Culture
L’indiscipline de Michel Paysant, symbiose de tous les champs esthétiques
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 13 juillet 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] A mi-chemin entre plasticien digital et technicien utopique, Michel Paysant définit l’art comme un projet symbiose entre arts et sciences. Sa quête de nouveaux champs d’expérimentations se concrétise en installations polymorphes où les interactions entre techniques artisanales et hautes technologies redéfinissent le rôle du regardeur, de la main, et de l’artiste. Où le rencontrer ? A la chaire Art et Science à Polytechnique Saclay, au laboratoire La Céramique Comme Expérience à l’ENSA Limoges, sinon lire, Revoir Grünewald (Editions Yellow Now) où il présente dans ses Carnets des regards, les dessins réalisés d’après le retable d’Issenheim grâce à la technique DALY (Dessiner avec les yeux).
Un dialogue croisant l’Art avec les mondes environnants
« Faire de l’art m’intéresse, mais collaborer avec des domaines qui a priori n’ont rien à voir, des genres différents, est passionnant. » confie cet artiste qui depuis environ 30 ans préfère à l’atelier, le laboratoire des musées : au Louvre, au Centre Pompidou, MUDAM de Luxembourg, Zentrum Paul Klee de Berne, Dadu Museum de Pékin, Nouveau Musée National de Monaco, Creative Time à New York, au Centre d’art verrier de Meisenthal (CIAV)… pour ne citer qu’une infime partie d’un curriculum à faire pâlir d’envie n’importe ingénieur.
« Le monde des sciences et le monde des arts ne se croisent jamais même s’ils cohabitent », regrette ce gentilhomme au calme éternel, qui ne cesse « créer des passerelles entre ces deux mondes » en se rapprochant des scientifiques « à la fibre artistique ». Son dialogue croisé entre lʼart et les mondes environnants nourrit des dispositifs techno-esthétiques qui replace l’individu au centre :« La technologie doit fournir ‘corps et âme’ : un corps contemplatif et une âme sensible. L’avenir de la technologie doit être les gens » insiste cet humaniste né en 1955 à Bouzonville (Moselle), basé à Paris quand il ne sillonne pas les routes européennes ou celles des pays arabes ou de la Chine.
Un artiste anti-tour d’ivoire
Ce qu’aime le plus ce chercheur enseignant est d’inventer et de développer des programmes d’innovations ; de 2011 à 2014 il coordonne le projet de recherche intitulé O.N.S (Objet Non Standard) à l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Paris Cergy. Il crée La Céramique Comme Expérience, au sein l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Limoges dont l’objectif est de favoriser une création contemporaine transversale aux filières art et design et d’envisager des champs d’expérimentation associant recherches plastiques, théoriques et scientifiques autour de la céramique. Tout en multipliant des partenariats avec des laboratoires publics et privés : C2RMF, ETIS, CREAFORM, …
Sans oublier son projet DALY (Dessiner avec les yeux) qui expérimente à l’aide d’un eye tracker toutes les possibilités de création artistique de l’œil-outil. Rien d’éthéré ou de virtuel dans la démarche. Au contraire. Sa recherche produit une poétique profonde : dessins et objet délicats, réinterprétation et mise en valeur d’un patrimoine artistique mondial, revisite de l’histoire de l’art, à l’aulne de véritables « recréations » telles qu’il les définit.
L’artiste générateur d’un langage universellement créatif
Ne nous trompons pas, le passage par le laboratoire et la technologie n’empêche nullement une démarche esthétique. Il la stimule, l’ouvre. Et remet la machine à sa place. Pour celui qui se définit comme un « générateur », elle n’est rien sans l’imagination de l’homme : « L’art informatique n’est pas un genre, une catégorie ou un mouvement. Pour moi, il n’y a pas à proprement parler d’art informatique ou d’art numérique. Il n’y a qu’un art qui s’inscrit dans l’air du temps, l’art d’un monde en perpétuel mouvement, avec ses questionnements, ses doutes, ses souvenirs, ses outils. L’ordinateur n’est qu’un outil de plus. Le numérique n’est qu’un nouveau langage commun. Sa vraie force, sa vertu, c’est son universalité, sa capacité à faire le pont entre les champs de recherche les plus éloignés et à rapprocher les êtres humains. Le rôle de l’artiste est d’apprivoiser ce langage, de le rendre universellement créatif, non vecteur de consommation. Depuis de nombreuses années, ma démarche artistique a été de faire le pont entre l’art et la science. » Michel Paysant réaffirme que la machine n’a pas d’autonomie, elle ne sera jamais que le miroir de son esprit.
L’interdisciplinarité comme une esthétique du rêve
Le refus des cloisonnements et la culture de l’interdisciplinarité constituent un puissant aiguillon pour l’imaginaire : « En fait, les passerelles que j’essaie d’imaginer relient l’art, le design, l’artisanat, la technique, les nouvelles et les hautes technologies. Ni documentaires, ni fictionnelles, l’objectif est d’établir une esthétique du rêve, une vision. Le digital, la révolution numérique me sont apparus comme une chance de pouvoir relier, dans un langage commun, tous ces domaines. Ma formation anglo-saxonne (je suis un pur produit du Royal College of Art de Londres) m’a forgé cette attitude interdisciplinaire. C’est la raison pour laquelle j’évolue aussi librement dans les sciences dures (les nanotechnologies, les neurosciences…) que dans les projets de recherche que je développe avec les verriers (à Meisenthal), les céramistes ou encore le tressage (au Zimbabwe). Dans l’art de demain, il n’y a plus ni corporatismes ni de disciplines dédiées. Tout est permis en matière de pratiques, de support. La pensée de l’artiste doit aller d’une rive à l’autre. Sans tabou ni spécialisation. L’art n’a rien à prouver. Il doit juste nous surprendre, élargir le monde et continuer à nous dérouter. »
La dynamique de l’anormal et l’extraordinaire
A force de croisements, Michel Paysant définit un espace transversal, une troisième voie qui se situe entre traditions et hypothèses futuristes, sans déférence pour le passé ni fascination pour le progrès technologique : « Les dimensions matérielles et formelles de mon art reflètent des considérations de techno-esthétique. Ce sont des agencements où coexistent le fictionnel et le fonctionnel, où le réel et le virtuel sont en harmonie. Ces installations rappellent à la fois l’esthétique du laboratoire et celle de l’atelier, des espaces « entre » »
La seule chose qui compte c’est l’intention derrière chaque action que l’artiste prémédite et met en œuvre, littéralement :. « L’intention qui produit une œuvre d’art est aussi importante que le résultat formel. L’anormal et l’extraordinaire, en ce sens, sont les seuls critères qui doivent être pris en compte dans une œuvre d’art. »
Activer un nouvel imaginaire
« Les nouvelles technologies ne sont intéressantes que si elles nous aident à la fois à comprendre et à appréhender la réalité et à activer un nouvel imaginaire. Avec les nouvelles technologies, il est nécessaire de créer un art qui exclue le démonstratif, le statistique, le normatif et le standard, un art soucieux de l’esthétique du rêve et de la poésie. Les technologies doivent être « habitées » par le sensible, comme le pinceau dans la grande tradition de la peinture chinoise. Je suis sûr qu’il est possible d’imaginer Shitao (1642-1707) en dialogue avec Alan Turing (1912-1954). » Concrètement, le projet « Eye Calligraphy » illustre ce que le numérique peut faire lorsqu’il opère avec beaucoup de sensibilité et de haute technologie, tout en faisant référence à un art traditionnel.
Dessiner avec ses yeux
« L’eye tracking » (oculométrie) est une technique, un moyen d’enregistrer nos mouvements oculaires, en l’occurrence ce que les yeux de Michel Payant dessine à partir de ses observations. Les mouvements et les déplacements des yeux opèrent comme un crayon. La robotique permet de remplacer la main en éliminant toute distance. L’eye tracker enregistre les mouvements des yeux capturés par des caméras et envoie ces informations à un logiciel qui en extrait avec une grande précision les tracés. Il permet ainsi de connaître la manière dont est regardée l’œuvre et de repérer les éléments qui accrochent le plus fortement le regard. De Paris, Michel Paysant a ainsi déplacé ses yeux à 8.000 kilomètres de là en Chine, à UCCA où un robot a peint et reproduit fidèlement et en temps quasi réel, donnant naissance à une nouvelle interprétation de l’œuvre originale regardée.
Un fou de dessin sous toutes ses forme
Le dessin est ce qui relie tout ce qu’il fait depuis toujours. Le dessin sous toutes ses formes. Techniquement, mais aussi symboliquement. Tous les jours, Michel Paysant remplit des carnets de croquis tout en essayant de trouver en parallèle les formes les plus expérimentales pour dessiner différemment, par exemple, comme nous venons de le voir, avec les yeux. « Comme Hokusai, je suis un « fou de dessin » nous confie l’artiste qui a aussi été « foudroyé » par les œuvres de Dürer, Brunfels, Ingres, Seurat, Giacometti et Robert Morris. L’Eye Calligraphy détourne l’usage habituel d’une technologie médicale – les encéphalogrammes – pour révéler sans filtre sous forme de dessins d’entrelacs l’activité de notre cerveau et laisse présager que la mobilité de “notre oeil” dépasse les fonctions d’observation, de reconnaissance ou d’orientation pour devenir un outil créatif capable de dessiner, peindre et sculpter.
Un passeur plus qu’un « artiste en mal de mythologie personnelle »
Cette dynamique créative redéfinit la « main » de l’artiste, permet de repenser des grandes icones de l’histoire de l’art. Mais Michel Paysant ne se sent ni figuratif ni abstrait. Ses installations ressemblent de plus en plus à des plateformes de projets où tout se croise. Le contexte créé pour faire de l’art a autant d’importance que l’art produit. L’artiste est un chef d’orchestre, un passeur plus qu’un « artiste en mal de mythologie personnelle ». La facture classique de ses travaux (dessins et encres sur papier, gravure…) sert à gommer toute la technologie qu’il y a derrière le process. Le résultat est d’apparence classique pour mieux faire oublier que la technologie, même la plus pointue, n’est pour lui qu’une coquille vide. Elle doit se relier au passé et penser le futur afin de mieux appréhender le réel. L’outil n’est pas une finalité. C’est l’esprit avec lequel est créé l’art qui compte.
Le musée des poussières, le pari de l’invisible
Michel Paysant interroge les limites de la connaissance d’une œuvre à l’échelle de la seule perception rétinienne. Une exposition qui tiendrait sur un grain de sable ? C’est la prouesse que Michel Paysant et les physiciens Giancarlo Faini et Christian Ulysse, du Laboratoire de photonique et de nanostructures du CNRS ont réussi en utilisant la lithographie électronique en haute résolution. Ils ont mis sur pied l’exposition itinérante ‘OnLab’ (Laboratoire d’œuvres nouvelles) qui montre une sélection d’œuvres à l’échelle nanoscopique et microscopique, des reproductions d’œuvres des collections du Louvre comme, par-exemple, les objets des sites archéologiques de Persepolis ou ceux des antiquités d’art oriental. Les icônes de l’art moderne sont aussi transformées en pièces originales à des échelles totalement inédites.
Le pari du nano-musée
OnLab , l’exposition était constituée de deux modules. Le premier contenait la collection de 48 œuvres originales du nano-musée : 48 nano fabrications par lithographie électronique, réalisées en or sur une plaque de silicium de cinq centimètres de diamètre chacune. Ces œuvres ont été produites au LPN (Laboratoire de Photonique et de Nanostructure du CNRS), en adaptant des techniques habituellement dédiées à la réalisation de circuits microélectroniques industriels. Le second module contenait une table tactile permettant de visualiser les œuvres nano. Elle permettait au visiteur de gérer et d’interagir sur les nombreuses banques d’images et d’informations créées : des vues prises aux microscopes optique et électronique à balayage, Google Earth pour voir les sites archéologiques réels et la base Atlas pour voir les œuvres originales de la collection du Louvre interprétées par l’artiste.
Rester en capacité d’apprendre du nouveau
Recréations liant la réalité avec l’infiniment petit dans un étonnant mariage entre l’art, le design, l’artisanat, la technique, mais pour mieux « se surprendre, traverser les champs de recherche avec curiosité et désir, vouloir se perdre, ne pas se prendre au sérieux. C’est ce qui me guide dans le choix de mes projets. Tant qu’un artiste est en capacité d’apprendre quelque chose de nouveau, il restera vivant. » revendique Michel Paysant, nous laissant avec une soif dévorante de découvrir, entre-autre, ses laboratoires à Limoges, le portrait de la famille Ducale de Luxembourg et de lire Revoir Grunewald, avec son regard magnifique portée sur le retable d’Issenheim.
Pour suivre Michel Paysant
Le site de Michel Paysant
A voir et à venir :
- La Céramique comme expérience (CCE), École nationale supérieure d’art (ENSA), Limoges ; crée en octobre 2015, avec l’objectif de favoriser une création contemporaine transversale aux filières art et design et d’envisager des champs d’expérimentation et de réflexion associant recherches plastiques, théoriques et scientifiques autour de la céramique, le laboratoire a mis en place un programme méthodologique hybridant techniques traditionnelles et nouvelles technologies, orienté vers la matérialité numérique, vers les objets bi-matériaux (verre et céramique), en partenariat avec le Centre international d’art verrier (CIAV) de Meisenthal,
- le nano portrait du couple Grand-Ducal, œuvre permanente, MUDAM (Luxembourg),
- mars 2022, ouverture du nouveau musée d’art contemporain, Ryad, avec des dessins de sable produits par le mouvement oculaire,
- 2022, exposition au Luxembourg le cadre d’Esch 2022, capitale européenne de la culture,
- Institut de recherche Faire Face, Amiens, commande d’une ligne d’eye-tracking de 75 mètres pour le futur bâtiment de l‘institut.
A lire
- Michel Paysant, Revoir Grunewald, Textes de Michel Menu, Michel Paysant et Jean-Marie Schaeffer Yellow Now, 2021,
- Michel Paysant, Dessiner avec les yeux, Archibooks / Sautereau éditeur, 2014,
- Michel Menu, Michel Paysant et la théorie des ensembles, Yellow Now, 2002,
- François Dagognet, Michel Paysant. Logique et poétique, Éditions Voix-Richard Meier,1994.
A voir
- Philippe Puicouyoul, Dessiner avec les yeux, production Centre Pompidou.
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