[La gourmandise gastronomique] Le chocolat se respecte et ne s’improvise pas. Fidèle à son choix de l’artisanal dans le respect des traditions, Alain Ducasse a créé une « manufacture«  dédiée au cacao, du fait main où il torréfie, concasse, broie et conche les fèves. Du début à la fin  afin de contrôler leur transformation en chocolat. Thierry Dussard s’est rendu sur place pour rencontrer le chef multiétoilé, à l’occasion de ses 10 ans de ‘torréfacteur‘ et goûter le plus bel héritage que les Aztèques aient laissé au monde.

Alain Ducasse fou de chocolat a créé sa propre Manufacture chocolatière, il y a 10 ans Photo Thierry Dussard

Une vingtaine d’étoiles réparties dans 33 restaurants à travers le monde, qu’est-ce qui fait donc encore courir Alain Ducasse à 67 ans ?

Le goût, bien sûr, des goûts nouveaux qu’il va chercher loin, mais aussi le goût de toujours entreprendre et de satisfaire une curiosité sans frontières.

A mes débuts j’ai hésité à devenir pâtissier plutôt que cuisinier, confie-t-il, et la création d’une Manufacture de chocolat m’a permis de réaliser ce vieux rêve en 2013, en me lançant dans cette aventure au 40 rue de la Roquette. 
Alain Ducasse

Ducasse, manufacturier du goût

Manufacture chocolatière Alain Ducasse au 25 rue des Grands-Champs (Paris 20e) Photo Thierry Dussard

Manufacture, c’est un joli mot qui signifie fait avec la main, et en même temps à grande échelle. Ducasse est donc devenu manufacturier du goût, en ouvrant une première, puis une deuxième manufacture… artisanale. Car il ne s’agit pas d’en faire une industrie, mais de contrôler la fabrication du chocolat, de la cabosse à la tablette.
Au 25 rue des Grands-Champs (Paris 20e), les sacs de fèves sont stockés selon leur origine : Cameroun, Equateur, Madagascar… Elles ont déjà  fermenté sur place, développant ainsi des arômes primaires auxquels la torréfaction va apporter de nouvelles saveurs. Un peu comme le pain dont la farine doit fermenter avant la cuisson.

La torréfaction, la mère des saveurs

On compte sur les doigts des deux mains les torréfacteurs de cacao en France, en commençant par Bernachon à Lyon, Bonnat à Voiron, Pralus à Roanne, Weiss à Saint-Etienne, Pierre Marcolini à Bruxelles… la plupart des autres chocolatiers fondent les pastilles de chocolat fournies par les industriels du cacao que sont Barry, ou Valrhona.

Conchage, étape clé à la Manufacture chocolatière Alain Ducasse Photo Thierry Dussard

Fondeur ou torréfacteur, c’est ce qui fait toute la différence, car on peut régler la température et la durée en fonction des fèves et des goûts que l’on recherche
Alain Ducasse, en plissant les yeux avec gourmandise.

Broyage et conchage, les deux mamelles…

Une fois torréfié et concassé, les fèves sont broyées avant d’être « conchées ». Le conchage est déterminant, ce processus long et lent consiste à affiner le cacao en le brassant afin de le débarrasser de son amertume et de le faire passer à l’état liquide. Cette opération a été inventée par Rodolphe Lindt en 1879, par erreur après qu’il ait oublié d’éteindre une machine. Le résultat était si savoureux qu’aujourd’hui personne ne saute cette étape qui apporte au cacao toute sa suavité.
Les épices sont ajoutées ensuite, que cela soit le lait, café ou canelle, crème fraîche ou piment d’Espelette, selon les goûts recherchés.

Ducasse… noisette

Le coffret Hexagone, pralinés à l’ancienne Photo Manufacture chocolatière Alain Ducasse

Personnellement je ne jure que par le chocolat noir, sans tomber dans des pourcentages excessifs de cacao, et je ne vais pas au delà de 75%. Un bon chocolat, comme un grand vin, doit être équilibré.
En général je préfère mille fois les ganaches aux pralinés, mais les pralinés de Ducasse sont exceptionnels, et n’ont pas ce côté écœurant que l’on rencontre trop souvent. Les pralinés permettent des variations de texture séduisantes au palais, et le choix des noisettes se révèle ici capital. Ducasse se fournit auprès du Sicilien Blanqa, dont les amandes, pistaches et noisettes sont réputées.
Le coffret Hexagone qui célèbre les 10 ans de la manufacture, offrant 10 choix différents de pralinés, d’origines (Brésil, Madagascar), et de parfums (caramel, orange) est impressionnant. Même la barette au lait de coco, vegan évidemment, est délicieuse, c’est dire !

Holding De Gustibus

Les actifs du chef, qui a pris la nationalité monégasque, regroupés sous la holding De Gustibus, pèsent un joli 99,99 millions d’euros en 2022, dont 30% pour les manufactures. Car une manufacture de chocolat a ouvert au Japon en 2018, puis une autre consacrée au café à Paris l’année suivante, aux glaces en 2021, et enfin aux biscuits l’année d’après. Ainsi qu’une vingtaine de comptoirs, afin de distribuer ces bonbons de chocolat, ganaches, et autres tablettes. 160 tonnes de chocolat ont ainsi été produites l’an dernier, comme quoi on peut concilier volume et qualité. « A condition de contrôler, et donc de goûter en permanence », conclut Quentin Francis-Gaigneux, le chef de la Manufacture chocolatière Ducasse.

Le troisième homme

Il y a un troisième homme dans cette histoire, c’est le directeur artistique Pierre Tachon.

Bonbonnière Cerf de la Manufacture chocolatière Alain Ducasse Photo AtelierMai98

Car élaborer un chocolat d’exception ne va pas sans un dessin original des tablettes et des coffrets, afin d’attirer l’œil autant que le palais. Renouveler un genre que tous les gourmands pratiquent jusqu’à l’addiction exigeait de l’imagination, et le pari côté design est réussi.

Même vital, afin de se distinguer parmi les 3000 artisans chocolatiers français, et les marques de grande consommation (Leonidas, De Neuville…). La première cargaison de cacao qui soit venue du Nouveau monde était arrivée en Espagne en 1524, on fêtera donc l’an prochain le 500 ème anniversaire de la découverte de la « boisson des dieux ». C’est ainsi que les Aztèques appelaient ce breuvage onctueux baptisé cacao theobroma.
Sans attendre les fêtes de fin d’année, qui représentent la moitié des ventes, le chocolat reste pour moi un plaisir quotidien.

Thierry Dussard