuse d’un capuccino chez Gregory’s accompagné d’une épaisse tranche de riz rose gluant aux fruits confits en compagnie de deux chauffeurs de taxi qui se racontent leur nuit banale de courses à vingt dollars. Leur babil aux accents improbables nous laisse tout à loisir imaginer la lumière que l’on veut aller quérir bien avant l’heure de pointe et pressentir une lumière qui va tutoyer le haut des gratte-ciels alignés sur l’autre rive dès que le soleil franchira l’horizon.
La ligne 2 du métro se désemplit à chaque station depuis Fulton Street, à l’arrêt Clark Street, il n’y a plus que quelques travailleurs nocturnes. Sortir à droite, longer les immeubles de briques sans faire de bruit, viser la grille noire tout au bout. C’est là.
Voilà, le calme règne encore sur la promenade, Brooklyn Heights est près de s’ébrouer, encore un tout petit peu de fin d’aube si possible. Un feulement commence à sourdre de la voie rapide en contrebas, on passe sous des arbres placides, quelques mètres encore et on a rendez-vous avec une débauche de tout.
Le ciel devient bleu, les formes prennent du sens, les lumières artificielles cèdent le pas devant un déferlement de reflets et de miroitements qui embrase depuis la surface du fleuve jusqu’aux antennes à peine perceptibles. Le bruit enfle à la vitesse de cette lumière, le ciel à l’incandescence d’une matière noble.
D’ultimes trainées de brumes à l’Ouest et l’écho de nuages à l’Est s’effilochent submergés par un soleil horizontal et argenté, le regard n’est pas suffisant pour contenir tout ce qui s’élance depuis l’eau vers le ciel. On peut passer des heures à osciller entre l’ensemble qui nous emprisonne dans une immensité délirante et des détails qui figurent des miroirs diffractant la réalité architecturale ou des soubresauts du passé rivetés sur le pont d’un voilier écarlate.
Repu d’ampleur et de quantité, il est temps de filer, de rejoindre le cœur battant de la ville juste de l’autre côté du fleuve, le pont nous offre pour cela son passage aérien de bois de dalles et de câbles. Les yeux s’arriment à tout ce qui retient nos pas à mi-hauteur entre l’eau et le ciel encore une fois, devant nous, l’île interminable nous invite à déambuler au cœur d’une scénographie de verre, de pierre et d’acier.
On atteint l’autre rive au moment où vient tout juste de recommencer le frénétique et quotidien ballet de ceux qui travaillent le jour. On chaloupe entre eux, on esquive leurs gobelets siglés d’où s’échappent des effluves de café épicé, on passe rapidement sous l’éclat de la tour qui tutoie l’infini les pieds baignés dans des larmes de mémoire, on file vers l’autre fleuve qui a le nom d’un anglais quand l’autre tenait son nom d’un point cardinal.
A droite, des sillons de bitume s’élancent vers le centre névralgique de la ville, ils promettent aussi d’aller partout. Alors, on vient se poser nulle part, tout près de l’eau, à la commissure d’un quai qui n’a pour nom qu’une seule lettre, mais la première. A comme Alpha, l’Omega est en hauteur ici. Et là, surgissent un esquif vacillant sur l’eau et trois silhouettes qui tentent de s’y tenir, il va falloir un peu de temps pour comprendre l’enjeu du spectacle qui nous attend, un temps naturel, celui d’une marée.
Ce sont trois marins qui s’accrochent à l’étrave d’un cargo en plein naufrage, l’un d’entre eux tend la main vers un quatrième qu’il tente de retenir à la surface quand son torse semble aspiré par l’eau. De fait, le temps de la marée, ce marin disparaît sous les flots plus que symboliquement, on remarque à cet instant que les doigts des deux mariniers ne se touchent presque plus.
Ainsi, deux fois par jour, l’eau engloutit cet homme tandis que ses camarades impuissants vont sombrer avec leur navire qui donne une gîte inquiétante. C’est une sculpture émouvante parce qu’elle vit au rythme circadien de l’océan dont elle rappelle qu’il est le lieu de destins tragiques, parce que l’eau dont elle fait son récit, son écriture, la rend vivante.
Là aussi il y a quelques larmes comme celles qui remplissent deux bassins qui sont le symbole en creux de constructions humaines englouties dans la violence, on peut se rappeler alors que ce fleuve Hudson prend sa source dans un lac qui s’appelle « les Larmes des nuées »…
Plus de feuillets du Carnet d’horizons
Au sud de Manhattan (New York City), petit matin début mai.
Quelques notes :
Pour aller à Clark Street via wikipédia
Le saviez -vous ? The American Merchant Mariners Memorial « Au large de Battery Park on peut voir une sculpture en bronze assez émouvante et très réaliste. Imaginée par l’artiste Americano-Venezuelienne Marisol Escobar en 1991, elle représente des marins qui demandent de l’aide car leur bateau est en train de sombrer. L’un d’eux tente même de retenir son compagnon qui est en train de se noyer. »
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