Culture

Laurent Wolf, Mensonges en perspective (éditions Slatkine)

Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 14 aout 2023

La Pêche miraculeuse a beau avoir été peinte en 1444 par un peintre allemand peu connu, Konrad Witz (vers 1400 – entre 1445 et 1447), ce panneau du Retable de Saint-Pierre vaut le déplacement estival au Musée d’art et d’histoire – MAH à Genève, car il ouvre, littéralement, pour Jean-Philippe Domecq une nouvelle perspective. C’est ce dont s’est avisé un peintre et penseur, Laurent Wolf, qui s’est retrouvé embarqué dans une aventure mentale et sensible dont son œuvre et son livre, Mensonges en perspective (éditions Slatkine) nous font revivre le suspense intellectuel.

L’apparent calme du lac de Genève

Cela existe, le suspense intellectuel. Une découverte qui donne fort à penser, mérite donc le détour estival ; pourquoi les vacances seraient-elles synonymes de vacance de l’esprit ? L’envie me prend de vous chanter : « Si tu vas à Genèèève, n’oublie pas de voir le tableau du laaaac ! »… bien entendu vous avez reconnu le gros Dario Moreno des années 50 costumé de rose et pointu comme une toupie sur ses chaussures bicolores, braillant de toutes ses lèvres et sourcils gominés : « Si tu vas à Rioooo, n’oublie pas de monter là-hauauauuat ! »… (pardonnez-moi ce pas de deux fort glissant, c’est pour vous soumettre une de mes perplexités sur nos fonctionnements psychiques : pourquoi des airs bêtes nous entêtent-ils à proportion de leur simplisme même ?…).

Bien. Si vous allez à Genève, faites bonne Pêche miraculeuse au Musée d’art et d’histoire – MAH); vous verrez que les calmes eaux d’un lac cachent, sous nos yeux, de grandes visions. Les grandes options de l’œil humain, tout bonnement.

Witz, Konrad (v 1400- v1445-1447) La pêche miraculeuse (MAH – Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève, provenant de la cathédrale Saint-Pierre de Genève) Photo MAH

La découverte d’une vie

Ce qu’il y a de passionnant dans l’œuvre plastique et l’ouvrage de réflexion mise en pratique que Laurent Wolf a tirés de sa découverte d’un tableau de 1444, c’est qu’on y suit l’autobiographie d’une tête chercheuse qui a besoin de créer plastiquement pour faire avancer sa pensée grâce à l’imagination sensible d’artiste. D’une écriture mate et tenue, Laurent Wolf raconte qu’il avait la découverte majeure de sa vie sous les yeux depuis sa jeunesse

J’entends la voix de mon père énumérant « les grands peintres suisses » (…). Il disait : « Konrad Witz, bien sûr. Il est né en Allemagne, mais c’est quand même en Suisse qu’il a peint ses deux chefs-d’œuvre, le Retable du Miroir du Salut et le Retable de Saint-Pierre».
Laurent Wolf

Ce Retable, malgré la suggestion paternelle, Laurent Wolf « ne se souvient pas l’avoir vu » alors que, jeune étudiant puis peintre et sociologue de l’art, il avait plusieurs fois visité le Musée de Genève. C’est que, lorsqu’il a commencé à peindre, ses « yeux étaient tournés vers les artistes du Sud, vers la Toscane (…). J’en apprenais les techniques, la préparation du bois, le ponçage des enduits au gypse. » Exigences techniques qui n’ont aucunement empêché, au contraire, que les premières périodes de son œuvre picturale, vite repérée par des galeristes parisiens et suisses, partent de ce que l’art récent avait historiquement conquis : ses vastes monochromes et ses architectures ou favelas vues en aplats dépliants font à la fois signes et volumes. L’air y est celui de notre œil qui accommode.

Laurent Wolf, Sans titre, 2022 Variations Konrad Witz Photo Ditesheim & Maffei Fine Art

Je ne l’ai vraiment vu que dans les années 1990 quand je suis revenu travailler en Suisse pour y commencer un parcours de critique d’art.

Parcours d’écriture et de réflexion remarquable

Il ne nous dit pas Wolf, dans l’excellent journal suisse Le Temps, dont il a dirigé la rubrique culturelle d’ensemble. C’est dire si nous sommes en présence d’un artiste qui dément le sot axiome qui disait « bête comme un peintre » par quoi l’on voulait autrefois faire de la peinture une affaire strictement « rétinienne », ironisait Marcel Duchamp.
Ne serait-ce que le Journal de Delacroix ou l’activité de Rubens démontraient, s’il en était besoin, que la sensibilité optique se développe de concert avec l’intelligence qu’on en a.
Car il faut que l’esprit s’ouvre pour que l’œil s’ouvre. Ce qui arriva à Laurent Wolf l’illustre en toute profondeur de champ, et c’est d’autant plus intéressant de la part d’un peintre tout sauf « bête », justement :

Parfois, souvent, quelque chose est là, sous les yeux, invisible.
Laurent Wolf

Nous devrions nous répéter cette phrase à chaque pas dans cette vie, tant il est effrayant de la passer à passer à côté, d’elle, de tout, de tout ce dont on n’a pas idée, à vrai dire.

Laurent Wolf, Sans titre (variations Konrad Witz, 2022) fusain Photo Ditesheim & Maffei Fine Art

« Le premier paysage réaliste de l’art européen »

Laurent Wolf va donc se demander pourquoi il était passé à côté de « l’un des plus grands trésors de l’histoire de la peinture », et pourquoi il n’était pas le seul à être passé à côté. Eh bien, comme toujours, l’évidence nous aveugle par son évidence même :

« L’originalité de La Pêche miraculeuse réside dans le fait que tous ses éléments paysagers peuvent encore être situés aujourd’hui » depuis le bord du lac de Genève ; « ce paysage peint provient d’une vision directe ».

Ce qui me rappelle une autre conception possible de notre rapport aux lieux : celle de certains Indiens d’Amérique et toujours certains peintres aborigènes (voir Sally Gabori ou Songlines) qui nomment les lieux depuis ce rapport, justement : « eau vue entre ces deux arbres » par exemple.
Autrement dit : tout lieu vu nous étant révélé par d’où on le voit, pourquoi ne pas le nommer par le point de vue ?

Depuis qu’il a compris l’évidence réaliste qui ne demandait qu’à être vue sur le tableau comme sur tel bord précis du lac, Laurent Wolf a ouvert les yeux et ceux des responsables muséaux, ainsi que ceux du public auquel il donne à voir ce qu’il fallait voir par des conférences lorsqu’il sort de son laboratoire-atelier d’artiste d’où il tire des expositions d’immenses dessins qui prolongent la découverte de cette ancienne/nouvelle perspective peinte. Ils la prolongent par des ondes conceptuelles et des clairs-obscurs d’imagination intuitive qui fascinent comme des épures de rêves.

Laurent Wolf, Sans titre, 2017 (Fusain comprimé sur papier) Photo Galerie Ligne Treize

Toute vision implique option

Laurent Wolf est un artiste qui a mémoire d’historien de l’art. Il avait méthodiquement exposé, dans un ouvrage en deux volumes Klincksiek, Vie et mort du tableau, comment est né le tableau, que l’on croit support éternel de la peinture alors que pas du tout, c’est historiquement daté. De même est datée l’invention de la perspective de la Renaissance. Qui est le résultat d’une « politique de l’image » européenne, dont son livre sur la perspective particulière de La Pêche miraculeuse nous fait refaire le parcours géométrique et idéologique de l’histoire de l’icône jusqu’à la « tabula » – tableau – conçue comme fenêtre par Vasari (1511-1574).

Ceci pour montrer et démontrer que « notre » perspective, que nous avons tendance à croire évidente, n’en est qu’une parmi d’autres, elle n’est qu’européenne. Même le fait que l’appareil photographique nous la restitue ne prouve pas qu’elle est plus réaliste que la perspective chinoise par exemple, le boîtier photographique initial ayant été inventé à partir des boîtiers des ateliers de la Renaissance.
Jean-Philippe Domecq

Même l’Europe pouvait avoir d’autres perspectives

Partant de là, Laurent Wolf découvre que cet Allemand de Konrad Witz débarqué en Suisse représente à nouveaux frais le lac de Genève où il campe l’épisode biblique. Posant les problèmes d’optique étape par étape de l’histoire mais aussi par son œuvre ultra contemporaine, Wolf montre qu’il y a des « retours en arrière » artistiques qui ouvrent des perspectives radicalement novatrices. Ce fut le cas, inaperçu avant lui et inexploité avant sa propre œuvre, avec le retable de Witz. De là, Wolf nous mène, scientifiquement, visuellement, jusqu’à l’Américain Bruce Nauman (1941 – ) en passant évidemment par Cézanne, Mondrian, et Malevitch.

Laurent Wolf, Sans titre, 2019 (Dessins noirs Leporellos) Photo Galerie Ligne Treize

Une grande œuvre à suivre

J’aime parier, comme vivre ; je suis prêt à parier que Laurent Wolf est un très grand maître du XXème et du XXIème siècle et que son œuvre suscitera « l’Entretien infini » par quoi l’écrivain Maurice Blanchot (1907 – 2003) condense l’étrange phénomène qu’est la postérité. Je laisse la parole à Laurent Wolf en prélude à son livre, n’est-ce pas une hypnotique invitation au voyage optique… :

Comment interpréter les images et comment en faire sans céder à leur tyrannie ou à la haine des nouvelles technologies qui en décuplent la puissance ? J’ai l’impression que, du fond des siècles, Konrad Witz me souffle une explication dont je n’entends que des bribes et qu’il m’incite à la chercher auprès d’artistes plus proches de notre temps (…).
J’essaie d’entrer dans ces œuvres, de dessiner avec elles pour mieux comprendre, de faire plus que les regarder (…).
Je m’en approche et je m’en éloigne, feuille à feuille au fusain noir sur blanc.

Laurent Wolf, D4, 2015 (Fusain) Photo Galerie Ligne Treize

Vous croyez que ce n’est là qu’une œuvre de laboratoire ?

Voyez plutôt :

« Je me suis réveillé un matin avec le reste d’un songe : une barque flottait sur l’eau verdâtre du petit port de mon enfance, au bord du lac de Neuchâtel. J’avais encore les yeux fermés quand le lac de La Pêche miraculeuse est venu s’y emmêler. La lumière trouble, la digue du chenal, la cabane sur pilotis, les reflets (…).
J’étais arrivé à la peinture de Konrad Witz par les longs détours de l’histoire de l’art. Le rêve prenait un raccourci. Je revenais à moi avec la plus banale des questions, celle qui vaut pour toutes les images, pour tous ceux qui voient des images et d’abord pour ceux qui les font, « où suis-je ? » ».

Je vous le dis : comme une enquête se lit et se regarde la quête de cet artiste penseur.

# Jean-Philippe Domecq

Pour suivre Laurent Wolf

A lire de Laurent Wolf :

  • Mensonges en perspective – Les images après La Pêche miraculeuse de Konrad Witz, éditions Slatkine, Genève, 2022, 222 pages.
  • Vie et mort du tableau, tomes I & II, coll. « 50 Questions » dirigée par Belinda Cannone, éditions Klincksieck, Paris, 2004, 18,50€.

A voir les œuvres de Laurent Wolf à l’occasion de régulières expositions en ses galeries de Genève et de Neuchâtel :

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