Culture

Les fils sacrés et inspirés d’Alice Anderson

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro

Article publié le 1er octobre 2020

[Connaitre le Prix Marcel-Duchamp 2020]  Le travail d’ Alice Anderson est essentiellement performatif. Ses chorégraphies rituelles aspirent à une réappropriation de notre rapport au monde régi par le « data management ». Ses ‘Spiritual Machines’ génèrent dessins au pastel, motifs en fil de fer et sculptures en acier ou en cuivre. L’artiste franco-britannique compte parmi les 4 finalistes du Prix Marcel Duchamp exposés au Centre Pompidou à partir du 19 octobre.

Danses performances Transitional ceremony 2019 © Alice Anderson

La sculpture, continuation de notre existence

Expériences corporelles, dessins ou tissage en mouvement, gestes répétitifs ou courts-métrages… tout est performatif dans l’œuvre d’Alice Anderson, née à Alfortville en 1972 dans une famille où on danse depuis trois générations.  L’artiste vit depuis 2001 entre Londres et Paris, quand on ne la retrouve pas à l’atelier Calder  ou chez ses amis Kogis de la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie. Ses connexions références sont multiples, autant sourcées de pratiques ancestrales que de designers, autant habitées de sculptures que de chorégraphies. Le designer et sculpteur américano-japonais Isamu Noguchi (1904-1988) définissait l’essence de la sculpture comme la perception de l’espace, la continuité de notre existence. Pour lui tout était sculpture.

Lost Gesture, performance, 2019 © Alice Anderson

L’œuvre étourdissante d’Alice poursuit cette dynamique fusionnelle entre la « sculpture-vie » et la danse que Noguchi avait su si bien combiner avec sa complice danseuse et chorégraphe Martha Graham (1894-1991).

Nuhé Temple, performance 2018 © Alice Anderson – Art-Brussels

Itinéraires d’un corps qui tient à un fil

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ! » Alice fait siens, ces mots-testaments de Pina Bausch (1940-2009). Cette grande chorégraphe continuait : « Il y a un moment où les mots s’arrêtent et où tout devient langage ». Les titres de ses récents cycles expriment cette quête : « Itinéraires d’un corps », « Architecture data », « Memorised objects » « Danses performances » ou « Transitional Dances »  qui intègrent autant chorégraphies que des sculptures, des peintures ou des dessins.

Au fil d’un travail d’une extrême cohérence, c’est toujours le corps et la danse-performance qui en sont l’âme. Cette dynamique de sculptures vivantes fait aussi penser aux danses-constructions de la chorégraphe américano-italienne Simone Forti (1935) qui revendique : « Pour moi, la danse a toujours été une façon d’explorer la nature. Je puise ma matière dans les formes de la nature. Bien plus que cela, je m’identifie avec ce que je vois, je revêts sa qualité, sa nature, ou son esprit. C’est un processus animiste. »

Every thing is connected Lift 2, Ladder 6, 2017 © Alice Anderson

Fascinée par le monde digital

Dès 1999, la diplômée de l’École des beaux-arts de Paris en 2001 et du Goldsmiths College de Londres en 2004 est remarquée pour les vidéos qu’elle a réalisées jusqu’en 2009, période à laquelle elle commence à créer des sculptures impliquant l’intervention de son propre corps : « Il s’agissait à l’époque de courtes vidéos qui correspondaient déjà à une recherche sur le fonctionnement de la mémoire. Au fur et à mesure du temps, c’était devenu une sorte de « journal vidéo » à travers des objets » précise-t-elle. « Car déjà à l’époque je m’interrogeais et en même temps j’étais fasciné par le monde digital qui se développait de plus en plus rapidement. Je m’interrogeais sur les processus de mémoire qui changent de manière irréversible à l’ère digitale puisque déjà notre mémoire au quotidien s’externalisait, se ‘partageait’ et devenait, en partie, instantanément collective. ».

Power Cables 2018 © Alice Anderson

Le cuivre métaphore physique des algorithmes

Alice n’a jamais eu le moindre doute sur sa vocation et son corps d’artiste. Très tôt elle a imaginé des rituels et / ou performances corporelles. Peu à peu sa volonté de penser son rapport à l’univers l’a fait se pencher sur les changements apportés par la civilisation contemporaine, le triomphe de la digitalisation et de la virtualisation du monde. L’intelligence artificielle, la prise de pouvoir des algorithmes, les connections numériques, la robotisation… l’ont amené à élaborer une incroyable technique de tissage faite de gestes répétitifs et dansés lentement utilisant un fil cuivré.

Le cuivre, ce métal rose-orangé qu’on trouvait déjà dans les cultures minoenne, mycénienne et phénicienne aux capacités remarquables de malléabilité et de résistance à la corrosion devient l’outil privilégié pour mémoriser les objets technologiques qu’elle métamorphose dans son œuvre.

Statuette 23 ‘Spiritual Machines’ series, Photo © Alice Anderson

Memorised objects

Ne comptant plus les heures jusqu’à s’oublier elle-même, son rite, solitaire ou accompagné d’ami.es danseurs, engouffre et fait disparaître peu à peu toutes sortes d’objets. Ce sont des réveils, téléphones, ordinateurs, voitures …mais aussi des architectures qui s’évanouissent sous ce fil qui symbolise pour elle les connexions et les mémoires tant cérébrales que technologiques. Ces œuvres performances sont pour « Apprendre de son propre algorithme, son propre système neurologique et mémoriel de façon à l’apprivoiser … même si ce sont toujours les objets qui dictent les gestes. » complète-t-elle.

Équilibre entre le monde spirituel et le monde matériel

Ce geste de tisser se retrouve au cœur de la cosmogonie des Kogis, tribu colombienne de la Sierra Nevada où Alice Anderson est allée plusieurs fois en séjours. Leurs rituels l’ont fortement marquée. En harmonie avec l’environnement, ils retissent en permanence avec un fil de coton les liens entre le monde spirituel et le monde matériel. Anderson y a entre-autre performé la danse « La Puerta al Cielo » du site sacré Nabusimake qui symbolise le passage entre le terrestre et le spirituel. Jackson Pollock avait perçu cette même énergie réparatrice chez les Indiens Navajos, tout comme Joseph Beuys avec les Tatars. La performance compte plus que le résultat pour Alice Anderson. Elle est aussi « un prétexte pour l’aider à réfléchir aux questions primordiales sur le sens et l’avenir de l’humanité » confie-t-elle à Singular’s.

Minimal Gestures 8, Photo © Alice Anderson

Prendre la mesure de l’infini

Il est difficile d’éclairer en quelques lignes les différentes directions du travail d’Alice Anderson. Signalons ses dessins ‘Lost gestures’ spontanés rythmés et répétitifs, prélude à une danse frôlant la transe ou l’hypnotisme nous faisant penser aux performances de l’artiste serbe Marina Abramovic. Ces gestes, sorte de compétition d’endurance, ont la pulsation de son corps.

There not exist sign, Lost Gestures performance, coloured pencils on paper, 2019 © Aline Anderson

Ses ‘Rituals of the shapes’ redessinent la dimension spatiale des lieux où elle intervient. Par exemple à l’atelier Calder où après avoir ‘épousé’ et peint l’architecture des lieux, elle a plié et froissé la peinture réalisée pour la transformer en sculpture. Cette danse in-situ est le noyau de son processus de création. L’enregistrement visuel final se veut être le fruit d’une perte de conscience de son geste. Ce dernier devient, seul, dessin ou sculpture-danse.

Signalons aussi ses ‘Sun drawing’ dessins qui suivent les ombres portées sur les architectures des lieux où elle se trouve. La lumière révèle les formes qu’elle souligne de son dessin. L’œuvre obtenue lui permet de « prendre la mesure de l’infini et de la profondeur de l’existence ».

Nous souhaitons bonne chance à Alice Anderson pour le Prix Marcel Duchamp 2020. Avec autant de talents conjugués, elle mériterait de l’emporter haut la main.

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