Voyages
Randonnée alpestre : Locarno, puis Côme, via le Simplon
Auteur : Jean-Philippe Domecq
Article publié le 26 aout 2024
La destination est originale, idéale en août, riche de surprises et vagabondages. D’autant que pour les cinéphiles, le Festival de cinéma de Locarno, crée en 1946, n’est pas seulement réservé aux professionnels du cinéma. La 77ème édition n’a pas fait exception, elle a donné la chance de voir à Jean-Philippe Domecq outre les tendances et préoccupations qui traversent les opinions, un bon nombre de films originaux dont il conseille les meilleures pépites. Pour s’y rendre, le cinéphile randonneur a expérimenté une magnifique traversée alpestre, un trajet hautement recommandable, et aucunement recommandé par les guides touristiques : départ de Chamonix, via le fameux col du Simplon, pour ensuite repartir jusqu’au lac de Côme où, mieux que tout guide touristique, quelques pages de Stendhal vous décriront le charme des lieux même quand ils sont envahis par les touristes.
Quitter la fastidieuse horizontalité quotidienne…
Le lac de Locarno étant en Suisse italienne, les Alpes sont passage obligé, d’où que vous veniez de France – il y a pire souffrance estivale. Un livre récent rappelle les effets à la fois exaltants et apaisants des sommets : dans Devenir montagne, livre d’entretiens avec Fabrice Lardreau, lui-même écrivain qui dirige la bien nommée collection « Versant intime » aux éditions Arthaud, la romancière Valentine Goby en parle en connaissance de cause. Elle a vécu dès l’enfance dans les Alpes de Haute-Provence et a hérité de sa famille la familiarité respectueuse des lieux, qu’à juste titre elle craint désormais menacés par l’envahissement humain. Il faudrait en effet que la montagne demeure l’espace de la solitude fascinée, de la contemplation en marche, de l’émancipation hors de la force centrifuge qui détourne les gens d’eux-mêmes.
« C’est l’existence même qui prend du volume et de la consistance en montagne. Chaque instant passé dans le relief induit un stimulus. »
a toujours constaté Valentine Goby, auteure randonneuse
« Le relief » : c’est le mot d’évidence qui condense le rappel vertical que les hauteurs adressent immédiatement aux gens, qui d’ordinaire s’affairent pour s’affairer dans le manège social et psychologique. Pascal aurait pu proposer la montagne, outre la prière et de rester en chambre, pour sortir du Divertissement permanent.
D’où partir ?
Autant partir donc de la vallée la plus haute d’Europe : celle du Mont-Blanc, de Chamonix. Je vous ai déjà décrit (cf. Singular’s d’été 2022) cette célèbre chaîne qui fut à l’origine du tourisme montagnard grâce à Lord Byron, à contempler depuis le plus ancien et authentique hôtel, l’Hôtel Richemond. Recommandation en connaissance de cause de l’envahissement touristique qui compromet d’autres hôtels et lieux par le tout-venant international unifiant. Restent tant de randonnées heureusement !…
Ainsi l’étroite vallée de la Pierre à Bérard, où vous commencez par une cascade telle que vous n’en voyez que dans les films ; de là vous remontez le torrent jusqu’au fond, de halte en halte que vous ne pourrez vous empêcher de faire, attirés par la fraîcheur et l’éblouissement de l’eau rebondissant sur les roches et vos chevilles, sous d’âpres à-pics.
Le lendemain, par contraste choisissez l’intervention humaine qui ne détruit pas la nature mais ajoute à son relief : le grand barrage européen des Emossons, au-delà du col des Montets, côté Suisse, est une magnifique épure curviligne et haute qui retient deux lacs à deux altitudes différentes, larges étendues bleues lisses comme du métal. Les silhouettes humaines sont ramenées à leurs petites proportions, par le vertige que suscite la paroi de béton autant que par les sommets. Ici l’ingéniosité humaine signe la nature, comme le pont de Millau sur l’autoroute du Massif Central.
Les lacets du col de Furka, vers la plus plate des vallées, puis le pari fou du Simplon
Des Emossons d’où part l’énorme réseau de câbles portant l’électricité pour tout la région, et là encore la géométrie humaine souligne sans déparer l’ampleur du relief, vous descendez vers Martigny (et sa Fondation Gianada, aux expositions picturales réputées comme Cézanne – Renoir, regards croisés jusqu’au 19 novembre 24), par la belle route en lacets serrés et lisses du Col de Furka, si impressionnants à voir en plongée qu’ils ont servi de cadre à une poursuite entre l’Aston Martin DB5 de James Bond et une belle espionne en cabriolet Mercedes rouge à intérieur blanc – en bout de course, comme on s’en doute, ce n’est pas dans le ravin qu’ils tomberont mais dans les draps et les bras l’un de l’autre.
Puis, franchir l’échine haute des Alpes, direction Sion…
Longue et large vallée plate à mourir, parmi des constructions et agglomérations tout aussi géométriques. La Suisse a du mal avec la culture architecturale fonctionnelle.
Et puis, heureusement, pour aller à Locarno, il faut franchir l’échine haute des Alpes, qui est, après le col du Grand Saint-Bernard, celui du Simplon, que Bonaparte eut l’audace publicitaire, médiatique en son temps, de franchir avec sa jeune armée du temps où il avait l’air de servir la Révolution. Au vrombissement du moteur qui atteste de l’ascension, on se prend à imaginer ce que ce fut pour toute une armée de fantassins avec leur barda et leurs armes sur le dos, bottes dans la poussière.
On redescend, moins de 100 kilomètres annoncés par la GPS en quatre heures…
On s’étonne, et on ne s’étonne plus : ce sont lacets étroits et constants, dans un paysage verdoyant surplombant des vallées toutes plus épaisses et, dirait Stendhal, « grâcieuses » les unes que les autres.
Un trajet hautement recommandable, et aucunement recommandé par les guides touristiques : la poésie routière, cela existe, plus souvent que les préjugés et clichés ne le laissent croire.
Et on arrive au grand lac de Locarno.
Un des meilleurs festivals de cinéma
Au Festival de cinéma de Locarno vous pouvez assister chaque début août à toutes les projections avec un unique abonnement pendant ses onze jours. Le public, nombreux, fervent, remplit les séances pourtant simultanées d’un point à l’autre autour du lac. Vous y verrez une des meilleures sélections mondiales, à l’égal de Cannes, Venise ou Karlovy-Vary.
La 77ème édition n’a pas fait exception, elle a donné la chance de voir parfois en plein air, outre les tendances et préoccupations qui traversent les opinions, un bon nombre de films originaux, imprévisibles même lorsqu’ils traitent de ces tendances.
Ainsi du film REAL, de la réalisatrice italienne Adele Tulli, interroge notre rapport au « réel » tel que vu ou détourné par l’hyperconnexion dans laquelle nous vivons par l’intermédiation de nos outils numériques de perception, qui colportent leurs formules de bien-être et bonheur fort virtuels. La réussite paradoxale de ce film, qui entrelace différentes histoires à la manière d’un documentaire lui aussi virtuel, est de rendre sensible l’attractivité des images et sagas de ce monde aussi loin du « réel » que de l’imaginaire. Cela donne à comprendre ce à quoi l’on cède au même titre que les jeunes qui sont nés avec. Alors ? Alors, demande justement ce film, sans réponse.
Holy Electricity, titre ironique du Géorgien Tato Kotetishvili puisque l’oncle paumé et son neveu de dix-sept ans qu’il a promis à son père mort de prendre sous son aile, ne trouvent rien de mieux, pour se sortir de la panade et des menaces d’un duo de Pieds Nickelés qui les menacent au coin des parkings, que de vendre, au porte à porte et dans les cimetières, des croix tombales métalliques et rouillées dont ils ont trouvé un stock dans la décharge et qu’ils sertissent de néon… Les dialogues sont d’un minimum vital et comique, sans faute de laconisme ni de platitude recherchée. Il faut souhaiter à ce film une tournée dans nos salles.
https://youtu.be/1Dn2i1iEYqw
De même, ô combien, pour Transamazonia, de la réalisatrice et scénariste sud-africaine Pia Marais, qui nous donne là un ambitieux film dans l’Amazonie où les exploiteurs – qu’a bénis dans leurs dévastations le complotiste brésilien d’extrême-droite Jair Bolsanaro – oppriment et écrasent sans vergogne les indigènes qui leur résistent. Dans ce paysage d’arbres immenses qui s’effondrent au bruit des scies, une jeune miraculée d’accident d’avion est recueillie par un homme qui la reçoit comme sa fille envoyée du ciel par le dieu chrétien ; magnétique présence de l’une et de l’autre, qui les fait dispenser leurs soins magiques par l’intercession des dons de guérisseuse de l’héroïne. Là encore, ne prolongez pas ce canevas par des fils d’intrigue prévisibles : ils seront déjoués, avec une subtile maturité de propos. Joseph Conrad aurait aimé ce film et, vu le talent de cette cinéaste, si je pouvais je lui conseillerais de tourner Nostromo, roman de Conrad qui contient tout le roman sud-américain du XXème siècle et sur lequel plusieurs cinéastes se sont cassé les dents.
Je n’en dirai pas autant d’un film souvent cité par la presse française, Agora, du Tunisien Ala Eddine Slim. Est-ce parce que la bien-pensance croit y trouver un message crypté sur l’oppression du régime ou de la tradition ? C’est tout le contraire en réalité que déroule ce film, qui flotte entre suggestion d’apocalypse, de manipulation occulte et policière, de fable avec deux animaux qui dans leur rêve disent des platitudes. Mais bon, le Léopard d’or (le Pardo d’Oro en Italien parlé dans ce canton) fut décerné à Akiplésa (Toxic) de la lithuanienne Saulé Bliuvaité, portrait d’adolescentes déchirées par les injonctions sociales qui les oppressent. Ce film explore la question de l’identité de genre, thème qu’on a (que trop) retrouvé dans d’autres films mais qui ici, justement et c’est cela l’art, rentre dans la sensibilité sans message, en un récit subtil.
Et, sur cette belle sélection, on quitte le légendaire Léopard, symbole du Festival dont le pelage jaune tacheté zébrait en banderoles et affiches les murs de la ville ancienne…
Et le lac de Côme…
D’un lac à l’autre à flanc des Alpes, c’est une bonne idée de repartir en faisant halte vers le lac de Côme. Son prestige nous attire, nous ne sommes pas les seuls, et nous aurions démocratiquement tort de nous en plaindre ; en revanche, les quais autour du lac nous confrontent à un phénomène des dernières années, une vulgarité ostentatoire : le Moyen-Orient par exemple ne vient pas pour voir ce lac dans son charme : les femmes traînent en tenues traditionnelles, pourquoi pas, à côté des bermudas masculins des Européens, à ceci près qu’elles portent Ray-ban et sacs LVMH, donc elles savent très bien ce qu’elles font avec leur tenue qui cachent, elles défient.
Un des plus beaux villages d’Europe, à garder en secret…
Heureusement, vous avez loué au village de Brunate qui domine Côme, de tellement haut à flanc de mont que la voiture peine, d’autant que la route est une des plus étroites qui restent en notre Europe, au point que les uns et les autres cherchent où reculer et se caler dans une niche lorsqu’arrive une voiture en face. Ainsi ce village est-il protégé, à jamais, de l’envahissement.
Si bien que par les ruelles étroites et par le parapet qui domine, vous vous y promenez entre humbles façades et demeures d’aristocratie où Lucino Visconti aurait pu tourner.
Et puis le soir après dîner, vous regardez jusqu’au Mont Rose, depuis petite terrasse en surplomb.
Ces rives du lac, la Sanseverina, héroïne de La Chartreuse de Parme, les contemplait avec le regard du but que Stendhal donnait à la vie, « la chasse au bonheur », amoureuse de Fabrice bien plus jeune qu’elle (situation entre tante et neveu que reproduira Bernardo Bertolucci en 1964 dans un de ses premiers films, Prima della rivoluzione, puisque nous parlions Festival de cinéma) :
« La comtesse se mit à revoir, avec Fabrice, tous ces lieux enchanteurs voisins de Grianta, et si célébrés par les voyageurs ; la villa Melzi de l’autre côté du lac, vis-à-vis le château, et qui lui sert de point de vue ; au-dessus le bois sacré des Sfondrata, et le hardi promontoire qui sépare les deux branches du lac, celle de Côme, si voluptueuse, et celle qui court vers Lecco, pleine de sévérité : aspects sublimes et gracieux (…). Le lac de Côme, se disait-elle, n’est point environné, comme le lac de Genève, de grandes pièces de terre bien closes et cultivées selon les meilleures méthodes, choses qui rappellent l’argent et la spéculation. Ici, de tous côtés, je vois des collines d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, (…) tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente.
L’imagination est touchée par le soin lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres ; ces sons portés sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme : la vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir. »
Stendhal, La Chartreuse de Parme.
Après quoi il n’y a plus qu’à rentrer par Milan pour un opéra à la Scala.
Pour aller plus loin dans les alpes suisses
Comment se rendre au Festival de Locarno ?
idéalement, en décapotable comme James Bond dans Goldfinger en Aston Martin DB5 au pire en Mercédès 300 SL Gullwing
sinon
- en train SBB
- ou par avion via Milan Malpensa MXP ou Zurich Airport
A lire :
Valentine Goby, Devenir montagne, Entretiens avec Fabrice Lardreau, éditions Arthaud, 2024, 160 p., 13€. Et, parmi ses romans et essais, L’Ile haute (Prix des Paysages écrits, 2023), situé en Haute-Savoie.
« Lorsqu’on aime raconter des histoires et les vivre, on ne peut qu’être attiré par la montagne. Chaque instant passé dans le relief induit un stimulus. On se trouve dans un état d’éveil permanent et voluptueux. »
Valentine Goby, auteur et randonneuse
Et à relire… La Chartreuse de Parme de Stendhal.
Texte Popup
Partager