Culture

Paolo Roversi (Palais Galliera) Lettres sur la lumière, avec Emanuele Coccia (Gallimard)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 26 juin 2024

« On ne prend pas une photo, on la donne. » Les photographies de Paolo Roversi prennent une dimension quasi magnétique dans la magnifique mise en espace du Palais Galliera, jusqu’au 14 juillet 2024. 140 clichés subliment près de cinquante ans d’une carrière qui transcende les disciplines, ses modèles et la photographie de mode. Si le catalogue (Paris Musées) permet d’en savoir plus sur les techniques méticuleuses de ce « conteur de la lumière », son échange épistolaire quasi métaphysique avec le philosophe Emanuel Coccia, « Lettres sur la lumière » (Gallimard) ouvre pour  Olivier Olgan des portes fascinantes sur la quête d’absolu de ce fou de littérature et d’art, en général et sur le mystère de la photographie, en particulier, ou peut-être inversement, tant la quête de la beauté transcende les apparences. Vous oublierez vite que ce métaphysicien de la lumière est aussi un photographe de mode.

 

Des nombreux titres imaginés et discutés, Doubts, Silenzio, Lanterna magica, Teatro, Lux… il n’en restera finalement aucun. Car les photographies de Roversi n’ont pas besoin de mots. En équilibre entre le noir et blanc et la couleur, le net et le flou, l’ombre et la lumière, elles appellent à la contemplation, à l’abandon et au silence. Selon lui, la beauté se situe dans cet entre-deux. À l’image de sa cité natale, Ravenne, «une ville italienne à l’écart, pas vraiment une île, mais suspendue entre la réalité, le brouillard et l’abstraction».
Sylvie Lécallier, co-commissaire, Journal d’une exposition, 2018-2023

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Une technique très proche de la peinture pour respecter la fragilité de la matière et des êtres

Plongé dans la pénombre, le Palais Galliera avec ses hauteurs de plafond et ses décorations d’un autre âge constitue l’écrin somptueux pour se plonger dans l’œuvre de Paolo Roversi. La mise en espace de ses immenses tirages valorisés par un délicat jeu de lumières permet à chacun de se trouver devant le modèle et d’en capter le regard, comme le fut le photographe lui-même. Tant la captation de ses moments privilégiés passe d’abord par le regard. Faisant jaillir au milieu des vêtements – souvent extravagants – d’émouvantes personnalités, bien loin des « portes manteaux » de mode habituels.

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Chaque photo – évitons de parler de « clichés » tant celui qui se présente comme « photographe de la lenteur » nous en éloigne, en nous bouleversant, fascinant ou nous interrogeant sur la réalité. Le spectateur est ici happé au cœur de son studio où le magicien de la lumière met en jeu de multiples procédés: fusion de deux images dans le même cadre, superposition de prises à des instants distincts, tirage subtile en laboratoire aux confins d’un sfumato, instable et fuyant, …

« En s’attachant à la définition littérale de la photographie comme «écriture de la lumière», Paolo Roversi s’affranchit d’emblée de toute dichotomie : il dessine et/ou il peint avec la lumière. Tout simplement. Son lexique est celui des variations lumineuses, des valeurs et nuances colorées qu’elles produisent. »
Nathalie Boulouch, la couleur mobile. Essai du catalogue

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Le Polaroïd comme révélateur

Comme nombre d’artistes contemporains (de Warhol à Hockney), dans les années 80, le Polaroid grand format 20 × 25 prend sa part dans ce rendu, en adoptant et logeant le négatif-positif grand format dans une antique chambre photographique. Depuis, même le numérique domine désormais, le sorcier continue à expérimenter et brouiller les pistes techniques. Celui qui n’a pas hésité à rester une nuit entière à la fenêtre de la maison de Nicéphore Niepce à Saint-Loup-de-Varennes (Saône-et-Loire), dont le point de vue en 1827 est le premier cliché de l’histoire est un intime connaisseur de son art.

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Quelques que soit la technique qui permet d’agrandir son vocabulaire et sa réflexion, qu’il devienne pastelliste pour Dior, fauve pour Yamamoto, sculpteur de rêves pour Rei Kawakubo,… le photographe agit d’abord comme un révélateur  d’êtres et de matières.
Les émotions à la fois étranges et uniques qui nous traversent sont nourries de cette fabuleuse introspection technique de la lumière. Roversi évoque notamment dite “painting lights »,  petite torche de poche que l’artiste utilise comme un pinceau dans l’obscurité. Il se fait sculpteur de surfaces, croqueur de vie et chevalier d’un autre temps avide de rencontres que « l’interprète » sait transformer de fabuleux récits visuels, entre transmutation de la matière en esprit et peinture religieuse.

vue de la série Nudi de Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

J’ai toujours pensé que les portraits nus, c’est la façon la plus élégante de faire un portrait.

« Le style d’un photographe, c’est son âme ». PR

Peu importe la lumière qu’il utilise, peu importe l’appareil, pour celles et ceux qui veulent aller au-delà des enjeux techniques et matérielles bien exposés dans le catalogue (Paris Musées), l’échange épistolaire entre Paolo Roversi et Emmanuele Coccia permet un fabuleuse réflexion, dans les deux sens du terme, tant les deux auteurs vont loin dans l’exposition de leur intimité, convaincus de la force des images. C’est un livre aussi important qu’ « Une Histoire des images » de David Hockney, lui aussi en dialogue avec le critique Martin Gayford revendique face à monde rempli d’images, la plupart peu mémorables que « Celles qui ont survécu et survivront, seront le produit d’une intense observation, du talent et exigeront la main, le cœur et les yeux de leurs concepteurs. »

« L’histoire des images commence dans les grottes et s’achève pour le moment, sur des écrans d’ordinateur« , dit-il. « Mais le défi reste inchangé : comment représenter un monde en trois dimensions sur une surface en deux dimensions? »
David Hockney, Une histoire d’images

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Difficile de rapporter toutes dimensions spirituelles de cet échange aussi intime que poétique.

Entre confession et traversée érudite de l’histoire de la « photographie » – débutée avec les astrophysiciens qui lui donnent son nom – chaque lettre – éclairée par les photos que l’on a vu dans l’exposition – cerne la meilleure façon de parler de photographie, et y réussit avec modestie. Que se soient ses souvenirs d’enfances, son travail quasi exclusif en studio qui « appelle le portrait », ses artistes de références, peintres ou photographes de la Lumière, Vermeer, Saul Leiter, Dorothea Lange, Robert Frank, Diane Arbus, William Egglestonde, la fascination pour la  lumière habite celui crée de somptueuses fictions de couleurs.

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Photographe de paix et de la joie de vivre

Au passage, les deux plumes balayent « l’étrange mépris » très condescendant à leurs yeux à l’encontre de la photographie de mode. Joliment Roversi assume qu’ « Il y a les photographes de guerre et il y a les photographes de paix ». Refusant que la photographie de mode réduite à quelques clichés uniquement superficiels et commerciaux, il revendique – comme Roland Barthes en son temps –  qu’elle a dire sur notre société : « Les photographies de mode sont des photographies de beauté et de joie de vivre ». Elles ajoutent de la vie au monde. « C’est important de souligner cet aspect généreux »

 « La mode est un grand fleuve qui coule, que je regarde depuis la rive. Je ne me jette pas dans la vague. Je n’ai jamais cherché à être dans le coup. J’ai vu passer beaucoup de courants, plus ou moins intéressants, beaucoup de jeunes photographes qui voulaient être à la page. Rester au bord permet de durer. »
Paolo Roversi

vue de l’exposition; Paolo Roversi (Palais Galliera) Photo OOlgan

Celui qui assume de s’éloigner le plus possible de la réalité, et de mettre le plus de distance entre ses images et la réalité  saura vous emmener dans une dimension différente, en quête de vérité, qui se cache dans la créativité et dans l’imaginaire. « Dans l’art, le plus gros des mensonges peut devenir la plus belle des vérités. »
Les photos de Paolo Roversi seront vous en convaincre.

Olivier Olgan 

Pour suivre Paolo Roversi

jusqu’au 14 juillet 2024, Palais Galliera, 10, avenue Pierre-Ier-de-Serbie, Paris 16,

Catalogue, sous la direction de Sylvie Lécallier et Paolo Roversi (Paris Musées – Malais Galliera)

« Erwin Blumenfeld estimait que la photographie couleur doit être pratiquée par des «tempéraments artistiques assez puissants pour la dominer22». Avec Paolo Roversi, elle a rencontré l’un d’eux. Véritable funambule toujours en équilibre entre le noir et blanc et la couleur, celui qui est si sensible à l’histoire de la photographie en interroge la nature au-delà de la mode, comme une expérience de sensations. Rien n’est figé, tout est mobile. »
Nathalie Boulouch, La couleur mobile, essai

Parce qu’il y photographie tous ses rêves d’enfant, le studio de Roversi est un endroit magique. Tel un alchimiste, il y invente un monde d’obscurité et de lumière. Devant sa couverture, il a le pouvoir de faire apparaître ou disparaître les figures, de dessiner les vêtements d’un trait lumineux, de laisser les visages se dissoudre dans le noir, les corps se liquéfier dans les blancs, les Polaroid se développer ou s’effacer. À la fin du spectacle, il ne reste qu’un rideau, une paire d’escarpins sur le parquet, un miroir. Roversi nous a fait passer de l’autre côté.
Sylvie Lécallier, Le Studio, essai

Lettres sur la lumière, avec Emanuele Coccia, éditions Gallimard, 32 €

«  Leur dialogue nous mène dans de nombreuses directions, mais tourne presque toujours autour d’une métaphysique de la lumière, racontée comme une fable. Au fil des échanges, la photographie devient un rituel de domestication du soleil »
Chiara Bardelli-Nonino, avant-propos

texte

Partager

Articles similaires

Le carnet de lecture (II) de Jean-François Novelli, comédien-chanteur

Voir l'article

No Limit, de Robin Goupil (Le Splendid)

Voir l'article

Qu’apprend-on en lisant Retour de l’U.R.S.S, d’André Gide ?

Voir l'article

[And so rock ?] Robert Wyatt, Rock Bottom (1974) Virgin Records

Voir l'article