Culture
Le peintre Anas Albraehe devient un nuage quand il dessine le ciel
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 17 octobre 2022
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Que l’artiste soit quasi inconnu et peu exposé, n’empêche pas Marc Pottier de voir dans cette œuvre en devenir, un avenir prometteur. Par sa palette « fauve », ses modèles croqués avec sensibilité, Anas Albraehe hisse la détresse humaine de l’exil en art universel. Nourri de ses expériences théâtrales et poétiques, et d’une solide culture artistique française, le peintre syrien se fait témoin engagé auprès des démunis, des sans-terre pour une démarche esthétique vitale. CMS Collection, la plateforme de soutien à la création promeut son œuvre à la Foire Asia Now à la Monnaie de Paris les 21, 22 et 23 octobre 2022.
« Mon travail n’est jamais séparé de l’impressionnisme. Le fauvisme est le mouvement artistique qui est venu après l’impressionnisme et qui m’inspire. André Derain, Maurice de Vlaminck et Henri Matisse. J’ai toujours l’impression que j’ai commencé avec mon plein instinct à partir de Paul Gauguin, Van Gogh, Kokoschka » Ayant vécu dans une campagne isolée à Suwayda en Syrie, quand il a commencé à dessiner ce qui l’entourait, Anas Albraehe ne connaissait pas toutes ces références. C’est plus tard, à l’université, grâce à internet qu’il les a découvertes, et absorbées comme une éponge.
Regarder le modèle en face
En feuilletant le portfolio du jeune syrien, la ‘Chambre Bleue’ (1923) de Suzanne Valadon (1865-1938) du MNAM-Centre Pompidou nous est tout de suite venu en tête. Dans une palette de couleurs riches et lumineuses, une femme ‘odalisque’ est allongée sur un lit en pyjama, une cigarette fichée dans la bouche. Le modèle est saisi crument dans sa condition, délaye une vulgarité assumée dans une composition saturée de motifs : les rideaux latéraux, d’un même tissu que la couverture du lit, et un fond abstrait ne créent aucune perspective. « Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme », revendiquait la peintre. « Ne m’amenez jamais pour peindre une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrais tout de suite. ».
Chez Anas, le même type de composition sans perspective au double sens du terme, pictural et social caractérise la grande majorité de ses œuvres, tant dans ses autoportraits, ses ‘Attrape Rêve’, ses ‘Rêveurs’ que sa série ‘Terre Mère’. Les personnages qu’il peint sont sans fard, livrés au regardeur, tels qu’ils sont dans leur dénuement et leur fragilité, noyés dans ce qui les couvrent.
Seule une violente palette de couleurs fauves vient diluer la cruauté du quotidien, marquant leur destin. Anas, lui aussi, regarde bien en face ses modèles tout en en captant la vie froissée et puise dans la peinture française de Millet à Matisse la capacité de le transcender en peinture.
Créer sa propre école en traitant tous les vocabulaires picturaux
A sa génération et avec ses origines, Anas est né en Syrie en 1991 où il fut diplômé de l’université de Damas en 2014, il ne se sent pas ‘à part’ du monde d’aujourd’hui. Loin des tendances NFT et des nouvelles technologies, l’ADN des écoles de peinture passées sont primordiales pour une œuvre dont il dit qu’il « traite avec intérêt en termes de langage visuel et sensoriel la peinture » qu’il « considère comme une note musicale » dont il peut : « jouer son propre morceau… Aujourd’hui, j’essaie de créer ma propre école basée sur une véritable compréhension en traitant tous ces vocabulaires sur toile et mêler expressionnisme et abstraction pour créer une peinture contemporaine ».
L’artiste peut peindre à sa guise et porter sa peinture aux plus hauts niveaux de modernité
en s’appuyant sur un héritage artistique ancien et équilibré.
Anas Albraehe
Conserver une âme orientale
Comme un de ses mentors, « Marwan » Kassab Bashi (1934-2016) artiste allemand d’origine syrienne, il insuffle dans ses œuvres une culture orientale. Tous deux maîtrisent le langage de l’art européen tout en montrant certaines caractéristiques du monde dont ils viennent. « J’ai conservé l’âme orientale qui existe dans mon environnement, qui a inspiré de nombreux artistes, et j’ai gardé l’inspiration de l’environnement et de la nature qui m’entoure partout où je la trouve. Il est nécessaire de préserver la relation entre le passé de l’art et le présent dans lequel nous vivons, car cela donne une valeur ajoutée à la peinture » complète Anas.
Mettre l’accent sur la connexion du cœur
Comme Marwan, Anas a développé un style individuel très fort où la couleur et la texture peuvent donner l’impression de prendre le pas sur la représentation, comme un pont entre des approches plus traditionnelles et une forme d’expressionnisme abstrait. Dans sa peinture, Anas se limite à quelques thèmes simples mais essentiels : une amie trisomique, des réfugiés… Il montre ainsi l’être humain en offrant une variété infinie d’émotions et un reflet englobant de l’âme humaine. Son art semble enraciné dans la tradition de la philosophie soufie, l’ancienne sagesse orientale, mettant l’accent sur la connexion du cœur, de l’âme et de l’esprit dans l’unité de l’être. En donnant un dessein aux aspirations de l’âme, ses peintures sont également poétiques, une aventure spirituelle riche de nos introspections intimes.
Je demande au spectateur, de m’accompagner dans ce voyage onirique.
Un voyage de couleur guidé par la lumière, la lumière de l’existence.
Mais plus encore, c’est un voyage de lumière qui nous conduit vers une peinture à l’huile. AA
La poésie omniprésente dans ses créations.
Si le théâtre l’inspire et a aussi participé à la construction de sa personnalité, lui ayant permis de construire dans ses peintures des compositions équilibrées dans l’espace et une bonne transmission de ses idées, c’est encore plus la poésie qui est omniprésente dans ses créations. Tout est dit ou presque dans l’extrait que nous venons de reproduire en chapeau de ce paragraphe (voir le poème dans son intégralité dans notre encadré) : « Et maintenant je vous demande, spectateur, de m’accompagner dans ce voyage onirique/ Un voyage de couleur guidé par la lumière, la lumière de l’existence. Mais plus encore, c’est un voyage de lumière qui/ nous conduit vers une peinture à l’huile ».
La poésie est un aspect particulier de ma personnalité
« Il y a des choses que j’exprime par écrit, à travers des textes littéraires, des pensées et parfois de la poésie afin de mettre mes sentiments sur papier et de raconter l’histoire que je ne peux pas dessiner. En ce qui concerne les sujets, j’écris souvent sur l’amour, la mémoire, ma maison et le quartier dans lequel je vivais. Parfois, j’écris sur des sujets liés à la patrie, à la citoyenneté et à la société civile. Ce poème est un texte qui exprime la condition avec laquelle je décris les personnes représentées dans les peintures » nous précise Anas.
S’insurger contre le sort des plus démunis
Ce n’est donc pas par hasard qu’Anas nous cite Mikhail Naimy (1889-1988), poète, romancier et philosophe libanais qui appelait à l’unité dans l’amour universel, tout en critiquant le matérialisme et les rituels religieux vides. Il a plus d’affinités encore avec le poète et peintre libanais Gibran Khalil Gibran (1983-1931) dont l’œuvre a séduit des milliers d’immigrants arabes reformulant les dogmes chrétiens, notamment à la lumière de l’hindouisme et de la théosophie en retenant l’idée bouddhique du retour de l’âme qui se réalise grâce au désir et à l’évolution de tous les êtres humains vers le bien. « Les esprits rebelles » que nous cite Anas fut publié à New York en 1908, alors que Gibran avait à peine vingt-cinq ans, Gibran y dénonce avec violence l’hypocrisie sociale, s’insurge contre le sort réservé aux femmes dans la société traditionnelle, s’interroge sur les fondements éthiques de la loi, dépeint cruellement les coutumes ancestrales de son pays natal, le Liban.
Aider les réfugiés et témoigner de leur détresse
Anas n’est pas un artiste enfermé dans sa tour d’ivoire, au contraire, il est concerné par tout ce qu’il a pu observer de près : « Après avoir terminé mes études à Damas, j’ai passé environ un an en tant que bénévole auprès des réfugiés. Cela m’a exposé aux problèmes psychologiques complexes auxquels sont confrontées les personnes qui doivent déménager et changer leur vie de cette manière, ainsi qu’à un intérêt pour l’assistance psychosociale. J’ai voulu approfondir ce sujet et j’ai été accepté pour une bourse d’études en master au Liban, sous la supervision de médecins, de professeurs et de spécialistes. Ma thèse s’intitulait « Domestic Violence and How to Enable Dialogue to Reduce Violence as a Phenomenon ». Cette recherche m’a beaucoup affecté en termes de compréhension de moi-même et de compréhension des autres. J’ai l’expérience de mettre mes émotions dans mes peintures. Je comprends aussi la psychologie de la personne que je dessine. ». Anas sait traduire les violences en métaphores colorées puissantes qu’on peut par exemple observer dans ces séries sur les immigrés transportés dans des camions ou dormant à terre protégé par des couvertures dont la richesse des couleurs semble venir contredire la misère dans laquelle ils se trouvent. Ce sont aussi leurs rêves qu’Anas veut sans doute nous montrer.
L’identité est ce que nous laissons en héritage
Anas cite encore une des figures de proue de la poésie palestinienne Mahmoud Darwish (1942-2008) un nostalgique de la patrie perdue. Avec son livre ‘La trace du Papillon’, cet éternel exilé écrivait : « L’identité est ce que nous laissons en héritage, non ce dont nous héritons. » Celui dont on voulait faire de lui le chantre de la cause palestinienne, avec ce livre, il s’était libéré de cette pression pour laisser libre cours à son imagination en rassemblant une centaine de textes courts, en vers ou en prose, écrits au fil des jours sans plan préconçu ni la moindre restriction thématique.
Ainsi y trouve-t-on des réflexions à caractère politique décapantes, et des pensées intimes sur le temps qui passe ou sur l’exil intérieur, mais aussi un éloge du vin ou de la voix d’Oum Kalsoum (que cite aussi Anas dans un de ses poèmes), des poèmes d’amour, la description d’un arbre ou d’un fruit… une atmosphère qu’on retrouve dans certaines des peintures d’Anas.
J’appartiens à une zone de guerre
Anas n’est pas un réfugié. Il n’a pas quitté son pays de force, mais pour terminer ses études à Beyrouth. Mais il a vécu avec les réfugiés. « J’ai appris à les connaître, et j’étais souvent leur voix, et comme je suis de nationalité syrienne, je ne peux pas me séparer des réfugiés où qu’ils soient, en Syrie, en Palestine, en Irak, au Liban, en Ukraine, en France… j’appartiens à une zone de guerre. Ça fait que la question de l’asile m’entoure. J’en fais partie et ça devient une partie de moi. Aujourd’hui je suis artiste. Je ne sais pas demain. Peut-être que les circonstances m’amèneront à être un réfugié dans un pays. J’ai défendu les réfugiés, mais aussi les agricultrices et ouvrières. J’ai longtemps peint Manal, une fille trisomique. Elle a défendu la différence », dit encore Anas tout en mentionnant Muhammad Al-Maghut (1934-2006), le père de la poésie arabe en vers libres dont l’œuvre combinait la satire avec des descriptions de la misère sociale qu’il considérait comme un déclin éthique parmi les dirigeants de la région.
Mon travail est celui d’un être humain social, et puisque je suis artiste,
je considère que ma responsabilité est de défendre l’homme et l’art uniquement.
L’art ne me fait jamais oublier ma condition, il me met en confrontation avec la vérité humaine.
Donc je suis un réfugié quand je dessine un réfugié,
et je deviens un ouvrier quand je dessine un ouvrier,
et je deviens un nuage quand je dessine le ciel.
Une utilisation audacieuse de la couleur
Si Anas aime à citer l’importance de l’impressionnisme pour lui, c’est surtout celle du mouvement Fauve qui saute aux yeux. Il privilégie dans son œuvres les qualités picturales et une utilisation audacieuse de la couleur forte en ayant recours à de larges aplats de couleurs pures et vives. La couleur est libérée de son contexte objectif et devient un des sujets de l’œuvre. Il utilise aussi des formes simplifiées. Nous l’avons vu, il revendique un art fondé sur l’instinct, en séparant la couleur de sa référence à l’objet, afin d’accentuer l’expression. Comme chez les fauves, la profondeur de ses compositions est abolie car ces aplats n’admettent aucune perspective et se développent sur un seul plan.
« J’ai une imagination colorée » AA
« Je ne sais pas exactement pourquoi je choisis les couleurs que je fais, mais je les choisis certainement afin de séparer mon travail de la réalité. Je dessine ce que mes yeux voient – je n’utilise pas d’appareil photo, mais plutôt, je surveille les couleurs de la nature et de l’environnement dans lequel j’ai l’impression de voir de nouvelles couleurs se chevaucher. Ils stimulent mon imagination et je réfléchis à la façon dont chaque ton de couleur affecte ses voisins. J’ai une imagination colorée, et pour être tout à fait honnête, si je m’arrêtais un instant et que je me demandais quelle couleur je choisissais, je ne pense pas que je serais capable de peindre honnêtement. Souvent, ce n’est que lorsque je m’éloigne du tableau pour le saisir que je vois comment les couleurs se sont toutes réunies, presque comme si elles étaient toutes seules. » nous explique l’artiste qui nous rend compte de la tension dialectique d’une œuvre entre figuration et abstraction.
Le potentiel d’un passeur entre les cultures esthétiques
Il n’est donc pas étonnant qu’il nous mentionne aussi le précurseur de l’expressionnisme abstrait américain, Arshile Gorky (1904-1948). Chez cet exilé aussi, l’illusion perspective est abandonnée, l’espace pictural se déstructure, la composition se déhiérarchise. Le regard s’égare, les traits se disloquent et s’épaississent au profit de tableaux sans centre, que l’on appellera bientôt « all-over ». Né Vosdanig Adoiann, survivant du génocide arménien Il a connu les fuites, la misère, la terreur des massacres commis par les troupes ottomanes. Son œuvre est devenue une charnière entre les cultures moyen-orientales et occidentales et le pivot entre l’art européen d’avant-guerre et l’art américain d’après-guerre. Considéré comme « le dernier surréaliste et le premier expressionniste abstrait », on retient Gorky comme un passeur.
S’il est encore trop tôt pour savoir si Anas appartient à cette généalogie de grands passeurs, ses premiers pas sont prometteurs. A suivre à commencer par l’ Asia Now à la Monnaie de Paris !
Pour suivre Anas Albraehe et les initiatives CMS Collection
Le compte instagram Anas Albraehe
Agenda : 21, 22, 23 octobre 22, Asia Now à la Monnaie de Paris
CMS Collection, Une initiative de Joanna Chevalier, Hervé Mikaeloff et François Sarkozy
Créée en 2018, la plateforme de soutien à la création contemporaine est née de la rencontre de Joanna Chevalier, Hervé Mikaeloff et François Sarkozy, trois personnalités venues d’horizons différents et complémentaires, partageant une authentique passion pour l’art et mettant leur expertise au service des artistes.
Aujourd’hui, CMS collection compte plus de 25 œuvres et 8 artistes avec la récente acquisition de Anas Albraehe : Yunyao Zhang , Sam Falls, Jean Marie Appriou, Huong Dodinh, Marcella Barcello, Jeremy Demester, Alex Foxton et Alain Bozbiciu.
Forts de leurs expériences dans le monde de l’art, l’ambition est d’apporter un soutien actif aux artistes tout au long de leur parcours artistique.
Aussi CMS Collection produit et organise des expositions avec pour double ambition : soutenir financièrement les artistes par l’achat et l’entrée dans la collection commune et le développement d’une plateforme de lancement ou agent d’artistes. U
Une seule règle, que les artistes soutenus rencontrent l’unanimité des trois fondateurs.
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