Culture
L’esthétique relationnelle de Guillaume Aubry sublime le coucher de soleil.
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 18 février 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui ] Artiste et architecte, Guillaume Aubry s’appuie sur la plastique du coucher de soleil, pour développer une esthétique relationnelle, interrogeant renaissance et sublime. Le doctorant de création RADIAN entame une résidence à la fondation Lafayette Anticipations dans le cadre de la seconde édition de « À l’œuvre ! ». Il sera passionnant de découvrir les impressions par risographie que ce polymathe souhaite y développer.
Prisonnier du soleil ?
Un artiste en doctorat de création RADIAN qui prépare une thèse sur « L’expérience esthétique des couchers de soleil », le sujet le plus photographié au monde, interpelle suffisamment pour que Singular’s veuille en savoir plus sur Guillaume Aubry.
Au plus près de cet Hélios contemporain, les tatouages affichent d’emblée ce qui pourrait ressembler à une obsession : sur les phalanges de ses deux mains apparaissent SNRS et SNST (sunrise et sunset dans le langage international de l’aviation).
Poursuivons le déchiffrement : Sur son bras droit, une grille dessinée de l’artiste emblématique de l’art minimal et conceptuel américain Sol Lewitt (1928-2007). Ce n’est pas de ses sculptures ni de ses fameux wall drawings dont il s’agit ici mais de rendre hommage détourné à l’œuvre que Lewitt a réalisé à Praiano, sur la côte amalfitaine italienne, où il a photographié depuis un point fixe le lever du jour et le coucher du soleil durant plusieurs jours. Ces images ont été ensuite compilées dans le livre Sunrise & Sunset at Praiano édité chez Rizzoli.Traces, références et perspectives esthétiques, la dynamique insatiable est lancée.
L’expérience troublante du ravissement
Chez Guillaume Aubry le soleil se couche. » Ce lecteur de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) y décèle un ressort d’une esthétique du sublime : « Les hommes ont été plus intéressés par les couchers de soleil que leurs levers. Comme une promesse de conclusion de tous les drames de la journée. Il est aussi question du ‘grand soir’. Les révolutions populaires ont augmenté cette image. Il n’existe pas de ‘grand matin’. Avec le coucher de soleil, on passe à autre chose même si on peut considérer ce moment comme une petite mort, un petit deuil. Le coucher du soleil, c’est autre chose … », nous confie-t-il. « Ce spectacle offre une sorte d‘image en réduction des combats, des triomphes et des défaites qui se sont succédé pendant douze heures de façon palpable, mais aussi plus ralentie. » complète-t-il en citant le grand anthropologue philosophe.
Quel bruit fait le soleil lorsqu’il se couche à l’horizon ?
« Coucher de soleil et représentation du grand spectacle du monde », « Courser le soleil », « Sunset sound record », « An attempt to fake the sunset », « Tentation d’enregistrement de la course du soleil » … les titres de quelques-unes de ses œuvres montrent à quel point le sujet semble polysémique, holistique si on tentait un jeu de sens : « L’aube n’est que le début du jour ; le crépuscule en est une répétition. Voilà pourquoi les hommes prêtent plus d’attention au soleil couchant qu’au soleil levant… un coucher de soleil les élève, réunit dans de mystérieuses configurations les péripéties du vent, du froid, et de la chaleur ou de la pluie dans lesquels leur être physique a été ballotté. Les jeux de la conscience peuvent aussi se lire dans ces constellations cotonneuses. Lorsque le ciel commence à s’éclairer des lueurs du couchant (ainsi que, dans certains théâtres, ce sont de brusques illuminations de la rampe, et non pas les trois coups traditionnels, qui annoncent le début du spectacle) le paysan suspend sa marche au long du sentier, le pêcheur retient sa barque et le sauvage cligne de l’œil, assis près d’un feu pâlissant. Se souvenir est une grande volupté pour l’homme, mais non dans la mesure où la mémoire se montre littérale, car peu accepteraient de vivre à nouveau les fatigues et les souffrances qu‘ils aiment pourtant à se remémorer » continue-t-il toujours avec Claude Levi-Strauss.
Le coucher de soleil, le creuset d’une esthétique relationnelle
Après avoir trainé ses guêtres, en Italie, en résidence en terre de feu, au Japon et en Chine, Guillaume Aubry, né en 1982 à Saint Quentin en Picardie, vit et travaille aujourd’hui entre Paris et Fermanville en Normandie où il a une cabane de pêcheur pour, bien entendu, regarder les couchers de soleil. En parallèle d’une œuvre ‘non-marchande’ qui aime jouer sur les perturbations de l’espace, qui tient plus de l’installation, des collages de toutes sortes, des compositions vidéo…
Le contraire d’un dilettante.
Avec un cursus scientifique en biologie puis des études d’architecture, Guillaume Aubry n’avait pas à la base un profil littéraire. C’était sans compter sur un esprit en perpétuelle soif d’apprendre et de comprendre le monde qui aime le décloisonnement des genres et les réflexions transversales. Après le grand penseur de l’Aufklärung (Lumières allemandes) Kant (1724-1804) et la logique dialectique des savoirs de Hegel (1770-1831), il apprivoise les auteurs contemporains comme, entre autres, Olivier Schefer, le spécialiste de la philosophie et de l’esthétique romantique et Nicolas Bourriaud (1965) dont « L’esthétique relationnelle » est pour Guillaume une référence. De ce dernier, il retient l’utopie créatrice de cette « esthétique de l’interhumain, de la rencontre, de la proximité, de la résistance au formatage social. » et la définition de l’œuvre « comme un dispositif relationnel comportant un certain degré d’aléatoire, une machine à provoquer des rencontres individuelles ou collectives »
Artiste et Architecte, deux dynamiques opposées
Convaincu que pour la mettre en œuvre, il faut soi-même être pluriel, manuel et intellectuel, travailler sur l’image et le flux, l’espace et le mur, l’histoire et le présent. Guillaume est aussi artiste et architecte : « Artiste et architecte, deux dynamiques opposées : avec l’architecture on joue avec des normes et des enjeux politiques, elle a un rapport pragmatique avec l’espace, le travail est collectif sur des projets à long terme pouvant aller jusqu’à 10 ans. Être artiste, c’est jouer avec une dynamique personnelle, être autonome, avec une temporalité différente. L’architecte répond à une question, l’artiste répond, lui, à ses questions. » Dans les deux cas, l’exigence demande la maitrise de nombreux savoirs. Guillaume le polymathe réussit cette prouesse d’arriver à tout concilier. En témoigne la vitalité de son site internet et celui de son agence Freaks Architecture. Si ses agendas sont séparés, les passerelles se multiplient, nous avoue-t-il, d’autant que « les recroisements entre les deux disciplines quand il s’agit d’art dans l’espace public où il faut se confronter à l’environnement urbain et où l’artiste devient architecte ». Le confinement a, pour le moment, balayé le peu de frontières qu’il tentait de marquer entre différentes activités.
Son travail au carrefour des arts fut retenu par le théâtre de Gennevilliers puis celui de Nanterre-Amandiers. Son discours est posé et rigoureux. La diction parfaite de sa voix calme exprime des sujets parfaitement maitrisés. Sa vie est extrêmement bien organisée et compartimentée, ce qui lui permet de passer d’un sujet à l’autre avec aisance et compétence.
Que faire avec juste une allumette ?
Guillaume travaille à partir de petits matériels, feuilles, lampes, objets trouvés… Il aime se rappeler que le premier feu est né par le frottement de deux pierres. Son medium privilégié est la lumière. Mais ce n’est pas une lumière ‘technicienne’ dont il s’agit chez lui. Ses expositions ou ses performances sont facilement transportables et peuvent tenir dans une valise. Il aime ainsi utiliser dans son travail les bougies chauffe-plat, les allumettes, les panneaux repliables… Il est un doubleur de cinéma. C’est aussi un artiste d’animation des théâtres d’ombres chinoises Pi ying et les wayang kulit d’Indonésie où il apporte sa pincée personnelle de musiques occidentales et de couchers de soleil.
Du tourisme de coucher de soleil …
En parallèle de ses activités, l’artiste-chercheur du doctorat de création RADIAN, programme pilote de la région Normandie, prépare une thèse sur l’expérience esthétique des couchers de soleil. Dans le cadre de ce doctorat, il a notamment effectué une résidence de recherche à la Villa Médicis à Rome (programme Médicis) en 2019. Il mentionne le « tourisme de coucher de soleil » qu’il a documenté à Rome, cette population qui allait les admirer du haut des ‘Sette colli di Roma’, les principales collines sur lesquelles s’étend la ville de la Rome antique sur la rive gauche du Tibre. Ces Hommes de dos le ramènent au romantisme et le célèbre « Voyageur contemplant une mer de nuages » de Caspar David Friedrich (1774-1840). « Extase, inspiration, Le sublime, l’horreur délicieuse d’une humanité pyromane… » des mots qui reviennent dans la conversation que nous avons avec Guillaume.
… à la psychanalyse du feu
Dans « Courser le soleil » « Une tentative métaphysique de rejouer le sublime de ce spectacle du monde qu’est un coucher de soleil », il tente une compilation exhaustive avec un défilé accéléré de 24 images seconde où on essaye de reconnaitre les œuvres choisies où se succèdent les référence de la Renaissance, de l’impressionnisme (Monet bien sûr), Turner, Munch, l’expressionnisme avec Kokoshka et son coucher de soleil franc qui sort du tube, des installations lumières avec néons… « Dominer le corpus qui ne s’arrête jamais » commente-t-il en parlant d’une « œuvre tautologique montrant notre rapport au feu » qu’il l’a conduit à concevoir une adaptation scénique de La psychanalyse du feu de Gaston Bachelard (1884-1962) au Théâtre de Nanterre-Amandiers. Le spectacle “Quel bruit fait le soleil lorsqu’il se couche à l’horizon ?” a été créé en novembre 2020 mais n’a – pas encore – pu être présenté au public. Singular’s est heureux de pouvoir vous offrir un lien comme avant-première.
L’artiste est aussi mixologue
Terminons sur une jolie pirouette avec un des derniers projets de Guillaume, artiste qui n’en finira jamais de nous surprendre jusqu’à l’ivresse, celui d’un livre de mixologie. Il s’agit de 12 recettes de cocktails ‘sunset’ ou comment interpréter et prolonger à travers le cocktail l’expérience esthétique de son projet : boire un coucher de soleil. Nous avons déjà l’eau à la bouche et espérons bien qu’il nous fera goûter ses breuvages incroyables lors d’une prochaine visite à Lafayette Anticipations.
Pour suivre Guillaume Aubry
Son site
Son agence d’architecture Freaksarchitecture
A suivre
- la seconde édition de « À l’oeuvre ! » de Lafayette Anticipations, Fondation des Galeries Lafayette qui vient d’annoncer les lauréats de son programme de soutien à la production. Guillaume Aubry, Gaëlle Choisne, Dominika Hadelova & Aldo Buscaferri (MATTO), Garush Melkonyan, Melika Ngombe Kolongo (Nkisi) et Julien Perez débutent une résidence de deux mois au sein d’un atelier unique d’outils et d’équipements en plein coeur de Paris, avec un accompagnement de l’équipe de production et une bourse de 2 000 € pour réaliser leurs projets.
- La captation vidéo complète du spectacle Quel bruit fait le soleil lorsqu’il se couche à l’horizon ?, adaptation scénique libre de La Psychanalyse du feu de Gaston Bachelard, (Gallimard, 1938), créé en novembre dernier au Planétarium du Théâtre de Nanterre-Amandiers mais annulée en raison de la pandémie. Avec le généreux feu vert de Guillaume Aubry.
- Portrait de Guillaume Aubry, par Arte en novembre 2020
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