Culture
Les jus de paysages d’Adrien Vescovi infusent la toile et le temps
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 3 aout 2022
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Ce saisisseur de temps pour Marc Pottier capte les traces d’une nature en action dans des installations de toiles monumentales. Adrien Vescovi laisse le jeu libre à de grands textiles variés qu’il teinte pour les laisser dialoguer avec les architectures intérieures et extérieures des lieux où il expose. Une installation au Bookstore d’Yvon Lambert à Paris (> 9 septembre 22) et une exposition au Casino du Luxembourg (> 1er octobre 22 ) découvrent les jus de paysages de ce poète de la toile.
Un continuum de connexions dans toutes les directions
« Tout est création, la vie est création. On appelle ça « pensée » parce que c’est plus ciblé que la communication. Mais la nuit et le jour, nous sommes vivants, tout est vie et la vie prend des formes, comme l’électricité, comme l’amour, ça donne du chaud, du froid, on aime un arbre, une personne, ça vient de la même chose. Et la pensée, la poésie, même le fait de marcher, pour moi tout se tient, il n’y a pas de coupure. Nous sommes dans un continu. C’est ça l’Univers, c’est un continuum dans toutes les directions. Tout est connecté, c’est à l’intérieur de connexions, il me semble, que nous fonctionnons. » Adrien Vescovi pourrait faire sienne cette citation de l’artiste libano-américaine Etel Adnan (1925-2021) qu’il admire tant.
Se revendique comme saisisseur de temps
Adrien Vescovi est lui aussi un poète qui aime les routes inexplorées. Il teint délicatement tissus, toiles d’ameublement, draps brodés en prenant le temps du temps. Sismographe des « énergies à l’œuvre » dans la nature, l’élaboration de son œuvre n’a pas de limite de temps. Ses compositions se servent des empreintes laissées par vent, le soleil, la pluie… en de subtils témoignages.
Cette collaboration improbable, ce ‘laisser-faire’, accueille avec appétit les surprises provoquées par les caprices du climat et l’évolution des saisons dans un continu et une connexion des éléments qu’il intègre parfaitement. Cette quête d’interaction entre les pigments, la toile, les éléments naturels constitue la dynamique évolutive de son œuvre. C’est à la fois un travail de transformation de la peinture (traditionnelle) et d’enregistrements de traces d’une nature expressive.
« Pour être artiste, aujourd’hui, il faut basculer d’une étape à l’autre, confie l’artiste. Pour obtenir ces installations, j’ai, tour à tour, été menuisier, lavandier, repasseur, couturier, mais aussi saisisseur de temps, pour exploiter la nature en action, du travail du vent jusqu’à la fonte des neiges. J’obtiens des morceaux de réalité, puis j’entre dans le registre des gestes : pousser, gratter, au rythme du fait-main, montrer, tendre les tissus, construire les châssis. » complète Adrien né à Thonon-les-Bains en 1981, qui a posé aujourd’hui ses valises à Marseille à quelques mètres de la Friche Belle de Mai.
Des jus de paysages
En visitant son vaste atelier, entre les tissus suspendus déployés en attente d’être ‘traités’, qu’on découvre dès la rue quand il ne tire pas le rideau métallique de son entrée principale, et ceux qui sont déjà teintés, on découvre au sol de nombreuses cuvettes emplies de « jus », ses décoctions de matières minérales ou végétales et d’épices divers. « L’infusion du temps est la matière de mon travail » souligne l’artiste qui parle de « jus de paysages » à propos des textiles qui portent la mémoire des lieux et du temps auxquels ils ont été soumis.
Son travail de teintures lui fait au préalable imbiber les tissus choisis de des pigments naturels sélectionnés. Ils s’infusent, se réduisent, évoluant à leur rythme. Ainsi le travail du temps agit en un jeu qui permet de mettre en scène toute la gamme des mémoires des vies antérieures des tissus et celle des vieillissements possibles, comme une aventure alchimique. Ses couleurs qui ont épousé ses immenses toiles forment des compositions qui sont généralement douces, abstraites et vides, libres mais ordonnées et toujours paisibles.
Un atelier tous terrains.
L’artiste n’hésite jamais à sortir de son atelier et des sentiers battus pour se confronter à son « partenaire-Nature ». C’est ainsi qu’il s’était installé dans l’ancien atelier de son grand-père en Haute Savoie, dans les hauteurs des montagnes. « Pendant trois mois, j’ai surtout travaillé avec les rayons ultra-violets de la lune et du soleil. A 1600m d’altitude, les rayons UV sont beaucoup plus puissants, et donc la décoloration et la transformation de mes textiles se sont faites plus rapidement. J’y ai trouvé à la fois une sorte de lumière et de solitude qui m’a permis de me concentrer sur ma peinture. » raconte-t-il.
Des peintures-coutures
Son œuvre monumentale et immersive est composée de tableaux-tentures, des grandes toiles, généralement des draps qu’il a chinés, teints naturellement et cousus en formes simples, abstraites et géométriques. Leurs installations peuvent prendre toutes les formes imaginables : elles peuvent déborder des balcons ou des colonnades extérieures des immeubles, être étalées au sol permettant d’y déambuler en chaussettes ou pieds nus. Ce sont des peintures-coutures.
Favoriser une immersion mentale
Les initiales brodées, mémoires domestiques de mariages passés et autres signes graphiques décoratifs que l’artiste garde par petites touches ont une simple valeur indicative. Il s’agit de signes ouverts favorisant une immersion mentale dans les œuvres présentées. Ces détails nous rapprochent des installations de l’artiste sans pour autant nous fournir un cadre contraignant et encore moins définitif. Adrien a découvert très tôt le travail de l’artiste allemand Franz Erhard Walther (1939-).
Ce qu’il a donc et entre-autre apprécié chez ce dernier, est que le spectateur est censé parachever mentalement l’œuvre dont il est le destinataire. De même leurs œuvres relèvent d’une participation physique de l’utilisateur invité à la déambulation. Chez les deux artistes, leur ready-made duchampien et leur réductionnisme minimaliste se traduisent par des compositions géométriques prenant appui sur des surfaces monochromes dépourvues de signes figuratifs. Tous deux ont élargi les limites de la sculpture en mettant davantage l’accent sur les conditions mêmes dans lesquelles certaines sortes d’objets sont vues. Pour Adrien ce sont donc des textiles, sculptures molles sans socles, dans lesquelles on peut se promener ou marcher dessus.
Des œuvres qui continuent de vivre
On comprend aussi bien pourquoi l’artiste suisse-argentine Vivian Suter (1946-) lui a tapé dans l’œil. « Mes œuvres sont à l’image de la nature, elles continuent de vivre » dit celle qui ne lutte pas contre la nature mais qui, au contraire, travaille avec elle. Ses toiles sont imprégnées par la nature (feuilles, boues, odeurs). Son objectif premier consiste à faire de l’art à partir de zéro, exempt d’influences. Comme Adrien, Vivian Suter accroche ses toiles à différentes hauteurs, les déposant parfois à même le sol. Unies dans les trois dimensions, ses peintures deviennent parties prenantes d’une sculpture textile géante.
Un Land-Art inversé en captant les traces de la nature
La ductibilité de la mémoire est centrale dans son œuvre. Mise à part la mémoire d’une transmission familiale, à la suite de sa grand-tante qui lui enseigna la couture dont il se sert pour assembler ses toiles, pour donner suite à une réponse à un coma subi en 2004, l’artiste a du inventer une formule qui lui permette de rassembler ses souvenirs. La répétition des gestes (sélectionner les textiles et les pigments, cuire, teindre, coudre) est pour lui comme une technique de concentration. Son Land-Art inversé (la Nature déposant son empreinte sur l’œuvre et non l’inverse) inclut la mémoire des traces naturelles et le « devenir atmosphérique » de l’œuvre.
Des Allégories de paysages, hommage au groupe Supports/Surfaces
Pour renouveler une peinture condamnée à l’époque par certains à disparaître, le groupe Supports/Surfaces engagea en 1970 une peinture dépouillée du superflu, remettant en cause les moyens, les pratiques picturales et le cadre support lui-même. En référence à cette liberté informelle, le maître mot d’Adrien est la simplicité. Sa peinture/teinture est dépouillée de tout attribut non essentiel pour devenir plus efficace, plus claire, plus compréhensible. Ses « allégories de paysages » sont constituées de vastes pans de tissus suspendus verticalement, cousus par lés ou superposés en multiples couches colorées. Ce retour aux sources du pigment et de la toile rompt avec les lourdes contraintes imposées à la peinture par le passé, telles que l’encadrement, l’étirement et l’accrochage de la toile.
L’éloge de la lenteur
Dés lors, donner un titre à ses œuvres, devient un exercice difficile. « Je porte un grand intérêt à le trouver, parfois dans la douleur et la confusion. Il m’arrive donc souvent des renommer des travaux plusieurs années après… L’utilisation du Français et sa référence à la littérature me permettent de m’inscrire dans une poésie que je contrôle. Par exemple “Jours de lenteur”, titre de ma prochaine exposition au Casino du Luxembourg, fait référence à la fois à cette poésie, mais aussi au rythme de mon travail et des processus que je mets en exergue dans mon travail. » dit-il, faisant directement référence au tableau “Jour de lenteur” du peintre surréaliste Yves Tanguy.
Empêcher l’œil de se concentrer sur des détails
Beaucoup d’artistes femmes font partie de l’olympe de références d’Adrien dont la grande artiste américaine Helen Frankenthaler (1928-2011) qui a joué en rôle central dans la transition du mouvement abstrait vers la tendance du color field painting. Adrien a dû apprécier ses « Soak-Stain », une technique qui consiste à tacher la toile de couleur jusqu’à ce qu’elle absorbe la peinture. Comme elle l’a décrit en parlant de paysages : « ils étaient dans mes bras pendant que je les peignais… J’essayais d’atteindre quelque chose – je ne savais pas quoi jusqu’à ce que ce soit manifesté ». Lorsque qu’elle abandonna le pinceau et s’arrêta de préparer sa toile avec l’enduit qui empêche les couleurs d’y être absorbées, elle alla au-devant d’une invention formelle neuve. Cette technique consistant à imbiber de peinture la toile non préparée et à la travailler par terre, l’utilisation de grands formats, travail sur la toile posée au sol, évoquent bien le travail d’Adrien Vescovi.
L’artiste suisse Renée Levi (1960-), depuis la fin des années 1990, a aussi examiné les limites de la peinture, élargissant ses explorations dans des installations et des interventions en trois dimensions. Cela conduit à des dialogues surprenants entre l’architecture et son œuvre dans des œuvres en trois dimensions. La forme et la couleur prennent des dimensions immenses, sans rien perdre de leur fragilité.
« J’ai suivi des lignes que je n’ai jamais vues, (…)
je suis allée sur des routes inexplorées (…).
Toujours le présent soufflait. » Etel Adnan
Le laisser faire, la dé-maîtrise, l’effacement du geste face à la nature et aux jeux des pigments, parlent aussi du corps, un corps invisible mais présent métaphoriquement. Le public se promène dans les labyrinthes de tissus tendus… L’artiste parle de « stigmates » au sujet des empreintes qui marquent ces tissus : ses draps ne sont-ils pas aussi, ceux qui accompagne l’humanité, des langes au linceul ?
C’est tout en subtilités que Vescovi vous invite sur ses routes inexplorées. A vous de découvrir si c’est le présent qui souffle.
Pour suivre Adrien Vescovi
- Le site d’ Adrien Vescovi
- La Galerie Albarran Bourdais
Agenda
A partir du 9 septembre, Au repos. J’en aurais bien besoin’ au Bookstore d’Yvon Lambert, Paris : « J’ai rencontré Ève et Yvon en 2020 à la suite de l’exposition Slow down Abstraction dans l’espace d’exposition de Fotokino Studio à Marseille. J’y présentais un ensemble de trois œuvres, l’une suspendue à la verrière, repliée sur elle-même comme une page double sur un fil. Au sol deux œuvres de grands formats remplissaient dans sa presque entièreté l’espace. Le spectateur était invité à ôter ses chaussures pour fouler ces tableaux-tapis jonchant le sol. Ces pièces aux sols sont le souvenir d’une visite à l’atelier datant de 2019. J’étais en production du projet pour le Palais de Tokyo, l’atelier était rempli de textile, nous travaillons une partie des pièces étendu sur le plancher, je demandais donc aux visiteurs d’enlever leurs chaussures pour visiter… Pour l’espace familier du Bookstore, je souhaite proposer une actualisation de ce souvenir pour cet espace domestique, au fond de la boutique. Je pense à une œuvre peu colorée, calme, « Au repos ». Ce sera d’ailleurs le titre cette exposition ».
A partir du 1er octobre, Jours de lenteur au Casino du Luxembourg : Couvrant toute la façade nord du Casino Luxembourg, une surface de 14 mètres sur 38, les toiles suspendues de Vescovi seront exposées au vent et aux éléments naturels. Les matériaux « pauvres » dont ils sont faits contribueront à lisser les contours, à reposer le regard et à sublimer les craquelures partout où elles apparaitront. La magie opèrera aussi au premier étage, qui sera transformé en espace d’apparat occupé par un tableau qui s’est déroulé au sol comme une grande nappe sur l’herbe et qui, par le simple choix de l’horizontalité, inversera le rapport entre intérieur et extérieur à l’intérieur même de l’exposition.
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