Culture

L’art de Kara Walker (dé)crit l’impossibilité de tout compromis sur le racisme

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 20 avril 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] De l’ancestrale silhouette noire découpée aux dessins les plus intimes, Kara Walker explore, détourne et dénonce les représentations du racisme et de l’Etranger, des plus insidieuses au plus innommables.  En dévoilant 28 ans d’archives restées secrètes, l’exposition rétrospective A Black Hole is everything a Star longs to be au Kunstmuseum de Bâle à partir du 5 juin met à nu une démarche d’artiste à la fois insoumise, radicale et sans filtre

Méfiez-vous d’une eau qui dort

Kara Walker, katastwóf Karavan (2023)

Une main de fer dans un gant de velours. Au sourire de Kara Walker à la légère ombre de timidité, à ses gestes précis, pensés et contrôlés répond une œuvre qui assume de dénoncer des « catastrophes ». Mot qu’elle affiche ostensiblement sur un Tshirt lors d’une interview donnée à propos de Katastwóf Karavan (2018, titre en créole haïtien) ; un calliope à vapeur monté sur un chariot, qui sert de tréteau au compositeur Jason Moran (1975-). Le musicien de jazz y reprend des chants associées aux protestations et célébrations de la culture afro-américaine qui soulignent le traumatisme historique de l’esclavage. Cette expérience plante bien le décor d’une trajectoire artistique aussi personnelle que décapante pour les discours consensuels.

Raconter l’histoire du racisme, c’est revivre l’histoire

Kara Walker, Sans titre, 2011. Collection of Randi Charno Levine, New York Kara Walker

Découpages subtiles, dessins et aquarelles souvent réunis en grandes installations murales, films 16mm et projections d’ombres, décors d’opéra, sculptures monumentales… Kara Walker s’appuie sur tout médium pour dénoncer sans relâche ni ménagement les violences de l’Histoire, faites aux races, aux genres et à la sexualité :  « Dès qu’on commence à raconter l’histoire du racisme, on revit l’histoire, on crée un monstre qui nous dévore » tance l’artiste qui refuse toute soumission au récit de cet American way of life magnifié par le cinéma et la littérature. » Aussi longtemps qu’il y aura un Darfour, aussi longtemps que les gens diront « Hey, tu n’es pas à ta place ici », cela semblera pertinent de continuer à explorer le terrain du racisme ».

Le rejet de tout asservissement patriarcal

Des coups de pieds ou des contrepieds contre toute forme de consensus, l’artiste américaine ne cesse de les renouveler ; de ce ‘soft power’ nourri des mélodrames historiques et des romans populaires, elle en expurge la violence latente pour souligner l’asymétrie des représentations, entre noirs et blancs, entre femmes et hommes, entre esclaves et maîtres de tous genres. Elle n’ épargne pas plus le monde de l’art où elle assume « un rejet de l’asservissement aveugle aux exigences patriarcales que l’art et les artistes répondent au marché, à l’homme, à l’histoire de l’art, à l’échelle ou à tout ce qui n’est pas de sa propre fabrication. »

Se confronter aux formes innommables du racisme

Kara Walker, Untitled, from a 24-part series, 2002-2004 Archive of the artist Kara Walker

Propulsée très jeune sur la scène artistique internationale, Kara Walker, née à Stockton (Californie) en 1969 vit et travaille aujourd’hui à New-York. Indissociable de son statut d’artiste noire, son œuvre enfonce dans tous les sens du terme sans tabou ni fausse pudeur les formes les plus innommables du racisme et du sexisme de l’histoire américaine. Viol, excision, meurtre, torture, expropriations… Kara Walker dénonce l’histoire passée mais aussi, bien avant le mouvement « Black Lifes Matter », celle d’aujourd’hui ; quand il s’agit de provoquer sur le terrain des images, elle rapproche les imageries d’ « Autant en emporte le vent » et les images diffusées sur Internet de la torture des prisonniers irakiens dans la prison d’Abu Ghraib…. On comprend mieux quand on sait que l’expression US raciste pour désigner les Arabes est celle de « sand nigger »….

Des silhouettes noires qui exacerbent le regard

Dès sa première exposition au Drawing Center en 1994, son détournement de la technique des silhouettes découpées a fait mouche. Cet art du profil remonte au XVIe siècle et s’est développée dans le répertoire des panoramas et cycloramas du XIXe siècle, jusqu’aux minstrel shows, spectacle américain créé vers la fin des années 1820, où figuraient chants, danses, musique et intermèdes comiques. Ce dernier fut d’abord interprété par des acteurs blancs qui se noircissaient le visage, puis, après la Guerre de Sécession, par des Noirs eux-mêmes.

L’artiste n’est jamais une narratrice fiable

Kara Walker installing Gone An Historical Romance of a Civil War as it Occurred b’tween the Dusky Thighs of One Young Negress and Her Head

Ses silhouettes découpées dans du papier noir, se distinguent par leurs tailles mais aussi par la mise en scène directement sur les murs ou sous forme de sculptures. Parodies de scènes populaires ou de livres d’enfants, Kara Walker détourne un Sud mythique d’avant la guerre de Sécession… en un monde débridé où se mêlent fantasmes et scènes de genre. L’artiste investit l’histoire en observatrice sévère et tranchante, taraude l’imagerie de questions déstabilisantes qui d’ailleurs ne lui ont pas évité des controverses au sein même de la communauté noire américaine lui reprochant de renforcer les stéréotypes raciaux. N’attendez pas de celle qui s’assume comme « une narratrice peu fiable » un travail d’historienne ou de réparer un passé traumatique, sa motivation est de dénoncer toutes représentations idéalisées toujours tronquées ou réduites à des caricatures qui travestissent l’Histoire.

De la transformation du sucre comme symbole de critère

At the behest of Creative Time Kara E. Walker has confected A Subtlety, or the Marvelous Sugar Baby, an Homage to the unpaid and overwork

Aucun défi n’arrête Kara Walker quand il s’agit de dénoncer des formes d’esclavage qui engendrent des addictions par cupidité. En 2014 ‘A Subtlety or The Marvelous Sugar Baby’, une immense sphinge en polystyrène couverte de 30 tonnes de sucre blanc de 11 mètres de hauteur et 23 mètres de long est installée dans la Domino Sugar Factory, un gigantesque complexe industriel situé à Brooklyn NY. Ce dernier fut au XIXe siècle le site de la plus grande raffinerie de sucre au monde. 15 statues en mélasse ou en résine montrant de jeunes esclaves noirs venaient compléter l’exposition. L’œuvre rappelle que le sucre raffiné, un luxe autrefois utilisé pour fabriquer les décorations de table, était récolté par des esclaves dans les plantations de canne à sucre des Caraïbes. C’est pourquoi le sous-titre de l’œuvre précise qu’il s’agit d’« un hommage aux artisans sous-payés et surmenés qui ont cultivé notre goût pour le sucré, des champs de canne aux cuisines du Nouveau Monde ». Kara Walker souligne caustiquement que la symbolique de la transformation du sucre brun en sucre blanc fait écho au processus pour devenir un ‘vrai’ Américain.

Dénoncer le mode de production esclavagiste et sa reproduction

La sphinge symbolisait la transformation d’une esclave noire en une femme surpuissante, semblant connaitre les réponses aux énigmes du monde. Mais blanchie par le sucre qui la recouvre, Kara Walker l’a en fait privée de son identité. Pire encore, elle offre au spectateur la nudité d’un corps sexualisé. Elle est exposée telle une bête de cirque, comme ce fut le cas de Saartjie Baartman (1789-1815), cette sud-africaine surnommée la Vénus Hottentote dont les formes ‘inhabituelles’ firent sensation au début du XIXe siècle en Europe.

Mais Kara Walker ne s’arrête pas là et veut aussi nous rappeler que le lobby du sucre est encore un des plus forts au monde. Cette industrie a su s’infiltrer dans tous les produits de consommation alimentaire, participant à l’épidémie d’obésité et de diabète en Occident qui touche beaucoup les Noirs.

Dénoncer toute représentation ‘romancée’ du racisme

 Autre œuvre monumentale, Fons Americanus, sculpture de près de 13 mètres de haut, récemment exposée en 2019 au Turbine Hall du Tate Modern de Londres est décrite par l’artiste comme « une allégorie de l’Atlantique noir, et de toutes les eaux mondiales qui relient désastreusement l’Afrique à l’Amérique, à l’Europe et à la prospérité économique ». L’Atlantique Noir est un terme utilisé pour la première fois par l’historien Paul Gilroy (1956-) pour reconnaître comment l’héritage de la traite transatlantique des esclaves a façonné le développement de l’identité et de la culture noires en Amérique et en Europe. L’œuvre est inspirée de la fontaine du ‘Victoria Memorial’ à l’entrée du palais de Buckingham mais son narratif est tout autre. Il questionne les récits du pouvoir et raconte l’histoire violente de l’Empire britannique et du rôle que les biens volés d’Afrique ont joué dans le financement du monument officiel conçu en 1901 et dévoilé en 1911 en l’honneur des réalisations de la reine Victoria. Kara Walker s’associe ainsi aux récentes manifestations étudiantes visant à abattre des monuments qui célèbrent l’histoire coloniale aux États-Unis et au Royaume-Uni.  Elle pose des questions inconfortables en explorant une histoire de violence contre les Noirs d’Afrique et sa diaspora.

Kara Walker, Sans titre, 2016 Private Archive Kara Walker Kara Walker

28 ans d’archives de combats intimes et artistiques

Si Kara Walker a fait la une des journaux avec ses sculptures monumentales, le dessin sur papier reste le fondement de sa pratique artistique.
L’ouverture de ses archives privées, jusqu’à présent jamais exposées permettra aux visiteurs de l’exposition “A Black Hole Is Everything a Star Longs to Be” au Kunstmuseum de Bâle de découvrir un ensemble de quelques 600 œuvres que l’artiste a eu l’impulsion de « conserver, dans des dossiers portant la mention «Image Sources» ou dans des boîtes d’archives contenant des œuvres du début des années 1990 aux années 2010 ».

Petits croquis, études, collages, œuvres de grand format méticuleusement finies côtoieront des notes, des réflexions dactylographiées…L’ensemble sera présenté comme une grande installation que l’artiste veut ‘désordonnée’ mais qui montrera sans filtre la pensée et le processus de son travail. « La chronologie n’est pas importante dans l’exposition car il y a beaucoup de thèmes et de motifs qui ne cessent de réapparaître et donc ses dessins sont une sorte de spirale à travers le temps. Vous aurez le sentiment de plonger dans son travail et donc son esprit, ses idées et ses fantasmes, ses désirs et ses cauchemars inondant l’espace du musée » confie à Singular’s Anita Haldemann, l’heureuse commissaire qui insiste sur le véritable dévoilement que représente cette exposition. L’ artiste s’y révèle sans restriction et sans censure. Jusqu’à aujourd’hui, les œuvres étaient enfermées, elle se les cachait à elle-même car trop intimes, trop douloureuses ou trop choquantes pour les affronter.

Kara Walker, Sans titre, 2016 Private Archive Kara Walker Kara Walker

La frontière entre le monde ordonné et le chaos

« Les dessins dominent clairement, beaucoup d’entre eux dans des techniques fluides telles que l’aquarelle et la gouache. Elles se font généralement spontanément et rapidement, elles illustrent néanmoins la qualité prodigieuse de son travail, la virtuosité de sa main, la rapidité de sa pensée et de son invention. Il y a aussi un beau groupe de dessins que nous avons acquis pour notre Kupferstichkabinett (Département des estampes et des dessins) qui imitent les dessins maîtres anciens en utilisant du papier coloré, des lignes noires et des reflets blancs. On pourrait les appeler des parodies de vieux dessins de maîtres et le concept de dessins maîtres. » complète Anita Haldemann. Dans le catalogue Kara Walker ajoute son éclairage : « Pour moi, chaque bout de papier est l’horizon des événements – la frontière entre le monde ordonné et le chaos. L’esquisse ou l’écriture de dessin parcourt cette arête et ses permutations. »

Kara Walker, Barack Obama as Othello The Moor With the Severed Head of Iago in a New and Revised Ending, 2019. The Joyner Guiffrida Collection, San Francisco, USA Kara Walker

Yes, Kara can

Les quatre portraits du Président Obama retiendront l’attention de beaucoup de visiteurs. Kara Walker le montre comme un Saint Antoine martyrisé ou en tant que chef tribal africain. En fait elle n’idéalise pas le premier président noir des États-Unis, mais réfléchit sur d’autres angles comme, par exemple le déni de sa nationalité (Consipracy Birther). Ce qu’elle montre n’est pas l’héroïsme ou la célébration ébahie du premier président noir, mais la désillusion qui est venue avec la présidence suivante. Kara Walker en profite pour montrer un fantasme : Obama tenant dans ses mains la tête blonde sectionnée de son successeur.

Un art confronté à l’Histoire

Tout en restant d’abord profondément ancrée dans une quête esthétique et intime, Kara Walker rejoint les préoccupations politiques de M’Barek Bouhchichi, qui se demande si l’art peut réparer la violence de l’Histoire, et celles de Ibrahim Mahama qui interroge les frontières tenues entre multiculturalisme et impérialisme. En traquant toutes les incarnations du racisme, elle dessille nos yeux et nos conformismes sur les représentations des Noirs et de l’Etranger. Non sans douleur collective, ni violence intime. L’exposition rétrospective au Kunstmuseum de Bâle (à partir du 5 juin) de son engagement – ce « trou noir est tout ce qu’une étoile désire être » – offre une plongée exceptionnelle pour s’y confronter.

Pour suivre Kara Walker

Son site officiel 

 

Prochains rendez vous

Rétrospective A Black Hole is everything a Star longs to Be

« Cet univers, écrit Kara Walker dans le catalogue, comprend l’art et la politique identitaire, mon impulsion narrative, la figuration, l’abstraction, le vernaculaire vs les beaux-arts, la peinture d’histoire, les mouvements d’art politique comme le mouvement des arts noirs ou le féminisme de la troisième vague, des idées sur le personnel contre le collectif, des débats sur Dessin vs peinture (vs choisir de ne faire ni l’un ni l’autre) et bien d’autres cosmologies. »

 

 

 Le fonds de dessins du MOMA

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