Culture
Les dessins-installations d’Odonchimeg Davaadorj portent leur part d’utopies pour changer le monde
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 5 avril 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] « C’est dans les utopies d’aujourd’hui que sont les solutions de demain », Odonchimeg Davaardorj revendique la dynamique humaniste et engagée de Pierre Rabhi. L’autodidacte échappée de Mongolie a fait du lien – sous formes de dessins installations, vidéos ou poésies – le fil de son travail pour rapprocher les cultures, les êtres avec la nature. Avant d’être étiquetée artiste, elle veut être jugée sur les lignes qu’elle contribue à faire bouger. Son exposition Phusis à la galerie Backslash, virtuelle ou sur rendez-vous jusqu’au 17 avril, en attendant Drawing Now du 10 au 13 juin, permet pénétrer dans son esthétique radicale.
Une inextinguible soif de liberté
1990, naissance en Mongolie à Darkhan proche de la frontière russe dans une famille modeste. Odonchimeg Davaadorj saisit sa chance de pouvoir s’évader à 17 ans d’une vie sous cloche pour rejoindre sa sœur ouvrière en République Tchèque où elle reste deux ans. Obligée de quitter le pays, destination la France, sans parler la langue et ‘sans papier’ pendant six ans, sa vie est alors faite de petits boulots pour survivre… tout en abandonnant sa formation d’économiste pour amorcer une pratique artistique.
Sa sélection au 65ème salon de Montrouge et le prix révélation ADAGP en 2018 (arte) marquent un début de reconnaissance. L’artiste vit aujourd’hui à Saint Gratien en Ile-de-France dans un petit appartement atelier… S’il reste beaucoup à écrire sur le devenir de ce parcours quasi romanesque, voir l’archétype « bohème romantique » que certains pourraient idéaliser, les premières pages soulignent d’abord l’incroyable détermination d’une artiste à s’exposer, et à s’investir pour faire bouger les lignes malgré la culpabilité de sa situation irrégulière.
Dans mon poing serré coulent des lignes de rivières et
Je me plonge aux creux de ma paume
Je croque le goût de la vie
Je ne crois pas au destin mais à l’instant
Je ne demanderais pas d’autre lumière que celle du soleil
D’autre toit que le ciel
Car je suis enfin visible parmi les autres et égale à tout le reste
Si la vie est l’eau de la rivière
J’ai une terrible soifOdonchimeg Davaardorj
L’oiseau, un animal qui peut toujours fuir
Refusant de jouer sur ses (més)aventures d’acculturation, cette personnalité ‘résiliente’, comme dirait Boris Cyrulnik, s’appuie sur les aspects positifs de sa liberté conquise pour être toujours prête « à décoller ». Est-elle l’un des oiseaux qui voltigent dans son œuvre ? « Le seul animal qui peut toujours fuir » comme elle aime à le décrire. Elle préfère d’abord intégrer de plain-pied les cultures qui l’accueillent, à commencer par apprendre leur langue. Tchèque et français, si son œuvre tranche avec ses racines, ces langues lui permettent d’en apprécier et comprendre les différences et paradoxalement de mieux assimiler la culture de son pays de naissance.
Dans Impatience François Bon (1953-) qui fut un temps, un de ses professeurs brosse une approche de l’art qui convient bien à l’œuvre d’Odonchimeg :« Le roman ne suffit plus, ni la fiction, les histoires sont là dans la ville qui traînent dans son air sali […]. On préférerait un pur documentaire, on préférerait la succession muette des images, un carrefour et son feu rouge, un arrêt de bus au banc de plastique sans personne […]. On préférerait l’inventaire étage par étage des noms et des vies […], cela ne constitue pas le roman ni la fiction mais l’inventaire exact de la ville devant nous, comment le représenter ou le construire, comment imposer que nous n’ayons pas à l’inventer mais seulement à le rejoindre ».
Libérer sa mémoire affective
Personnages disloqués et parfois sans tête. Tout est signifiant : « Je pense qu’il y a plein de gens sans tête, qui suivent les mouvements et qui sont juste des corps » confesse-t-elle dans une critique sociale aigüe des villes où elle est née et elle a vécu. Tous ses personnages sont très liés à sa vie de tous les jours et vivent avec elle. Ainsi, quand elle est amoureuse, elle dessine des couples. Si elle est triste, les personnages sont accroupis. “J’ai toujours dessiné. J’ai grandi dans un environnement sans écran ni musée, ni galerie mais entourée par des animaux et de beaux paysages. J’ai commencé toute jeune à dessiner tous ces animaux, et plus tard, à l’adolescence, à créer des vêtements. Ma mère était couturière…” Puisée et construit de sa mémoire affective, ses œuvres parlent de terres natales et de tentatives d’enracinements mais aussi de figures maternelles fusionnantes, charnelles et dévorantes. Sur fond d’une nature meurtrie.
Il dort
Il est éveillé
Tout à coup, il peint
Il prend une église et peint avec l’église
Il prend une vache et peint avec une vache
Avec une sardine
Avec des têtes, des mains, des couteaux…
Blaise Cendrars, Portrait de Chagall 1919
Une croyance aux relations entre les êtres et la nature
“Même si je ne suis pas croyante ni pratiquante d’une religion, je crois aux relations entre les êtres et la nature auxquelles fait appel la pratique du chamanisme. Cela se retrouve dans mes dessins où je rapproche les corps et la nature…” ajoute-t-elle comme vision du monde. Elle transparait dans une œuvre figurative où les personnages de ses aquarelles ou de ses encres de Chine sur feuilles libres sans encadrement renaissent sous des formes différentes, végétales ou animales. Les vers de Blaise Cendrars pour un « portrait de Chagall» correspondent bien à sa démarche créatives. Dans cet univers d’images, plus oniriques que narratives, entre ciel et terre, flottent les corps. Les compositions sont concentrées entre réalités intimes et sujets universels. A l’aide de la broderie, des corps de femmes nus aux membres parfois disloqués sont reliés par des fils de coton rouges.
Togloom : jouer en mongol
Ses vidéos sont plus légères. L’artiste y caresse les étoiles, essaye de prendre la lune dans ses doigts ou encore invente des petites scènes courtes sur des bouts de trottoirs avec une rare économie de moyen : elle y plante des feuilles, dépose un puis deux puis trois bateaux de papier ainsi qu’un couple de cygnes blancs pour compléter ce paysage rêvé. Elle fait émerger une petite maison de papier près d’une herbe folle, au pied d’un muret bleu. Il neige de la farine. Encore, elle ajoute des fleurs de papier de couleurs à une touffe d’herbe… C’est simple, efficace et formidablement poétique.
Faire sa part pour changer le monde
« Ma seule préoccupation est de rendre les hommes absolument, inconditionnellement libres ». Odonchimeg pourrait faire sienne cette citation de Jiddu Krish Namurti (1895-1986), grand philosophe indien ‘citoyen du monde’ qu’elle aime lire, tout comme Pierre Rabhi (1938-) le visionnaire écologiste-spiritualiste qui, avec son mouvement Colibris, encourage chacun à ‘faire sa part’.
Odonchimeg écrit aussi, principalement des poésies qui transpirent une irrésistible envie de vie. Elle le fait directement en français et peu importe si ce n’est pas parfait, elle suit son instinct et pas des règles. Elle essaye, si cela marche, tant mieux. Sinon elle considère que cela n’a pas d’importance. Elle se jette de tout son corps avec son énergie de battante dans ses performances et ses œuvres plastiques. L’avenir et les autres décideront pour elle de la valeur. Elle, est déjà passé à autre chose, peut-être en pensant à Rabhi : « C’est dans les utopies d’aujourd’hui que sont les solutions de demain ».
Des références qui n’en sont pas
Ne perdons pas de vue que Odonchimeg est née dans une ville où il n’y avait ni galerie ni musée et qu’elle a découvert sur le tard le monde de l’art. Si elle est allée à l’école de Paris-Cergy et que bien entendu des œuvres telles que celles de Louise Bourgeois lui ont tapé dans l’œil, cela reste pour elle ‘informatif’. Si le rapport au corps, à l’érotisme, à la sensualité, mais aussi à la douleur et à la blessure ‘fait sens’ avec son aînée, ce qui l’intéresse avant tout est sa force intérieure, et ce désir d’être avant tout une artiste contre tout et tous.
En fait l’autodidacte ne regarde pas tellement le travail des autres. Elle s’est formée seule et n’a pas besoin de références. On lui mentionne Shiharu Shiota (1972-), ses performances et la dimension onirique d’une œuvre caractérisée par un tissage de véritables toiles d’araignées ou encore le monde étrange et poétique de Kiki Smith (1954). Elle montre un intérêt, certes, mais détaché.
Elle se range plus volontiers du côté d’artistes tel que Bispo de Rosario (1911-1989), ce brésilien qui a exprimé sans relâche à travers ses collages et ses poésies brodées son expérience de l’univers sans interférence avec le monde extérieur. D’autres artistes, surtout performeurs, en la touchant l’ont fait passer du ‘bon côté’ : Marina Abramovic (1946-) qui n’hésite jamais à se mettre en danger avec un art réel, unique et éphémère, Francis Alys (1959-) artiste belge vivant au Mexique, sorte de flâneur poétique à la Baudelaire…
Être artiste est un vrai combat
« Je ne me présente même pas comme artiste. Je pourrai comprendre à la fin de ma vie si j’étais artiste ou pas. Tout le monde est capable de réaliser des projets créatifs. Des émotions on en a tous. Même les gens qui font du business, cela peut être de l’art aussi. Être artiste fait partie du quotidien » explique-t-elle à Singular’s en complétant d’une voix douce mais néanmoins ferme et convaincue, « être artiste est un vrai combat, le dire ne suffit pas ». Et ce combat est de rétablir le lien qui unit l’Homme à la Nature. Et pour elle tout est relié. Si le monde est fait de cultures et de langues différentes, aujourd’hui tout est aussi interconnecté. Nous avons à apprendre de nos différences. Quand la forêt amazonienne brule, où que l’on soit, on ne peut plus être indifférent car c’est aussi notre maison, une partie de nous qui brûle ! Rappelez-vous ses fils qui lient les différents éléments de ses compositions ou qui brodent sa poésie sur les vêtements qu’elle conçoit.*
Avec ce détachement qui la caractérise, rien de plus cohérent pour celle qui cherche à relier les cultures ou les hommes, qu’elle continue à travailler à côté de sa vie d’artiste, comme mannequin ou en créant des bijoux. C’est moins pour survivre désormais, que pour garder une précieuse occasion de plonger dans d’autres milieux, de garder un éternel recul sur tout.
Cette artiste poète exigeante et impatiente refuse autant d’ être (re)mise en cage que d’être enfermé dans une seule trajectoire. Covid oblige, son exposition – virtuelle ou sur rendez vous – à la galerie Backslash en témoigne, avant de pouvoir d’en apprécier la force palpable à Drawing now du 10 au 13 juin, où elle compte parmi la sélection du Prix.
Pour suivre Odonchimeg Davaadorj
- Son site
- Sa galerie Backslash
- Son compte instagram
Prochains rendez-vous :
- Jusqu’au 17 avril 2021, Phusis, galerie Backslash, virtuelle / sur rendez-vous
- Du 10 au 13 juin 2021, sélection au Prix Drawing now
Aller plus loin :
Cette matière imperceptible enfin se tient sur notre paume ouverte
Certains de nous flottent à la surface
D’autres s’y sont déjà noyés
Je suis une mauvaise nageuse qui ne sait qu’avaler l’eau,
mais n’en ai pas le goût
Je nage à poings serrés, pour ne pas perdre ces lignes de ma paume
Car je veux vivre
Je veux m’accrocher à la vie et ses racines
Parce que mes raisons, venues pousser sur mon bras, veulent
creuser l’eau de la rivière
Quel que soit ce chemin long ou court
Je me contenterai d’être présence
Voir le soleil, entendre le vent
Quel que soit ce chemin tourmenté
Je serai heureuse d’être passée de l’autre côté
D’avoir frôlé de ma peau l’eau de la rivière
D’avoir appris à nager à la fin d’un souffle…Odonchimeg Davaardorj
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