Culture

Les self-hybridations d'ORLAN conjuguent la femme-sujet au futur

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 15 septembre 2021

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Pour son nouveau lieu, Belle Rive, Espace d’Art et maison de la Photographie inauguré le 16 septembre à Ouisteham, la chorégraphe et artiste plastique Karine Saporta a choisi autour du thème Duelles jusqu’au 12 octobre, les self-hybridations les plus récentes de sa complice ORLAN.  La série de huit photographies imaginées à partir des peintures de Picasso représentant Dora Maar en pleurs revendique par son titre, Les femmes qui pleurent sont en colère, une corporéité subversive la femme-sujet est remise au centre.

Deux regards complémentaires sur le corps et son hybridation

« Le rêve qu’une mutation quasi biologique de notre être puisse advenir nous réunit ORLAN et moi-même » : les liens étroits qui unissent la chorégraphe et artiste plastique Karine Saporta et ORLAN n’en sont pas à leur premier pas de danse. Depuis le spectacle « Les guerriers de la Brume » en 2002, un des points de départ de leur collaboration, toutes deux explorent l’étendue de la plasticité du corps en essayant de comprendre jusqu’où il peut se déconstruire et se ‘ré-agencer’. Leurs regards complémentaires sur le corps et son hybridation justifient le choix d’ORLAN pour cette première exposition inaugurale.

Des corporéités insolites aux corporéités subversives

Rédemptions de Karine Saporta

Aux corporéités insolites des chorégraphies de Karine Saporta auxquelles répondent les interventions chirurgicales et photographiques d’ORLAN sur son propre corps.  Leurs créations formelles et plastiques engagent physiquement des enjeux philosophiques et politiques remettant en cause les différents mécanismes de contrôles et d’assujettissement des corps.
Leurs expérimentations inventent des corporéités subversives, des formes de résistance aux « biopouvoirs » où elles déconstruisent et reconstruisent le Corps. Réagissant contre le corps idéalisé par les standards sociaux et culturels que diffusent les publicités, les magazines, la télévision ou encore une histoire de l’art occidental où la nudité de la femme est ‘forcée à voir’, elles repensent les limites et l’identité du corps et les enjeux qui la traversent.
En (se) jouant de toutes leurs métamorphoses possibles, prenant en compte l’instabilité, l’hétérogénéité du corps et sa capacité de transformation, les deux artistes retissent le lien qui le relie à son environnement. Celui-ci n’est plus une réalité fermée, délimitée par la peau mais affichée et assumée comme un reflet de notre culture sociale et politique et un ressort de notre imaginaire.

Mêler physiquement l’intime et le social

ORLAN, Self hybridation Opéra de Pékin n°6

« Dès le début, mon œuvre a interrogé les pressions sociales, politiques, religieuses qui s’exercent sur les corps. Travailler le corps et sur mon corps c’est mettre ensemble l’intime et le social », L’œuvre ‘autoportrait’ d’ORLAN, artiste multi-médium femme aux modes d’expressions qui n’ont aucune limite et vont jusqu’à la robotique ou encore les techniques scientifiques et médicales, interroge les phénomènes de société et les pratiques artistiques avec un discours féministe engagé qui aime aussi s’accompagner de quelques touches humoristiques. Les ‘corps sculptures’ (1964-1967) ou encore les ‘Robes sans corps’, sculptures de plis de papier (2002) d’ORLAN sont en parfaite harmonie intellectuelle avec les recherches chorégraphiques contemporaines dont le ‘baiser de l’artiste’ présenté de façon sauvage sans y avoir été invitée à la FIAC en 1977 est un des points d’orgue.

Des créations, toutes politiques et féministes

« Je questionne la position de la femme dans la sphère artistique contemporaine et interroge le statut du corps via toutes les pressions culturelles, traditionnelles, politiques et religieuses. C’est une destruction-reconstruction et création de la figure féminine qui kaléidoscope le monde auquel elle se mêle. Les portraits sont brouillés par leur environnement et la colère s’exprime dans l’œuvre. Mes créations, toutes politiques et féministes, se fondent sur une recherche visuelle de visages d’horreur, de peur et de grandeur. » Les huit photographies présentées à l’espace Belle Rive font partie d’une série imaginée à partir des peintures de Picasso représentant sa jeune amante Dora Maar en pleurs. A travers cette icone, ORLAN voulait montrer les femmes de l’ombre : les inspiratrices, les modèles, les muses qui ont toujours joué un rôle prépondérant dans les œuvres des grands maîtres.

« Je considère que je sommes et non pas je suis » ORLAN

ORLAN Les Femmes qui pleurent sont en colère, n°1 2019

Dans cette série de 2019, le titre « Les femmes qui pleurent sont en colère » est complété par « femmes avec tête(s) » qu’ORLAN justifie en affirmant : « Je préfère me considérer comme une femme avec tête que comme une femme comme celle de ‘L’origine du Monde’ (de Gustave Courbet) à qui on a coupé la tête, les bras et les jambes et qui n’existe que par son organe de reproduction : le ventre et le sexe. » Si ORLAN a une tête, elle entend se rendre ‘interchangeable’ rejoignant ainsi la conviction de son amie Karine Saporta qui défend l’idée qu’ « au plus profond, nous sommes porteuses d’une promesse d’identité « mutante ».

Pour compléter ORLAN, sans prendre le risque de la contredire, Karine Saporta en citant une des formules chocs de Martha Graham « on danse avec son vagin » veut rappeler que « la danse part du centre du corps, du bassin, du ventre, des entrailles… Elle est plus dionysiaque qu’apollinienne. Elle séduit une société ouverte à des transformations artistiques et esthétiques profondes en peinture, en littérature, en musique… les artistes sont à l’honneur pour ce qu’ils communiquent à l’ensemble de la société de sensibilité, de fragilité, de déraison, de… féminin peut-être ».

Hybrider, c’est créer du nouveau à partir du distinct.

ORLAN SONGYENB150

« Il ne s’agit pas seulement d’un premier et d’un deuxième élément qui sont mis ensemble, il s’agit en réalité du troisième élément qui est pleinement créé » insiste ORLAN.  Après ses chirurgies esthétiques filmées en direct (Omniprésence de 1991, 1993) où différentes parties de son corps viennent imiter et reproduire les formes d’icônes de l’histoire de l’art (par exemple la bouche modifiée pour ressembler à celle de la figure d’Europe de François Boucher ou encore le menton redessiné à l’identique de celui de la Vénus de Botticelli), ORLAN décide de se faire poser des implants, habituellement posés pour rehausser les pommettes du visage. Elle exigea de les faire insérer de chaque côté du front, sur les tempes de façon à créer des bosses. Par ce geste fort ORLAN souhaitait déstabiliser les critères de la chirurgie esthétique. L’opération n’était pas sensée apporter de la beauté mais au contraire aller du côté d’une forme de laideur où ces bosses inhabituellement implantées la feraient apparaitre comme un monstre indésirable. L’artiste a voulu s’échapper des stéréotypes et des modèles en cours pour démontrer que la beauté peut-être hors norme et transformer ses bosses repoussantes comme organes de séduction.

Une artiste humanoïde

ORLAN, ORLANOÏDE hybride intelligence artificielle, 2018

Des séries d’œuvres photographiques ou virtuelles ‘self-hybridation’ viennent montrer d’autres osmoses possibles entre le corps de l’artiste et des cultures aussi diverses que celles des civilisations africaines, chinoises, précolombiennes ou amérindiennes.  N’oublions pas I‘intégration de la robotique et de l’intelligence artificielle où les limites sont encore plus indéfinies. L’artiste va ainsi jusqu’à créer des doubles d’elle-même, se faisant par-là exister selon ses propres règles, comme ce fut le cas en 2018 au Grand Palais avec son ‘ORLANOÏDE hybride intelligence artificielle’, une sculpture pensée spécialement pour l’exposition « Artistes & Robots » : une humanoïde lui ressemblant capable de communiquer avec le public.

Le Baiser de l’artiste

ORLAN Le Baiser de l’artiste Sculpture piédestal

Si le titre parle de baiser de l’artiste, c’était une des premières colères métaphoriques d’ORLAN qui pour critiquer le rapport entre l’art et l’argent et interroger les stéréotypes liés au sexe féminin, a présenté deux sculptures-panneaux-performance où elle intervenait comme une madone ou comme une amazone. Une première photographie d’elle-même en taille réelle contrecollée sur un support en bois de sa série ‘Le Drapé – le Baroque’, l’artiste y était représentée en Sainte drapée d’un drap blanc de son trousseau portant un nouveau-né en tissus. Le sein droit émergeait du drapé. Devant elle étaient posés cinq cierges, et un bouquet de lys blancs.
À côté de la madone, sur le même piédestal figurait l’amazone ‘TORSE D’ORLAN-CORPS’, une autre photographie du corps d’ORLAN, découpée et contrecollée sur un panneau de bois détouré. Son buste présentait une fente au niveau du cou qui permet d’introduire une pièce de cinq francs qui tombait dans le pubis transparent. ORLAN activait cette sculpture en se tenant derrière et proposait au public pour cinq francs le baiser de l’artiste et/ou de mettre un cierge à Sainte ORLAN. Elle offrant ainsi au public la magistrale chorégraphie performative politique interactive SAINTE-ORLAN ET ORLAN-CORPS.

Les femmes qui pleurent                  

ORLAN Les Femmes qui pleurent sont en colère, n°4 2019

Dans la série d’ORLAN présentée à l’espace d’art Belle Rive, l’émotion tragique réapparait. Ses femmes ne se cachent pas, elles pleurent l’éternité. Les larmes de ces femmes en colère ne sont pas expression mais le lieu d’une signification, celle d’une douleur qui n’est pas un objet extérieur et distant mais celui d’une expérience vécue.

Rappelons que le modèle utilisé par ORLAN, « La Femme qui pleure, 1937 » mordant son mouchoir avec ses couleurs éclatantes et les formes anguleuses et déstructurées de la période cubiste, montrent le sanglot de Dora Maar, la jeune amante de 28 ans et alors muse de Pablo Picasso.

Cette œuvre est le reflet de deux rages : celle de Pablo Picasso bouleversé par la situation politique en Espagne qui s’inscrira peu après au Parti Communiste Français et, et celle de Dora Maar proche du groupe Contre-Attaque, l’Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, rassemblant antifascistes et artistes surréalistes de gauche. Ensuite vient une lecture plus personnelle d’une femme emportée par une passion destructrice, qui accepte tout de Picasso et subit une relation écrasante, violente et misogyne où elle fera l’objet d’humiliation et de brimades régulières.

Picasso intégrera cette tristesse dans une histoire qui les dépasse. Dora a suivi de près la progression du grand tableau de Picasso sur le bombardement de Guernica (1937). Dans ce contexte de guerre civile en Espagne, le désespoir de Dora nourrit l’œuvre de Picasso qu’il transforme en la montrant comme le symbole de l’Espagne meurtrie. A travers ce portrait, c’est sa terre natale qu’il pleure.

Remettre la femme-sujet au centre

ORLAN Les Femmes qui pleurent sont en colère, n°5 2019

« Picasso objectise Dora Maar. Je relis l’œuvre pour remettre la femme-sujet au centre. Entre peinture et photographie, pleurs et colère, mes figures féminines sont hybridées et désaliénées ». ORLAN interroge depuis longtemps les oppressions civilisa­tionnelles : la domination masculine en générale, la domination de l’Afrique, la des­truction de peuples et de civilisations telle que celle des Amérindiens ou des Précolombiens.

Mais les larmes parlent aussi de l’expérience collective de la souffrance et du désir en révélant une profonde humanité avec des émotions mises à nu. Les larmes des pleureuses de Picasso revisitées par ORLAN, révèlent l’irréversibilité du temps, la solitude et le glissement vers la mort. Pleurer, c’est dire l’indicible et dans ces expressions de douleur qui ne sont pas contenues, on sait aussi que parfois les larmes ne peuvent hélas rien changer.

Lavés intérieurement par nos larmes 

ORALAN Les Femmes qui pleurent sont en colère n°7, 2019

Pleurer de colère, « c’est s’autoriser à dire ses émotions aux autres » confie l’artiste qui a organisé des séances de pleurs avec des amis artistes : « Nous allions dans un bar. On mettait au Jukebox les chansons les plus triste que l’on trouvait, « les roses blanches », « le dénicheur » …et après avoir bu un peu de vin nous pleurions ensemble. On se quittait très heureux, très décontractés d’avoir pleuré ensemble, comme lavés intérieurement par nos larmes. »

De quelles larmes parle-t-on ? ORLAN, celle qui affiche une pétition contre la mort dans son site web a beaucoup de recul sur la vie et un humour décapant. Si elle gueule, elle reste toujours du côté de l’optimisme et est tournée vers un avenir qui peut être prometteur. « L’Homme pleure pour Dieu qui n’a plus de larmes, depuis que, de chacune d’elles, il a fait une étoile », cette citation d’Edmond Jabès convient bien à l’utopie de cette artiste engagée corps et larmes.

Pour suivre Karine Saporta et ORLAN

Le site de Karine Saporta

jusqu’au 12 octobre :  Duelles : Portraits d’un art hybride avec Les femmes qui pleurent sont en colère de ORLAN, mais aussi les œuvres de Christine Spengler, Karine Saporta et Delphine Diallo, Belle Rive, Espace d’Art et maison de la Photographie,  Quai georges thierry 14150 Ouistreham. « Nous sommes ces bâtardes, ces croisées, mélangées, mâtinées, métissées… écrit Karine Saporta, à propos de Duelles. Composites, hétéroclites, impures et imparfaites : nous pratiquons un art hybride. Un art éternellement mixte.
Artistes hétérogènes, nous inventons des parthénogenèses, des greffes … Des opérations chirurgicales symboliques, des mises en scène sous la peau aux séquelles indélébiles pour certaines. Nous donnons naissance, graves et futiles … à des créatures surgies de féconds déchirements.(…) Nous écrivons, contredites en nous-mêmes un art photographique de chambre et de guerre. Photo- graphes … Nous sommes et ne sommes pas.
C’est de dualité que nous souffrons, c’est de dualité que nous créons. DUELLES … en effet. »

Le site d’ ORLAN 

Sa galerie Ceysson Benetiere

A voir : ORLAN, Corps, Médias et Technologie. série de 6 vidéos, MOOC Digital Paris, 2015
A lire  :
ORLAN, Strip-tease, tout sur ma vie, tout sur mon art, Gallimard, 2021, 352 p. + 32 p. hors texte, ill., 29€

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