Culture
L’ascèse dépouillée de Lucas Arruda suspend le temps
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 10 mars 2022
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Produits en atelier, les paysages de Lucas Arruda se nourrissent de réminiscences – abstraites, virtuelles ou réelles, églises, mers, forêts… – pour des surfaces qui captent la nature comme le flux du temps et de la vie. Ses ascèses de la lumière engagent une méditation sur la portée de l’horizon, du désert et de l’absence. Son exposition Assum Preto, à la galerie parisienne David Zwirner (9 Avril – 28 mai), et sa participation à Jusque-là, exposition collective au Fresnoy (jusqu’au 30 avril), permettent de plonger physiquement dans ces espaces suspendus entre apparition et vide, loin des obsessions de fonctionnalités de notre temps.
L’immanence de la lumière
Un très léger doute, un ‘je-ne-sais-quoi’ qui vous ferait penser que l’œuvre serait peut-être trop belle sont des impressions immédiatement écartées si on prend le temps de regarder les peintures de l’artiste brésilien Lucas Arruda.
Loin de la génération NFT, loin des grandes installations extraverties, bien loin de tout bruit, même si ses silences ne tournent pas le dos au chaos du monde…c’est bien de peinture dont il s’agit, de matière, de limites perceptives des choses et des phénomènes visuels. La dématérialisation des sujets qu’il nous propose, aux limites de la représentation, parle de l’immanence de la lumière.
« La lumière est au centre de mon travail, elle est le mouvement. C’est la lumière qui guide ma peinture, qui crée l’intensité et finit par créer des espaces ni abstraits, ni figuratifs » précise-t-il. Quelques églises et paysages, des monochromes, beaucoup de mers, des projections de lumière sur peinture, de rares vidéos forment un ensemble que ce peintre précoce ‘tient’ depuis longtemps de main de maître. Peu de sujet ? mais il y a tant à découvrir !
L’hésitation habituelle de Singular’s d’accompagner son récit d’illustrations fidèles, fait prendre le risque telle que celle de Lucas Arruda, de ne pas rendre justice à la subtilité du rendu. Un site internet ne pourra que les réduire à leur plus simple expression et étouffer la puissance d’une œuvre où la suspension du temps triomphe magistralement. Le lecteur est prévenu de l’écueil, rendez-vous aux présentations physiques proposées.
L’art de l’effacement
Avec Lucas, comment ne pas penser au grand artiste italien Giorgio Morandi (1890-1964) ? Ils ont en commun des œuvres dépouillées et énigmatiques : leur façon de capter et faire vivre la lumière, la grande subtilité de leurs couleurs aux tonalités pales et douces, délicatement réveillées par quelques coups de pinceaux légèrement plus vifs, ces qualités hors des modes nous incitent à les rapprocher. Ils ont aussi dédié leur vie à l’étude de quelques motifs, très peu nombreux, comme hors du temps.
En 2007 Lucas Arruda voyage hors du Brésil pour la première fois, invité à passer deux mois à Sienne. Ses ‘Chiesa’ (Eglise) sont peintes de sa fenêtre, comme ses forêts de la Mata Atlântica le sont de celle de la maison de son père, au Sertão dans la côte nord de São Paulo, ville où il est né en 1983 et où il continue de travailler.
De son atelier, il peint de mémoire. L’artiste ne plante jamais son chevalet dans une nature qu’il semble pourtant comprendre comme s’il en était le créateur. Si les Chiesa montrent ce qu’il voit, peu à peu cette série s’épure au-delà des limites. L’église, l’arbre des premières toiles…semblent être sur le point de se dématérialiser et disparaissent dans les autres versions pour laisser ce qui pourraient être des murs dans une ligne d’horizon, comme des sentinelles dressées au seuil du visible. Ses œuvres manifestent un désir d’évasion par l’abstraction et sont aussi pour lui une réflexion métaphorique raffinée face au chaos du monde.
Du palpable à l’ineffable
« En fait, je n’ai fait que rêver d’espaces intérieurs à moitié éclairés ces derniers temps…Je ne me vois pas comme séparé de la nature, que ce soit face à elle à l’air libre ou à l’intérieur du studio – je comprends la nature plus comme le flux du temps et de la vie. » souffle-t-il.
Il y a un caractère répétitif assumée, où le paysage devient prétexte. Lucas imagine le monde au-delà de la terre et du ciel. Il travaille la matière avec ses opaques, ses transparences, qui font voyager le regardeur du palpable à l’ineffable, offrant une image diffuse, une sensation, une peinture sans ‘vanité’, pour la contemplation et non pour la consommation rapide et l’admiration automatique. Sa peinture tient d’une ascèse qui élève le genre du paysage à une dimension abstraite et métaphysique avec une œuvre imprégnée de souvenirs et d’associations personnelles.
Une peinture dont le sujet est la présence
« La tension des grands espaces aux petites toiles…plus on s’en approche, moins on peut y accéder « , constate-t-il pour justifier ses petits formats afin que « l’œil puisse tout capturer en même temps, sans avoir à se promener sur la surface. Le petit format établit une relation plus intime, relie le visiteur à l’ensemble du tableau à la fois et invite à une approche physique ». Cette proximité nécessaire du regardeur le différencie de Mark Rothko (1903-1970) même si pour ces deux métaphysiciens, le tableau est vécu comme une révélation. Les évanouissements de leurs paysages qui ne mènent nulle part (ou partout), leur démarche dans le sens du dénuement, présentent moins des tableaux que des icones dont les capacités à agir sur notre imagination suscitent des visions. La couleur se réduit à une substance méditative. On ne peut jamais très exactement définir les surfaces ou la profondeur des œuvres, ni leur bord (parfois Lucas déborde et laisse comme des dents de peintures débordantes). Cette surface devient imprécise ; la couleur inégalement étalée, révèle le support brut de la toile, les plans sont brouillés pour se jouer des profondeurs… qui se révèlent en transparence selon la lumière. Comme disait le poète français Marcelin Pleynet (1933-) à propos de Rothko, « nous nous trouvons devant une peinture dont le sujet est la présence ».
L’élimination de tout obstacle entre le peintre, l’idée et le regardeur
Paradoxe, plus il s’éloigne de l’anecdote, plus Lucas Arruda se rapproche de son sujet. Son ambition est de brosser une nouvelle expérience du silence. Ses tableaux incarnent cet espace lumineux de la présence, cet espace unique et coloré qui « n’est pas là » et pourtant déjà inoubliable. Précisons davantage en faisant encore appel à Rothko, il précisait : « La progression de l’œuvre d’un peintre dans le temps, de point en point, sera vers la clarté, vers l’élimination de tout obstacle entre le peintre et l’idée, entre l’idée et le spectateur… achever cette clarté c’est inévitablement être compris ».
Ainsi l’artiste relie aux « références et expériences historiques des observateurs » toutes les associations avec la nature qu’on peut trouver dans son œuvre.
Exploration de l’invisible
Pour réussir son ambition prométhéenne, l’accrochage de son vaste atelier de São Paulo fait bien évidemment l’objet d’une attention précise. Le jour de notre visite, le rythme des œuvres accrochées aux murs, où l’œil s’affole tant il a envie de tout absorber, était juste rompu par une grande toile intrigante qui nous a évoqué la grande pionnière suédoise de l’art abstrait et exploratrice de l’invisible Hilma af Klint (1862-1944). Mais c’est une fois de plus cohérent avec une œuvre qui oscille entre illusion et poésie, qui, sous une apparente simplicité, interroge l’expérience sensorielle, le passage du temps, la nature de la lumière et s’échappe vers des confins métaphysiques.
Dans ses prodigieux cahiers d’essais, Il n’hésite pas à se nourrir ainsi d’autres œuvres des artistes qu’il aime. Son point de départ peut être alors un arbre de Corot (1796-1875), une mer de William Turner (1775-1851) ou encore une plage de l’artiste vénézuélien Armando Reverón (1889-1954). « Quand je peins, je me sens inscrit dans un moment, dans une histoire. Je considère le moindre geste et j’essaie à tout moment de respecter le passé, les artistes avant moi. Ce que je fais est uniquement possible car le modernisme a eu lieu » explique-t-il.
La délimitation de l’espace
Dans sa très captivante vidéo ‘Sans titre-Neutral Corner’, dans un monochrome de tonalités grises effaçant les profondeurs des images, il projette le combat historique de 1962 entre les deux boxeurs Benny Paret (Benny le gamin) et Emile Griffith. Paret qui avait 25 ans tombe et meurt. La question de la limite est très présente dans la vidéo, la limite du combattant, la délimitation de l’espace. La corde qui traverse le centre de l’image révèle la structure picturale, rappelant la ligne horizontale qui évoque l’horizon de ses tableaux. « Le collapse d’un boxeur aussi fort… m’a tout de suite rappelé un thème classique en peinture : la descente de croix, la déposition du corps du Christ. Tout le monde passe par là et le moment de la vie de quelqu’un, dû à l’usure et à l’épuisement, était lié à ce qui se passait au Brésil et dans le monde » précise l’artiste qui n’est jamais coupé des réalités politiques et sociales, lui dont les parents se sont rencontrés au Parti des travailleurs (parti socialiste brésilien rendu célèbre par le Président Lula).
Dessiner la ligne d’horizon organise le monde
A l’opposé du rythme frénétique de la vie contemporaine, ses peintures ou projections, avec une puissance silencieuse, vous invitent à la décélération et à retrouver une forme de concentration. Ses peintures se caractérisent par une abstraction si intense que la référence au paysage n’émerge que dans la suggestion d’une ligne d’horizon, parfois presqu’imperceptible, une occasion de méditation. « L’horizon sépare ce qui appartient à chaque lieu, ce qui est à moi et ce qui ne l’est pas, ce qui est à l’intérieur et ce qui est à l’extérieur, le dessus et le dessous, et différencie le réel du fantasme. En ce sens, je pense que dessiner la ligne d’horizon est un peu comme organiser le monde » confie-t-il. Au-dessus et au-dessous des lignes d’horizon, l’artiste nous invite entre ciel et terre, l’éthéré et le solide, l’imaginaire et la réalité, une opportunité de vous poser enfin.
Le désert comme modèle
Si Le Désert des Tartares du peintre-écrivain italien Dino Buzzati (1906-1972) fait partie des œuvres inspirantes, entre espace et temps, dedans et dehors, masculin et féminin…les poèmes de João Cabral de Melo Neto (1920-1999) l’ont marqué et tout particulièrement un extrait qu’il a gardé presque comme une devise « Deserto-Modelo (Tout un désert modèle) ». Il précise : « c’était l’idée du désert comme projet, presque comme une feuille blanche où tout geste, toute interférence a le potentiel d’une grande signification. Toutes mes œuvres depuis lors sont Sans titre, de la série Deserto-Modelo. Cela comprend non seulement les paysages et les monochromes, mais aussi les peintures de la forêt atlantique, les œuvres en diapositives de 35 mn et celle au mur avec des carrés de peinture et de lumière. »
Désert un endroit sans présence, sans aucun signe de quoi que ce soit.
« Un lieu où l’on peut visiter et vivre la mort, dans le sens de la suspension du temps et de l’absence de présence humaine, de civilisation. Vous ne savez pas si c’est un moment de formation ou la fin des choses. C’est à la fois genèse et apocalypse. Le temps est suspendu, il est éternel. Il n’a pas de fonctionnalités, il ne promet rien. Passé, présent et futur se produisent tous ensemble en même temps. Et cela invite à la contemplation et à l’examen philosophique du désert en tant que phénomène. »
Un équilibre entre rêve et réalité
Dans ses monochromes, dans ses projections de lumière sur des aplats de peinture sur mur, Il devient de plus en plus difficile de distinguer ce qui est peint et ce qui est lumière. La lumière évoque pour lui le ciel, l’immatériel, le rêvé, l’imaginaire et le fantasque. Ce qui est peint, lui évoque le terrain ou la matière, le rationnel, le physique, le tactile. « Je voulais que les deux éléments fonctionnent au même niveau de (in)visibilité « dit Lucas Arruda qui vous invite sans cesse à un équilibre entre rêve et réalité, rare opportunité de retrouver un calme dont nos vies agitées nous éloignent par trop.
Singular’s vous recommande d’aller le rencontrer au Fresnoy et en avril à la Galerie David Zwirner.
Laissez-vous faire !
Pour suivre Lucas Arruda
A lire
- Cahiers d’Art, dédié à Luca Arruda
A voir :
- 9 avril – 28 mai, Assum Preto, David Zwirner, 108 rue Vieille du Temple. 75003 Paris
- Jusqu’au 30 avril, Jusque-là, collection Pinault, Le Fresnoy , 22 rue du Fresnoy, 59202 Tourcoing cedex – France : la coproduction du Fresnoy – Studio national des arts contemporains et de Pinault Collection, interroge la façon dont les artistes abordent, explorent, s’approprient la question essentielle de la traversée, métaphore de l’évolution de notre humanité. Elle montre les systèmes de représentation qui se réfèrent à l’état du monde ou la façon dont les artistes nous aident à comprendre les problèmes en jeu à l’heure où nous envisageons l’avenir de l’humanité.
- Le titre de l’exposition Jusque—là fait référence à une œuvre de l’artiste chilien Enrique Ramírez, qui a été accueilli dans la résidence d’artistes de Pinault Collection à Lens et associé à la conception de l’exposition. L’accrochage propose un dialogue entre ses œuvres et son choix d’œuvres de dix artistes de la Collection Pinault : Lucas Arruda, Yael Bartana, Nina Canell, Latifa Echakhch, Vidya Gastaldon, Jean-Luc Moulène, Antoni Muntadas, Daniel Steegmann Mangrané, Paulo Nazareth, Danh Vo.
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