Culture

Le carnet de lecture de Marc Zisman, éditeur en chef chez Qobuz

Auteur : Simon Dubois
Article publié le 12 janvier 2022

Si les services de streaming audio sont nombreux, Qobuz, créé en 2007 un an avant Spotify tient une place singulière ayant toujours privilégié aux algorithmes, la qualité sonore et la sélection éditoriale. Pour comprendre ce pari visionnaire, et la valeur ajoutée éditoriale de ce ‘petit’ dans la cour des grands, Singular’s est allé à la rencontre de Marc Zisman, éditeur en chef de Qobuz qui confie un carnet de lecture très personnel. Il y dresse un bilan non exhaustif des œuvres qui l’ont marqué en 2021. 

In time of trouble, I had been trained since childhood, read, learn, work it up, go to the literature. Information was control.
Given that grief remained the most general of afflictions its literature seemed remarkably spare.
The Year Of Magical Thinking, Joan Didion

Le pari de la sélection d’experts

A la différence de ses concurrents plongés dans la course aux chiffres (nombre de références, d’abonnés gagnés à tous prix), Qobuz reste depuis sa création un service de streaming qui mise sur la qualité audio Master (sans compression, sans perte de qualité due au medium utilisé) et sur la sélection éditoriale dans l’avalanche de sorties d’albums hebdomadaires. Ce pari de l’expertise « verticale » crée une vraie différence pour mettre en avant des pépites dans tous les genres, tranchant dans un univers de consommation musicale édulcorée. Le choix est d’autant plus nécessaire qu’il permet le tri dans une « surproduction » favorisée par des mois de confinement, où les artistes ont retrouvé le temps pour composer et produire.

Des fonctionnalités à forte valeur ajoutée pour les mélomanes

Marc Zisman, éditeur en chef de Qobuz défend les sélections éditoriales du service de streaming Haute Fidélité français. Photo Qobuz/Marc Zisman

Cette sélection est fièrement assumée par Marc Zisman, l’éditeur en chef de la plateforme. Présent depuis le début du projet, il défend les couleurs de Qobuz du haut des 18 pays où le service est bien implanté. Il peut s’appuyer sur des fonctionnalités uniques : la classification par label, des crédits – souvent interactifs – détaillés pour chaque plage, identiques de ceux fournis par une pochette de 33 tours, le téléchargement du livret s’il existe, l’octroi de récompenses aux meilleurs albums (Le prestigieux Qobuzissime), enfin la possibilité d’acheter l’album à la qualité audio maximale.

Les conseils et les services d’un e-disquaire

Qobuz n’a jamais proposé un service gratuit dont les revenus dépendraient seulement de la publicité. L’entreprise française préfère se définir comme un e-disquaire dont elle invente la valeur ajoutée éditoriale dans une nébuleuse des grands qui se contente d’être « distributeurs » ou « agrégateurs » comme Amazon Prime, Google, Apple, et à moindre mesure Spotify et Deezer. « Être e-disquaire, c’est orienter, éclairer, conseiller, explique Marc Zisman. Orienter, par une sélection d’albums dès l’accueil, éclairer par des articles maison ou conseiller avec des analyses écrites pour être lues en écoutant les albums. On éditorialise directement dans la plateforme. »
Sans oublier, ce qui fait l’exception de Qobuz dès l’origine, un son souvent disponible au format du Master, c’est-à-dire sans aucune compression. Comme si votre producteur préféré décidait de vous confier ses bandes fraîchement enregistrées pour que vous les dégustiez sur votre canapé.

Un conseil éditorial très actif

« Avec plus de 50 000 appréciations d’albums depuis sa création, précise Marc Zuisman Qobuz s’appuie sur une équipe d’une quinzaine de rédacteurs freelances se consacrant à leur musique de cœur, dans d’autres médias comme Tsugi, Radio Nova, …. » L’auditeur peut s’informer par de nombreux formats écrits ou vidéos, comme le Grand Angle, portrait d’un artiste à travers sa « discographie sélective » : au prodigieux pianiste brésilien Nelson Freire, récemment disparu, succèdent Neil Young, Blandine Verlet, Marc Ribot ou une anthologie du ‘Tropicalisme’ brésilien ou du ‘Baile Funk’…
Qobuz ne tourne pas pour autant le dos aux nouvelles technologies. En complément de ses conseils d’experts, des sélections hebdomadaires s’appuient sur les algorithmes de consultations, proches des playlists « personnalisées » de chez Spotify, par exemple.

Un véritable patrimoine d’archives

Cette production éditoriale constante sur 14 ans, dans des formats et des durées très variés, constitue désormais un véritable patrimoine, qui constitue la mémoire de Qobuz.
Plus que des archives, ce sont autant de « souvenirs très particuliers » pour Marc Zisman, et ceci d’autant plus qu’ils évoquent des artistes remarquables de façon émouvantes notamment avec les interviews vidéo : du plus technique, comme Chab, qui était au mastering de l’album des Daft Punk, au plus émouvant, avec le regretté Philippe Zdar. C’est également un théâtre de rencontres, comme l’interview croisée du pianiste David Fray et de son maître Jacques Rouvier, ou celui de Diana Krall en 2015.

Les choix d’un « consommateur frénétique de musiques »

Compte tenu de l’amplitude de ses centres d’intérêts musicaux, Marc Zisman oscille souvent entre les morceaux « recommandés », les « classiques à réécouter », et les « nouveautés » qu’il peut trier en fonction de ses genres favoris.
Difficile de retenir un nom à ce stade tant la discussion sur 2021 est animée et dévoile la voracité de l’éditeur en chef de Qobuz, expert de la musique d’aujourd’hui. A ce rythme, les 24 heures d’une journée sont toujours trop courtes pour satisfaire son farouche appétit musical. Il dresse pour Singular’s un bilan non exhaustif des œuvres qui l’ont marqué en 2021. Quand on vous dit que le métier d’e-disquaire devrait être considéré comme une vocation culturelle de proximité et à ce titre, essentiel.

#Simon Dubois

Le carnet de lecture de Marc Zisman

Promises, de Floating Points et Pharoah Sanders en collaboration avec le London Symphony Orchestra (Label : Luaka Bop) ; c’est une première sélection inclassable, entre la musique expérimentale, le classique et le jazz. Il offre un parcours mystique en 9 mouvements, traversés par un motif unique, en forme de respiration, qui harmonise les sons d’orchestre, de synthé et du saxophone de Pharoah Sanders.
Marc Zisman : « Le résultat est un miracle de sérénité. Une longue variation spirituelle totalement habitée en neuf mouvements. De grandes tentures sonores, les paysages d’un rêve, proches de l’ambient et que d’homéopathiques modulations rendent encore plus envoûtantes. »
C’est un projet disponible sur BandCamp, si vous souhaitez découvrir et soutenir le compositeur Sam Sheperd (aka Floating Points) lauréat du Best album of the year par le Time Magazine.

Bach, JS : Variations Goldberg, David Fray (Label Erato)

À tout juste 40 ans, David Fray s’impose comme une référence internationale, illustrée par une discographie restreinte à quelques compositeurs, que l’interprète laisse reposer pendant de longues années avant d’en graver une vision sur galette. Une ponctuation revient néanmoins comme un refrain, ce sont les albums de Bach. Ils étaient déjà couronnés d’un sésame rare, une masterclass en DVD (Virgin) signée par Bruno Montsaingeon en 2008. David Fray donne cette fois vie aux thèmes et variations d’une des œuvres les plus techniques de Bach, dans le style contrapuntique que le cantor de Leipzig affectionne dans ses 10 dernières années de vie.

Heaux Tales – Jazmine Sullivan (Label : RCA)

Côté R&B, Marc Zisman sélectionne le quatrième album de Jazmine Sullivan, qui réunit selon lui les critères d’un excellent album Soul, gagnant encore en qualité s’il on prête attention aux paroles. Entrecoupés d’interludes parlés, chaque track dévoile l’incroyable palette vocale de Jazmine Sullivan, accompagnée au passage par Anderson Paak ou H.E.R. L’ensemble s’inscrit dans le combat personnel de l’artiste et sa vision des femmes dans la société, porté jusqu’au titre de l’album.
Marc Zisman « Jazmine Sullivan ne se contente pas de balancer ici un brûlot féministe en phase avec l’air du temps. C’est un quatrième album total. Une œuvre belle et profonde qui s’inscrit dans la durée. »

New Long Leg – Dry Cleaning (Label : 4AD)

« Il y a une vraie originalité Dry Cleaning. À découvrir d’urgence. » C’est une plongée dans le monde du post-punk à laquelle Marc nous convie. Le premier album de Dry Cleaning donne en spectacle la panoplie du rock traditionnel – une batterie, une guitare, une basse, sur laquelle se pose la voix morne et désabusée de la chanteuse Florence Shaw. Quelques minutes de flux ininterrompu et quasi direct de pensées qui s’entrechoquent et s’agencent autours d’histoires aussi loufoques que fantasque. Une curieuse mixture musicale et intellectuelle.

Vulture Prince, Arooj Aftab (Label : Verve)

En avril 2021 sort le troisième album d’Arooj Aftab, une artiste pakistanaise habitant à Brooklyn, jeune protégée de la NPR (National Public Radio aux Etats-Unis). Une capsule entre la transe électronique et le jazz dans lequel la voix de l’artiste conte la poésie de 7 histoires, une méditation active composée alors que son frère quitte ce monde. Les instruments sont peu nombreux et offrent des motifs répétitifs qui font écho à la quasi-psalmodie, le son mystérieux de l’ourdou (langue parlée au Pakistan) mêlé à l’anglais et au chant Thumri (chant traditionnel indien) sur Last Night.

The French Dispatch, Wes Anderson

Côté film. Difficile de passer à côté de The French Dispatch de Wes Anderson. Les fans y retrouvent avec plaisir un univers léché et travaillé jusqu’au plus petit détail, un casting à faire rougir les belles heures d’Ocean 11, et des histoires farfelues dans un pays imaginaire aux couleurs pastel, où l’on fait la grève souvent, pour se réconcilier autour d’un bœuf bourguignon (Cherchez l’erreur). Cette collection d’histoires rocambolesque fait à nouveau la part belle au style unique du réalisateur, dans un ensemble de clichés reconstitués qui vous laisseront la bouche ouverte de surprise ou de dépit.

Vision prémonitoire ? Quelques jours avant sa mort, Marc Zisman évoquait l’œuvre de Joan Didion à Singular’s. Cette romancière américaine livre une œuvre crépusculaire en 2011 quelques années après la mort de sa fille Quintana. Dans le style de la réflexion consciente, Joan Didion invite le lecteur à pénétrer dans le tourbillon répétitif de ses pensées, hantée par les départs tragiques et successif de son mari et de sa fille. Ses idées éclosent et virevoltent sur le papier alors même que l’auteur prend conscience des tourments qui la ronge.

The center will not hold, de Griffin Dunne, 2007 (disponible sur Netflix)

Marc Zisman vous recommande le documentaire sur l’auteure de The Year Of Magical Thinking, sorti en 2017 et relatant de manière lucide les tranches de vie d’une Amérique folle et peuplée par les souvenirs de ses proches. Dans le ressac tranquille d’Honolulu ou l’agitation maladive de New York, la parole toujours hésitante, Joan Didion donne rendez-vous à ses fantômes dans un cri d’adieu qui résonne encore avec les hommages des dernières semaines. Fort.

Vous pouvez retrouver les revues d’album de Marc Zisman dans leur intégralité sur Qobuz.com

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