Culture
Paris noir, circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950 – 2000 (Centre Pompidou)
En retraçant la présence et l’influence des artistes noirs dans la capitale française, l’exposition « Paris Noir » revendique jusqu’au 30 juin 2025 – non sans risque de controverses – une autre histoire de l’art en France. Paris devient centre de l’internationalisme noir, à la fois creuset de résistance post colonialisme et dynamique de réapproprientation d’une identité artistique authentique.
Plus de 150 artistes africains et afrodescendants – dont beaucoup d’invisibilisés par les institutions – sont convoqués dans un labyrinthique, premier état des lieux, étourdissant pour Baptiste Le Guay par la variété de pratiques et des esthétiques, allant de la conscience identitaire à la recherche de langages plastiques transculturels.

Beauford Delaney, Street scene, 1968, photo Baptiste Le Guay
Effervescence artistique parisienne
Après la Seconde Guerre mondiale, Paris devient un centre intellectuel posant les fondations d’un avenir post et dé colonial, grâce aux intellectuels comme James Baldwin, Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor. Une effervescence culturelle et politique bouillonne dans Paris, nous plongeant dans les expressions plastiques de la négritude, du panafricanisme et des mouvements transatlantiques.

Présence Panafricaine, Musée Georges Pompidou, photo Baptiste Le Guay
Un Paris panafricain
Le Discours sur le colonialisme (1950) d’Aimé Césaire puis le premier Congrès des artistes et écrivains noirs à la Sorbonne (1956) permettent l’éclosion d’une pensée panafricaine et anticoloniale en France. Au-delà des luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, retranscrits dans l’exposition Corps et âmes, la décolonisation passe par la culture et les idées. La maison d’édition Présence Africaine fondée en 1974 par Alioune Diop et les poétes comme Léopold Sédar Senghor vont affirmés une identité noire complexe, croisant l’Afrique et le monde, entre les cultures et les influences.
Arrivé à Paris en 1947, Wilson Tiberio décroche une bourse du Musée de l’Homme pour voyager en Afrique occidentale. Il témoigne ainsi de la vie des populations locales avec leurs luttes, leurs rituels comme le rite Vaudou et les exactions coloniales.

Scène de la fête du Vaudou au Dahomey, sans date, Wilson Tiberio (1920-2005), photo Baptiste Le Guay
Une redécouverte des arts africains par les artistes noirs
L’attention des artistes noirs à l’histoire de l’art européen est capitale, venant redécouvrir l’art africain par le biais d’œuvres modernes occidentales, comme le cubisme de Pablo Picasso, largement inspiré par l’art primitif africain. Dans ce jeu de miroir sur qui est à l’origine de cet art premier, le peintre Chéri Samba critique la faible représentation des artistes africains dans les musées occidentaux. C’est ainsi que dans le regard subjectif et critique des communautés noirs sur la peinture classique permet d’affirmer leur point de vue, jusqu’à alors écartées.
Les surréalismes afro-atlantiques

Wifredo Lam, Umbral, 1950, photo Baptiste Le Guay
Entre 1940 et 1950, le surréalisme s’enrichit d’un vocabulaire afro-atlantique influencé par les échanges historiques et culturels entre l’Afrique et les Amériques. L’artiste cubain Wifredo Lam en est la figure majeure avec des voyages à Cuba, en Martinique et en Haïti. Sa rencontre avec Aimé Césaire bouleverse sa vision du surréalisme, le transformant en outil poétique et politique.
Un style à part où Lam mêle totétisme anticolonial avec une iconographie inspirée de la nature. L’artiste s’inspire des marrons, des esclaves ayant fui les plantations, pour créer des formes tropicales changeant la représentation des paysages caribéens, marqués par l’exploitation coloniale.
Georges Coran est formé à Fort de France puis Boulle à Paris, pratiquant la peinture, la sculpture et la gravure. Délire et Paix est une pièce peinte de couleurs vives sur du coton, croisant l’histoire de l’art classique et des mythologies de la Martinique. Le titre de la toile est emprunté au poème Au serpent d’Aimé Césaire. L’artiste combine la luxuriante jungle caribéenne, qui est peuplé d’animaux colorés, à deux jeunes filles qui paraissent être des fées, donnant une image au croisement du rêve et du fantasme.

Délire et paix, Georges Coran, 1954, photo Baptiste Le Guay
Solidarités révolutionnaires des années 1960
Suite à la Guerre de décolonisation française en Algérie, Paris voit une manifestation pour les droits civiques organisée par James Baldwin, écrivain et défenseur de la cause noire. Mai 68 suit les événements contestataires qui ont éclatés un an plus tôt en Guadeloupe, poussant les prises de positions contre les oppressions du « Tiers-monde ». En parallèle de ces actions militantes, les mouvements artistiques sont en ébullition : le surréalisme rencontre le free jazz, ainsi que l’avènement d’un théâtre anticoloniale enclenché par Césaire et Kateb Yacine.
Le free jazz, un mouvement musical s’imbriquant dans l’art noir
Le jazz, musique afro américaine né au début du XXème siècle se transforme en free jazz dans les années 1960, influençant fortement les artistes visuels à Paris mais également les américains comme Jean-Michel Basquiat 20 ans plus tard. Les musiciens de free jazz ou be-bop, un style élargissant les gammes d’improvisation du jazz, sont représentés dans de nombreux portraits, eux-mêmes contributeurs de l’émancipation des noirs, à mi-chemin entre célébration et résistance.

Satchmo, Guido Llinas, 1971, photo Baptiste Le Guay
Un retour vers les racines africaines

Serge Hélénon, Nécessité intérieure (expression-bidonville), 1971-1972, photo Baptiste Le Guay
Entre 1960 et 1970, les artistes caribéens travaillent à des formes d’abstraction hantées d’un retour en Afrique, se concrétisant par une recherche expérimentale et une préoccupation à la vitalité des formes.
Dans les années 1970, les artistes martiniquais Serge Hélénon et Louis Laouchez fondent l’école négro-caraïbe à Abidjan en Côte d’Ivoire. Ils développent une nouvelle matérialité composée d’éléments de récupérations dans des œuvres truffés de silhouettes anthropomorphiques et de signes.
Un mouvement baptisé vohou-vohou formant des artistes qui vont créer dans l’atelier Jacques Yankel à l’école des Beaux-Arts de Paris. Simultanément, le groupe Fwomajé, à la quête d’une esthétique martiniquaise, puise dans des références africaines, amérindiennes ou vaudoux, entrant avec le groupe afro-centriste américain AfriCOBRA. Ces retours vers l’Afrique, berceau de la civilisation noire au sens large débouchent sur d’autres détours comme l’esprit du « Tout-Monde » d’Edoudard Glissant.

Le Grand Livre, Roseman Robinot, 1990, photo Baptiste Le Guay

Bill Hutson, Let’s call it this (study for the black painting), 1970, photo Baptiste Le Guay
Les abstractions nouvelles
Dans les années 1980, une nouvelle génération d’artistes afro-américaines bénéficie de bourses, prolongeant le dialogue franco-américain sur l’abstraction. Les œuvres proposent une réécriture de l’histoire de l’art avec engagement féministe, effacement et affirmation de soi. Un excellent exemple est l’artiste Faith Ringold, une afro-américaine qui donne voix aux femmes noires, souvent muettes dans l’histoire de l’art. Dans son œuvre « The bitter Nest », racontant l’histoire d’une femme qui retourne à New-York seule et enceinte, après avoir connu une romance tragique à Paris.

The bitter nest, part IV the letter, Faith Ringold, 1988, photo Baptiste Le Guay
En parallèle, des artistes caribéens produisent des abstractions conceptuelles, explorant le noir, le blanc et la ligne de couleur, prélude à l’intégration d’autres gammes chromatiques. Des œuvres tridimensionnelles, prenant parfois la boîte comme un motif plastique, débouchant sur un espace poétique d’opacité, relançant le débat conceptuel sur l’usage du noir, présent dans l’art afro-américain à partir des années 1960.

Ed Clarck, Red, Blue & Black (Série Paris n°4), 1989, photo Baptiste Le Guay

José Castillo, Altar (Autel), 1997, photo Baptiste Le Guay
Des syncrétismes parisiens
Certains artistes travaillent l’assemblage en récupérant et recyclant les rebuts de la société de consommation. Leurs œuvres dégagent une dimension spirituelle mettant en scène des mondes intermédiaires peuplés de figures mythologiques. Ces syncrétismes conduisent à la production de formes transculturelles et ancestrales, affirmant la quête d’unité civilisationnelle mais aussi reconquérir une transmission morcelée par la colonisation.
Des lieux et des initiatives pour faire perdurer le Paris noir
Entre 1980 jusqu’à 2000, de nouvelles structures collectives artistiques s’ouvrent aux cultures urbaines, de la mode et de la musique africaine qui a le vent en poupe. Plusieurs initiatives voient le jour comme l’association Wilfredo Lam, les arts du monde, les galeries L’intemporel ou Black New Arts, les Frigos ou l’Hôpital Ephémère.

Shuck One, Re-Generation 2025, 2025, photo Baptiste Le Guay
Les associations Afrique en Création et Revue Noire œuvrent à consolider des liens entre la France et l’Afrique. Des expositions se créent et des espaces alternatifs comme le Monde de l’art, en contrepoint des galeries commerciales, ouvrent la voix aux artistes noirs pour exister sur la scène parisienne et internationale.

Raymond Saunders, Asking for colors, Marie’s Gift, vers 2000, photo Baptiste Le Guay
L’exposition nous montre comment les artistes noirs ont mis près d’un demi-siècle pour s’affirmer sur la scène artistique, notamment grâce à des luttes sociales et des courants de pensée contribuant à leur émancipation. Une belle visite qui nous montre que les afrodescendants ont des cultures plurielles et des courants artistiques variés, à découvrir !
Paris noir est également une exposition faisant miroir à celle de Corps et âmes à la fondation Pinault, exclusivement porté sur les artistes afro-américains.
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Pour en savoir plus sur Paris Noir
jusqu’au 30 juin 2025, Centre Pompidou, place George Pompidou, Paris 4,
ouvert du mercredi au lundi de 11h à 21h, 23h le jeudi.
Catalogue, sous la direction d’Alicia Knock, avec des textes d’ Éva Barois De Caevel, Aurélien Bernard, Laure Chauvelot, et Marie Siguier. Gallimard, 320 p., 49 €. Somme exceptionnelle d’un travail actif mené sur le terrain sur une nouvelle archéologie parisienne, concentrée sur des pratiques souvent isolées d’artistes, en particulier ultramarins et afro-descendants. La révélation de ces modernités panafricaines façonne dans une conversation transnationale, de l’Afrique aux Amériques, et qui ont souvent eu Paris pour étape.
« L’exposition a aussi une dimension panoramique, pluridisciplinaire, elle vient inscrire des lieux de Paris dans l’histoire de l’art, mais elle ouvre tout autant des dynamiques, des diagonales : Paris est aussi un lieu d’appel, de retour, de transit, de passage, de rejet, et encore une fois, relationnel. »
Dédiée à la pensée d’Edouard Glissant, aux notions de Tout-monde, de « composite » et de poétique de la relation, c’est aussi un travail engagé aussi pour une prise de conscience patrimoniale, intellectuelle et politique et un point de départ .
« Il s’agit de redéfinir l’histoire de l’art du XXe siècle. Nous attendons une prise de conscience du rôle joué par les artistes de cette exposition dans toutes ses dimensions : philosophique, politique, esthétique et pédagogique. Nous attendons une série d’expositions monographiques et de rétrospectives thématiques qui permettront de poursuivre et d’approfondir le travail engagé par « Paris noir » et qui n’en est qu’à ses prémisses. »
Alicia Knock
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