Culture

Mondes flottants. Du japonisme à l'art contemporain (Franciscaines de Deauville)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 8 septembre 2024

Avec un goût du paradoxe qui montre la diversité de l’offre culturelle de Deauville, alors que le Festival du cinéma américain fête son 50e anniversaire jusqu’au 15 septembre, une stimulante exposition aux Franciscaines « Mondes flottants » retrace jusqu’au 22 septembre une autre acculturation, le japonisme: cette de la fascination pour l’art japonais chez les peintres du XIXe siècle devenu un courant essentiel de l’impressionnisme. Ce dialogue est toujours actif pour Olivier Olgan à travers les artistes japonais contemporains notamment du Mori Art museum de Tokyo.

Comprendre l’autre à travers ses pratiques culturelles est une opportunité formidable d’apprendre sur soi et d’accepter qu’une vision différente du monde est possible.
Philippe Augier, introduction du catalogue Mondes Flottants

La Moderne Olympia (2017-2018) de Yasumasa MorimuraLa Parisienne japonaise, 1878 d’Alfred Stevens, Mondes flottants, Franciscaines de Deauville Photo OOlgan

La luxuriance des corps

D’emblée, le rapprochement des deux cultures bouscule le regard des visiteurs à travers trois icones : La Moderne Olympia, 2017-2018, de Yasumasa Morimura, entre en écho avec La Parisienne japonaise, 1878, d’Alfred Stevens (1823-1906). En renvoyant aux codes du corps féminin dénudé de l’Olympia, 1863 d’Édouard Manet, Morimura instrumentalise son propre corps masculin pour bousculer notre regard occidental qui a féminisé à la fois l’image masculine japonaise et la culture japonaise. Alfred Stevens, grand collectionneur d’ estampes, ombrelles et paravents japonais à l’instar de James Whistler ou de James McNeill Tissot introduit des éléments décoratifs japonais dans sa composition. La présence du kimono, que les Parisiennes adoptent comme vêtement d’intérieur ainsi que l’éventail renforcent une vision très stéréotypée, voire fantasmée, teintée d’un exotisme mondain.

You’re Mine #001, 2014, de Mari Katayama, Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

Le contrepoint corporel radical de Mari Katayama

A l’avant-garde d’une nouvelle génération d’artistes femmes dont l’œuvre peut être lue comme un appel à l’égalité des droits, You’re Mine #001, 2014, de Mari Katayama s’émancipe les canons classiques pour mieux creuser un espace de liberté en opposant la réalité de son corps aux idéaux de beauté normés et en interpellant le spectateur dont la psychologie est convoquée.
Dotée de caractéristiques physiques qui remettent en question les notions courantes d’ordre, de beauté et donc les modèles patriarcaux d’autorité, d’obéissance et de normes, son œuvre artistique riche et énergique stimule les discussions sur la diversité, l’égalité des sexes et l’inclusion qui se développent dans le monde entier.

Son image génère une sensation similaire à celles provoquées par les innovations impressionnistes du XIXe siècle, alors perçues comme scandaleuses, images qui sont depuis longtemps devenues canoniques

Signac, Le jardin de St-Tropez, 1909Umetsu, Lakeside Spirit, 2022 (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

A la rencontre de l’autre

Mettant un terme à l’isolement Edo en 1868, ostracisme qui a duré 265 années (1603-1867), paradoxalement le Japon en ouvrant ses portes à l’Occident modernisé a contribué à offrir au regard des Européens un art jamais vu jusqu’alors. Notamment ces estampes de l’univers de l’ukiyo-e (images du monde flottant / du quotidien). La découverte d’un art à l’esthétique radicalement différente du modèle antique enseigné depuis des siècles va insuffler de la liberté dans le langage plastique des impressionnistes, puis des postimpressionnistes. Au point que le « japonisme » – forgé par le critique français Philippe Burty en 1872 – connait une constante vitalité, au cœur de l’exposition « Mondes flottants ». Dans une juste inversion de perspective, elle présente aussi comment ces interactions – notamment sur les thématiques centrales le corps, la nature, la ville – sont perçues et réinterprétées par les artistes contemporains japonais.

Le terme ukiyo présent dans le titre original de l’exposition, Ukiyo: From Japonism to Contemporary Japanese Art, faisait initialement référence au « monde flottant » éphémère et misérable tel que perçu dans la perspective du pessimisme bouddhiste.
Mami Kataoka Directrice, Mori Art Museum

Hiroshige, 1856 – Dufy, 1907 – Enomoto, 2017, Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

La déferlante du japonisme

Faut-il parler d’influence ? La découverte de l’ukiyo-e accompagne la révolution impressionniste et postimpressionniste qui s’opère entre la fin des années 1860 et le tournant du siècle. Mais c’est librement, sans copier, que chacun s’empare de formules alternatives pour enrichir sa propre grammaire formelle. Comme l’invention de la photographie et le regain d’intérêt pour les primitifs de la peinture occidentale, la découverte de l’estampe japonaise arrive à point nommé pour déverrouiller un mode d’expression séculaire.

Tomoko Yoneda, Lunettes du Corbusier, lisant ses notes de cours sur « L’habitation Moderne », 2003, Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

Une délivrance esthétique

Au-delà de l’exotisme fantasmé d’un Orient, le changement de perspectives dans tous les sens du terme – influence leurs recherches. La découverte de cette « voie japonaise » est vécue pour certains comme une délivrance. De Van Gogh à Bonnard, les artistes s’y engouffrent, avides de nouveauté, dont le regard s’aiguise au contact de cette modernité qui les entoure, tout en approfondissent l’usage, dans des voies artistiques qui leurs sont propres : les compositions asymétriques, les perspectives obliques, l’aplanissement de l’espace, ou l’harmonie des couleurs ont désormais la primauté sur la recherche du réalisme, …

L’intégration du vide

Un élément formel qui avait suscité l’enthousiasme des impressionnistes au XIXe  siècle était ce qu’ils percevaient comme le « vide ». Cette représentation du vide émerge alors comme un sujet central. « Mondes flottants«  montre comment ce concept, si crucial dans la tradition artistique japonaise, a été interprété et adopté par les artistes européens. Le paysage apparaît comme le terrain privilégié où l’exploration du vide prend toute sa signification en Europe. La découverte de l’immensité de la mer et du littoral par les artistes de la fin du XIXe siècle n’y est certes pas étrangère.
De là est née cette floraison de tableaux utilisant vastes horizons dégagés, peints depuis les plages chez les impressionnistes et postimpressionnistes. La transparence du ciel s’y confond avec les reflets de la mer. En explorant le vide dans le paysage, les artistes dépassent les limites de la représentation réaliste pour atteindre une dimension plus abstraite et émotionnelle.

Fenêtres ouvertes sur des mondes intérieurs, où le vide n’est plus une absence, ces œuvres deviennent présence vibrante et soulignent la poésie et la profondeur du paysage maritime.

Hiroshige, Les 53 relais de la Route de Tokaido (1848) – Lepic, Marine voiles sur la mer, 1875, Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

Un Japon fascinant et fantasmé

Interrogation qui hante les artistes européens, ce Japon inconnu, fascinant et fantasmé, donne lieu à des créations où la nature se mêle à des êtres hybrides, venus des profondeurs des légendes et des contes.

Espace où la frontière entre le réel et l’imaginaire s’efface, les artistes laissent place à une exploration poétique des liens entre deux mondes en apparence éloignés. Tangible et intangible se mêlent dans une nature luxuriante.
Annie Madet-Vache et Martin Germann

Hiroshige, Les cent vues d’EdoVallatton, Le ballon, 1899 Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

Les variations occidentales de l’art japonais contemporain

L’actualité artistique au Japon est aujourd’hui marquée par des préoccupations postcoloniales et des questions de diversité. Elle explore les enjeux d’un monde qui s’unifie d’un côté tout en redécouvrant, notamment après la pandémie de Covid-19, la valeur du local et du « propre ».

Nombre des artistes nés après les années 1960 se sont plongés dans des histoires et des sociétés multiculturelles, évoquant des souvenirs ancrés dans la nature comme dans des paysages urbains, tout en déployant dans leurs œuvres une conscience et une sensibilité aiguës aux sensations spatiales, à l’ombre et à la lumière, aux royaumes invisibles, puisées dans un environnement naturel, un climat et une culture vernaculaire uniques.
Ces œuvres sont également des ukiyo-e, soit des représentations de ce monde éphémère et présent à travers leur regard.

Mami Kataoka Directrice, Mori Art Museum

Lee Ufan, Dialogue 2017, Mondes flottants (Franciscaines Deauville) Photo OOlgan

Un dialogue éclairant

Alors qu’elle se manifeste de manière retentissante à l’échelle mondiale dans le contexte de la crise climatique, la nature au Japon est également empreinte de mythes, le shintoïsme lui attribuant d’innombrables divinités. Ce que l’Occident pourrait interpréter comme de l’amour, de la proximité et des soins pourrait correspondre, au Japon, à une attitude de domestication et de soumission envers tout ce qui est considéré comme « sauvage ».

Nous évoluons donc dans un monde riche en contradictions, où subsistent des éléments communs tels que la lune, visible depuis toutes les perspectives de notre planète, depuis le Japon, situé en périphérie de l’Asie, que Claude Lévi-Strauss a autrefois proverbialement décrit comme « l’autre côté de la lune », jusqu’à la Normandie, périphérie de l’Europe.

Japonisme ou américanisme, Deauville nous montre que notre culture se nourrit de l’autre, pour mieux rebondir et s’épanouir son identité.
Sans oublier une pointe acidulée.

Yayoi Kusama, Dots Obsession, 2024 (Franciscaines Deauville)

Olivier Olgan

Pour aller plus loin

Jusqu’ au 22 septembre 2024, Mondes flottants. Du japonisme à l’art contemporain, Les Franciscaines, 145 B, Avenue de la République, Deauville

Catalogue, sous la direction des commissaires Annie Madet-Vache et Martin Germann, co-édition Les Franciscaines et In Fine, 25€. Aux gravures sur bois d’Hokusai et Hiroshige, maîtres incontestés de l’estampe au Japon, répondent les peintures et dessins d’Eugène Boudin, Pierre-Auguste Renoir, Félix Vallotton, Albert Marquet, Paul Signac ou une sculpture d’Auguste Rodin. Recréant le même choc esthétique que celui ressenti en France à l’arrivée des premières œuvres japonaises, elles dialoguent avec les photographies de Mari Katayama, de Yasumasa Morimura ou de Naoya Hatakeyama et les sculptures de Lee Ufan et de Yoichi Umetsu.

Plusieurs essais éclairent la dynamique de ce choc, la naissance du japonisme (par Marina Ferretti Bocquillon), e japonisme en littérature (Michaël Ferrier), un sujet rarement abordé, les premiers collectionneurs d’art japonais en France (Annie Madet-Vache), la vitalité de l’art contemporain japonais (Flottement et suspension, Martin Germann) ou encore Femmes, artistes, muses et modèles (Annie Madet-Vache et Martin Germann).

Mori Art Museum. Ouvert en 2003 à Roppongi, au cœur de Tokyo, le musée abrite aujourd’hui une collection d’environ quatre cent soixante-dix pièces. Inauguré sans collection propre, le musée a constitué depuis 2005 une collection polyvalente, qui reflète notre époque, centrée sur des œuvres commandées pour des expositions puis exposées.

A lire

Japonismes/Impressionnismes, catalogue Gallimard / Musée des impressionnismes Giverny, 2018

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