Culture
Laurence Fontaine, Vivre pauvre (Gallimard)
Vivre pauvre est un sort qu’on ne souhaite à personne et qui est le premier ressort de notre quête d’un travail. Le puissant travail d’histoire sociale signée de Laurence Fontaine mérite une lecture attentive. L’historienne, déjà auteure d’une « Economie morale » nous fait revivre, à travers « quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières » (Gallimard), cette condition terrible qui en dit long sur les inégalités d’autrefois, mais aussi pour Jean-Philippe Domecq, d’aujourd’hui où nous la croyons adoucie par les filets sociaux nés de la Révolution française et de l’expansion démocratique.
Au cœur du social
Notre précédente chronique rendait compte d’une des plus intelligentes tentatives de penser une nouvelle approche de l’économie en fonction des périls écologiques qui ne sont désormais plus seulement une crainte d’avenir (Les Savoirs perdus de l’économie, d’Arnaud Orain).
En même temps que la nature, l’autre seconde préoccupation majeure qui doit mobiliser le travail de transformation du monde présent est : le social. C’est le cas de dire qu’il ne faudrait pas que l’arbre, le souci de la nature, cache la forêt de l’injustice socio-économique, que l’on ne met plus au centre des contrats politiques d’ensemble. Se mettre sous les yeux la réalité de la pauvreté et de la misère pourrait réveiller l’impulsion de remettre d’actualité la question des inégalités.
A cet égard, le livre de Laurence Fontaine, Vivre pauvre – Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières, fait œuvre d’utilité et d’urgence publiques.
Une condition dégradante
Première évidence : la pauvreté vous expose à tous les risques. Faim, maladie, recours à tous les expédients pour survivre, précarité affective, brutalités de couples, désastres familiaux. On tombe vite dans l’illégalité.
Cela se double, tout aussi évidemment, de la dévaluation morale et de la mise au ban sociale.
Que la charité et la pitié se flattent de compenser, mais laissent le pauvre à son infériorité. Ainsi, charité et pitié maintiennent dépendance et allégeance. L’ordre social qui cause la pauvreté s’en trouve conforté, en tout cas rassuré, huilé.
Sur ces trois axes, hélas constants, l’auteure-chercheuse à l’EHESS, livre en même temps que les analyses : les documents, la description factuelle des stratégies de survie sociale, et là c’est le cœur de la démonstration.
L’effrayant tableau
La revente des rebuts et des restes – laine, bois, vêtements, charbon, viande même, pain, châtaignes, tout, tout est bon à revendre pour ceux qui n’ont rien – est un combat permanent contre les gens et métiers établis. Les syndics limonadiers traquent les revendeurs illégaux d’eau de vie ; pareil pour le bois, hommes et femmes sont poursuivis à travers les piles de bois par les débardeurs de bois flottés.
Les villes commencent-elles, au XVIIIe siècle, à instaurer des régulations, que celles-ci tournent au moyen d’encore mieux exclure. Les marchés de l’occasion sont chassés des centres-villes, au motif que les nippes pourraient transmettre le choléra et la vermine ; en réalité pour débarrasser les commerçants établis de cette concurrence à bas prix. L’Etat n’est pas en reste qui établit de nouvelles normes d’hygiène obligeant à de nouveaux investissement les marchands sur qui prélever des taxes supplémentaires. Les Tableaux de Paris, de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), constituent à cet égard un précieux chef d’œuvre de littérature sociologique : « Rien de plus fréquent, et rien qui déshonore plus notre législation. On voit souvent un commissaire avec des huissiers, courant après un vendeur de hardes, ou après un petit quincaillier qui promène une boutique portative. On dépouille publiquement une femme qui porte sur son dos et sur sa tête une quarantaine de paires de culottes. On saisit ses nippes au nom de la majestueuse communauté des fripiers (…). On arrête un homme en veste qui porte quelque chose enveloppé sous son manteau. Que saisit-on ? Des souliers neufs que le malheureux avait cachés dans un torchon. Les souliers sont enlevés par ordonnance, cette vente devenant attentatoire à la cordonnerie parisienne. »
Fuir constamment l’impayé
Entre mille maux de la précarité harassante, on imagine bien que même le toit où se reposer est une menace, le loyer passe après le pain et il faut fuir constamment l’impayé. Louis-Sébastien Mercier toujours : « Dans les faubourgs, il y a trois ou quatre mille ménages qui ne paient point leur terme et qui promènent tous les trois mois, de galetas en galetas, des meubles dont la totalité ne vaut pas vingt-quatre francs ; ils déménagent pièce à pièce sans payer et laissant seulement un de leurs meubles pour dédommagement de sorte qu’au bout de deux ou trois années ils n’ont plus de meubles. »
Les femmes et les enfants d’abord…
Dans ces conditions où tout est stratégie de survie, ce sont les femmes qui, durant les siècles et les siècles, ont le plus subi. Et, avec elles, leurs enfants. On a beau le savoir, le détail concret reste saisissant, d’autant plus révoltant qu’évidemment les employeurs tirent profit maximal de cette inégalité : « En Angleterre, un double marché du travail se met en place : l’un fondé sur les ouvriers spécialisés et l’autre sur le travail bon marché des femmes et des enfants qui n’ont pas le soutien d’un père de famille. Les industriels cherchent des innovations permettant de se passer des ouvriers spécialisés. »
En quête de rémunération les femmes migrent d’une province à l’autre, par milliers, dès l’âge de dix ou douze ans. « De plus, la concurrence entre ces jeunes migrantes maintient leur rémunération au plus bas. (…) Et leur analphabétisme les empêche de se plaindre en cas de rupture de contrat. »
Milice bourgeoise et mansuétude aristocratique
Les classes commerçantes ayant le portefeuilles à gauche, à la place du cœur, elles ont pour elles leur bon droit, à coup de lois qui excluent et de milice bourgeoise. Les archives montrent en revanche que l’aristocratie a une attitude beaucoup plus compréhensive. A la différence des bourgeois, les aristocrates sont « le groupe social qui se comporte avec le plus de mansuétude vis-à-vis de ses pauvres débiteurs, s’abstenant de hâter le recouvrement des créances par la vente forcée des terres ; ils ont finalement peu profité de l’endettement paysan pour évincer, ou remplacer, leurs fermiers défaillants, accordant arrérages et remises de dettes lors des mauvaises années. (…) Cette attitude garde quelque chose des contrats anciens où les faibles se plaçaient sous la protection des puissants. » J’ajoute que cela peut expliquer qu’au moment de la Révolution française, les nobles de province furent moins surpris et peu attaqués par les mouvements populaires. La haute noblesse en revanche, ayant depuis longtemps cessé d’accomplir ses missions en échange desquels elle était rémunérée en privilèges, ne pouvait rien comprendre à ces femmes qui, en octobre 1789, marchèrent jusqu’à Versailles pour leur demander du pain.
On est très loin aussi de la mentalité d’exploitation sans vergogne de la classe d’argent. Ce n’est pas obsolète de le dire aujourd’hui que le Français le plus riche du monde, Bernard Arnault, vient de faire un généreux don aux Restos du Cœur qui n’arrivent plus à faire front face à la marée montante de la pauvreté ; le même généreux voulut changer de nationalité lorsqu’il fut question d’augmenter le taux d’imposition des très riches, au motif qu’il payait déjà beaucoup… Double hypocrisie, qui devrait susciter une réaction qu’on attend toujours et c’est révélateur de l’emprise du discours dominant.
Les vases communicants de la richesse et de la pauvreté
Avec Laurence Fontaine heureusement, on est avec un esprit qui ne s’en laisse pas conter ni compter, sans tomber pour autant dans ce que je vous propose d’appeler le « révoltisme » expéditif. Elle fait état précis des politiques de socialisation dans nos sociétés, notamment en France. Mais elle rappelle que la pauvreté vient de la richesse et que la théorie selon laquelle celle-ci ruisselle vers tous est alibi pour bonne conscience à la Bernard Arnault, Pinault et consorts au pouvoir ; mais voilà, la richesse en ce moment augmente et la pauvreté aussi proportionnellement, c’est un fait. Les privilégiés d’aujourd’hui, quand ils font exhibition de leur philanthropie, « ont accepté la faute morale pour ne pas discuter de la question politique (…) qui appelle des solutions politiques », au lieu de faire valoir l’aide par la sphère privée, narcissiquement valorisante mais socialement désobligeante car elle perpétue la relation d’inégalité.
Il s’agit de poser la question des actions qui ont fait du mal comme éviter les taxes, s’approprier les lois grâce au lobbying pour obtenir des régulations qui rendent le travail plus précaire et créent une classe au pouvoir arbitraire.
Laurence Fontaine
Voilà qui rappelle que la richesse sans proportions est le plus grand facteur d’injustice aujourd’hui.
C’est dire si pareils livres, avec celui sur Les Savoirs perdus de l’économie antérieurement commenté, sont, par leur sérieux documenté et leur portée de pensée, au cœur de ce qu’il faut résoudre de nos jours.
Une collection éditoriale intellectuellement très productive, NRF essais chez Gallimard. Je remarque une chose rare à la page remerciements en fin d’ouvrages : les auteurs ne se contentent pas des formules connues à l’égard de leur éditeur, je n’en citerai que la plus brève : « Merci à Eric Vigne, l’éditeur qui donne envie d’écrire des livres tant il pratique le métier comme un art de l’esprit, de la lettre et de l’amitié. »
De ces hommes qui contribuent à maintenir cette pression de l’esprit sans laquelle les hommes se laissent aller à leur insociabilité ignorante de leurs semblables.
Pour en savoir plus
A lire le « triptyque » de Laurence Fontaine,
- Vivre pauvre – Quelques enseignements tirés de l’Europe des Lumières, collection NRF essais, éditions Gallimard, 2023, 510p, 24€.
précédés de
- Le Marché, Histoire et usages d’une conquête sociale, collection NRF essais, éditions Gallimard, 2014, 464p, 22.9€,
- L’Économie morale, Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, collection NRF essais, éditions Gallimard, 2008, 448 p, 20.30€.
Dans la même collection sur la question économique,
- Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Collection Tel (n° 419), Gallimard
- déjà chroniqué : Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie – Contribution à l’équilibre du vivant, collection NRF essais, Gallimard, 393 p, 22,50 €
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