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La villa Cavrois, l’emblématique œuvre totale d’un empire textile révolu

Auteur : Olivier Lauriot dit Prévost
Article publié le 9 janvier 2022

[Architectures extraordinaires] Depuis sa réouverture en 2015, la villa Cavrois non loin de Roubaix à Croix constitue un témoin spectaculaire de la puissance des grands empires textiles nordiques des années 30. Sauvée de la ruine, cette « œuvre totale » manifeste moderniste de l’architecte Robert Mallet-Stevens vaut autant pour son architecture extérieure épurée que pour la modernité de son intérieur, magnifiquement reconstitué. Le reportage de Singulars restitue la magie intacte de ce « château moderne » serti dans un parc majestueux.

La villa Cavrois s’inscrit comme une œuvre totale dans un vaste parc Photo Olivier Lauriot dit Prévost

La dernière pierre du « château moderne » dessiné par l’architecte français Robert Mallet-Stevens est posée en 1932, alors que le pays subit le contrecoup de la crise économique américaine de 1929. La France se réveille de l’euphorie des « années folles » de créativité, d’acculturation et d’innovation. La Villa Cavrois, du nom de son commanditaire, l’industriel textile Paul Cavrois, reste l’emblématique triomphe éphémère de l’industrie française en général et textile en particulier.

« Le péril jaune » sous le soleil nordique Photo Olivier Lauriot dit Prévost

L’héritage du textile triomphant

La manufacture de textile est une activité millénaire dans la région du Nord-Pas-De-Calais. Entre le lin et la laine, le coton fait son apparition au XVIIIe dans des exploitations qui restent majoritairement celles d’artisans, qui travaillent à leur domicile pour des productions à grandeur humaine, dont le résultat trouve un débouché majeur avec la fabrication de toiles, étoffes de laine, de velours de coton.

La richesse houillère propre à cette partie du pays est un terreau idéal de développement. Ainsi, Roubaix et Tourcoing s’industrialisent en une vingtaine d’années, entre 1850-1870, quand le détournement de la Lys leur permet un accès à l’eau, prémices nécessaire à leur développement démographique spectaculaire. En à peine 10 ans, la population de Roubaix double. La machine à vapeur et les innovations dans les filatures démultiplient les productions, et c’est l’essor des quatre étoiles du textile : Lille, Armentière, Roubaix et Tourcoing, autour desquelles se construisent des centres secondaires, La Madeleine, Marcq, Croix, Wasquehal.
Le patronat local s’organise alors autour de grandes familles du nord, une bourgeoisie discrète et dévote dont les noms se transmettent pour des générations : Motte, Pollet, Prouvost, Toulemonde, Descamps… et Cavrois.

Le grand salon où Robert Mallet-Stevens a dessiné les meubles pour optimiser la fonctionnalité de l’ensemble. Photo Olivier Lauriot dit Prévost

En 1919, Paul Cavrois fait ses débuts dans l’entreprise familiale, Cavrois-Mahieu, fondée en 1865, après son ralentissement notable dû aux combats sanglants de la première guerre mondiale. L’affaire prospère (avec ses 700 employés) lui permet d’envisager un futur clément auprès de sa femme, Lucie Vanoutryve, et de ses 7 enfants. D’abord enclin à construire une demeure bourgeoise des plus classiques – dans le style néo-régionaliste propre à l’époque – il décide de faire appel à Robert Mallet-Stevens (1886-1945), architecte français chantre du courant moderniste dont il découvre les réalisations à l’Exposition internationale des arts décoratifs en 1925.

La Villa Cavrois est plongée dans un vaste parc qui en automne confond ses couleurs avec ses murs Photo Olivier Lauriot dit Prévost

L’architecte sculptée de Robert Mallet-Stevens

Né un an avant Le Corbusier (1887-1965), disparu avant la reconstruction, son génie pluridisciplinaire s’exprime dans quelques réalisations emblématiques de l’entre-deux-guerres. Sa conception quasiment obsessionnelle de la lumière, que le designer pense comme un sculpteur face au volume, et son sens aiguë de l’esthétique lui vaudront son surnom moqueur « d’architecte dandy ». La Villa Cravois reste son œuvre manifeste.

« L’architecte moderne peut faire autre chose qu’un bloc compact fait de pierre, de bois, de fer, de zinc, de fonte, de staff, de marbre, de stuc, de briques, de plomb ; il peut « jouer » avec une succession de cubes monolithes. La décoration rapportée n’a plus de raison d’être. Ce ne sont plus que quelques moulures gravées dans une façade qui accrocheront la lumière, c’est la façade entière. L’architecte sculpte un bloc énorme : la maison. Les saillies, les décrochements rectilignes formeront de grands plans d’ombres et de lumière. Un cartouche, une guirlande de feuillages laisseront la place à des surfaces unies butant contre d’autres surfaces unies. L’architecture devient monumentale. » (Mallet-Stevens, 1924)

L’hermine par les sculpteurs Joël et Jan Martel Photo Olivier Lauriot dit Prévost

Sa vision urbaine et sociales s’appuient sur l’architecture qu’il considère comme une ‘éducation inconsciente’ qu’il manifeste à travers ses compositions spectaculaires et généralement imposantes. Il est notamment préoccupé par la lumière d’un point de vue de l’hygiène et de la santé. Son œuvre s’illustre des collaborations récurrentes avec les sculpteurs Joël et Jan Martel (1896-1966) et l’ingénieur spécialiste de l’éclairage André Salomon (dates introuvables) pour la villa Noailles à Hyères, la villa Poiret à Mézy-sur-Seine ou la rue Mallet-Stevens à Paris. Son travail en tant que décorateur de cinéma (L’inhumaine, Marcel L’Herbier, 1924) confirme sa vision du futur où le mobilier doit œuvrer avec l’architecture tranchant sur l’onirisme du surréalisme triomphant.

Ce n’est qu’au début des années 2000, que l’artisan français accède au statut d’architecte majeur et fondateur du courant moderniste, et ceci notamment grâce à une exposition monographique au Centre George Pompidou en 2005.

La villa Cavrois ou l’œuvre totale

L’harmonie respire partout dans Villa Cavrois Photo Olivier Lauriot dit Prévost

La villa Cavrois est l’aboutissement de Rob Mallet-Stevens dans sa recherche de compromis entre esthétique et innovation pure. Le cahier des charges est le suivant : créer un édifice pour accueillir une famille de 7 enfants et le personnel de service. Le résultat est un tracé d’une modernité extrême sur la forme, cachant un classicisme exemplaire sur le fond : une aile pour les enfants, un espace pour les domestiques, un vestibule, un salon. Les espaces de vie sont ceux de la bourgeoisie de cette époque.

Mais la tradition s’arrête ici. Chaque pièce comporte ainsi son âme et ses couleurs, ornée de bois exotiques ou de marbre rare, et l’espace est conçu dans une double visée esthétique et fonctionnelle. Ici, toutes les pièces sont équipées de la TSF, du téléphone, et d’horloges électriques synchronisées. Les 1840m2 habitables sont savamment orchestrés, entre miroirs et jeux de symétries, pour former un tout en continuité avec le jardin dans lequel ils vivent.

La terrasse de la villa domine la construction et donne sur le jardin et le dernier étage Photo Olivier Lauriot dit Prévost

Chute et résurrection

La coiffeuse du boudoir (placage de sycomore, aluminium poli) et le fauteuil sont des créations originales de l’architecte. Photo Olivier Lauriot dit Prévost

Après son occupation par les troupes allemandes en mai 1940, soit quelques 10 ans après sa construction, la villa retrouve ses propriétaires après-guerre, esquintée par les dommages de l’occupation. Elle est témoin du regain de l’activité textile de la région pour le début des trente glorieuses, alors même que ces 3 décennies finissent de décimer l’outil industriel vieillissant et de plus en plus en concurrence avec les pays émergents. Paul Cavrois meurt en 1965, tandis que ses fils assurent la succession entrepreneuriale. Avec 75 000 licenciements entre 1979 et 1989, le Nord-pas-de-Calais subit la délocalisation des moyens de production. Mme Cavrois décède en 1985, précédant de quelques années la chute de tout un empire. Les héritiers se retrouvent avec ce « colosse jaune » et ses 17 hectares de parc, et décident de le céder à un promoteur immobilier. Les meubles sont vendus en avril 1987 à Monaco.

En proie à l’humidité et aux squats divers, la maison est entièrement pillée et les boiseries sont ravagées par le mérule. Bien qu’elle soit déclarée monument historique en 1990, il faut attendre 2001 et le rachat par l’Etat pour constater l’ampleur des dégâts. Plus de 10 ans de travaux et 23 millions d’euros sont nécessaires pour assainir la construction et procéder à une restauration dans l’esprit de son créateur d’avant-garde.

La maison du gardien conserve le style linéaire de la maison principale à quelques mètres de là Photo Olivier Lauriot dit Prévost

Visiter la villa Cavrois 

Villa-Cavrois, site officiel CMN
Les Amis de la villa Cavrois

60 Avenue Kennedy, Croix, 59170
Tél. : +33 / (0)3 20 73 47 12

Chaque détail a été soigneusement dessiné par l’architecte de la Villa Cavrois Photo Olivier Lauriot dit Prévost

En continu, tous les jours du mardi au dimanche, de 10h à 18h
sauf le jeudi ouverture à partir de 10h30
Fermeture le lundi

S’y rendre

En transports en commun :
Depuis Lille tramway R dir. Roubaix, arrêt Villa Cavrois, puis 10 min. de marche.
En voiture :
Capacité de stationnement limitée aux abords de la Villa. Respecter les espaces de stationnements autorisés aux abords directs de la Villa.

Sources bibliographiques

  • Toutes les pièces sont équipées de leur propre salle de bain Photo Olivier Lauriot dit Prévost

    Monumentality and the Rue Mallet-Stevens, Richard Becherer, Journal of the Society of Architectural Historians, Mars, 1981, Vol. 40, No. 1, pp. 44-55

  • Robert Mallet-Stevens Architect 1886-1945, Carmen Popescu, Journal of the Society of Architectural Historians, Juin, 2006, Vol. 65, No. 2, pp. 282-285
  • La villa Cavrois – Le défi du remeublement, In Situ, revue des patrimoines (n°29-2016).
  • Origine et évolution d’une bourgeoisie : Le patronat textile du bassin lillois (1789-1914), Lambert-Dansette, Joseph-Antoine Roy
  • La crise de l’industrie textile à Roubaix au milieu du XIXe siècle, Léon Machu

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