Culture

Baudouin Van Daele, accordeur, libère ce qu’il y a de « juste »

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 25 septembre 2023.

[Partage d’un mélomane« J’en ai marre de toutes ces notes justes. » (Simon Rattle) Doué d’une énergie sans cesse renouvelée, le chef britannique est sans doute là entre provocation et amusement… Une note « juste », c’est à la fois celle que trouvera le pianiste dans un équilibre précaire et fugace mais qui restera dans la mémoire de l’écoute et celle qu’aura mise à la disposition de l’interprète l’accordeur qui l’aura précédé dans une intimité particulière d’avant-concert avec le piano. Jean de Faultrier brosse un petit portrait en mouvement de Baudouin Van Daele, accordeur.

Libérer ce qu’il y a de ‘juste

Dans la pénombre d’une salle sans rumeur un piano à queue étire son long flegme laqué devant un parterre de chaises vides. Un homme tranquille s’approche et dépose une sacoche ventrue au pied de la lyre. C’est Baudouin Van Daele, accordeur comme pour d’autres on dit pianiste ou compositeur ou interprète.

Le piano est accordé, il n’attend plus que le pianiste Photo Jean de Faultrier

Il a ce premier geste, presque esquissé comme avec une politesse surannée quand, la main tendue, un instant retenue puis déterminée, il découvre le clavier. Aussitôt après il soulève le couvercle, saisit une clé d’accord dont il toise la force à l’aune de sa longueur puis, d’un long regard vers les cordes, les marteaux, les feutres, il s’apprête à dompter un équilibre fragile : l’accord.

Le piano semble soumis, c’est à la fois vrai et faux. De la main survolant le clavier Baudouin définit sa « partition », ainsi commence une danse de frappes sonores répétées tandis que l’oreille traque ce qui ne se perçoit presque pas. Sans que l’on puisse compter le temps qui n’est pas de cette partie, d’imperceptibles nuances s’interposent et se cadencent et, au final, tout finit par s’assortir, triompher, sonner juste.

Baudouin Van Daele s’en va, invisible acteur de ce qui va se jouer sous peu, invisible peut-être mais perceptible. Le pianiste qui va incarner une autre partition peut entrer, c’est lui que l’on acclame.

Un accord à la clé

Baudoin Van Daele trouve la note juste par vibration Photo Jean de Faultrier

Plus tard et ailleurs, dans la tiédeur d’une pièce qui a l’allure d’une grange élégante avec son entrelacs de poutres, un piano rêvasse à la lumière diaphane d’une baie paresseuse. Une clé tourne dans la serrure de l’entrée, de son pas délié Baudouin Van Daele prend possession du silence qui attendait sa venue. Sa fidèle sacoche mafflue posée sur le sol, il porte son regard doux sur le piano, tend la main, soulève le cylindre et libère le clavier. Un sourire étincelant de notes muettes blanches et noires accueille leur libérateur et quelque chose frissonne dans la pièce. Des heures d’humidité, des semaines de saison moins douce, des mois de désœuvrement ont alangui l’instrument qui, heureusement docile, se laisse apprivoiser, le couvercle dressé comme un élytre avant un long vol. Baudouin n’a pas allumé la lumière la clarté attendue vient d’ailleurs et il y a comme un fragment de nudité à portée d’oreille dans le jour un peu timide. Cordes filées ou cordes blanches, de leur puissante tension s’extraient d’infimes nuances et s’ajustent d’imperceptibles variations tempérées.

Il y a peu d’intermédiaires dans le ballet assez technique qui est donné : une clé d’accord, une bande de feutre, un diapason. Rien d’électronique, l’oreille a une finesse inégalable et elle n’a nul besoin d’être absolue. Quand Baudouin Van Daele s’éloigne, le silence qui baigne à nouveau la pièce a la densité d’une promesse.

Ce battement au cœur

Ces deux moments d’accord semblent libérer chacun une source vive, que l’une déferle du pianiste à l’auditoire, que l’autre soit accueillie par le mélomane chez lui devant son piano, ce qui se passe est une symbiose exultant la justesse. Lorsque Baudouin en parle, les mots dansent librement dans les richesses d’un vocabulaire ubiquiste. Quand il parle d’intervalle, ce que le dictionnaire évalue comme une distance entre deux points, ce que la musique conçoit comme l’écart qui sépare deux sons ou deux notes, lui exprime ce qu’il entend, ce qu’il écoute car tout l’intérêt de l’accord tient dans ce qui se passe dans l’intervalle qui distingue ou qui sépare deux notes.

Baudoin Van Daele, au travail Photo Jean de Faultrier

L’approche d’une telle mesure se fait à partir de ce qui vibre, cela ne se compte pas, cela ne s’entend que de l’initié, cela ne se résout qu’au prix d’habiles et infiniment précis tressaillements de la clé d’accord. On pourrait parler de hertz, de fréquences, de mesures, Baudouin, lui, parle de l’étrange articulation de battements et de leur rapidité comme s’ils tournaient au sein d’un espace qui tient dans ce que le temps à de plus court comme mesure humaine.

Il est aussi question de partition, mais elle n’est guère de papier, il est question de battement également et là l’oreille capte ce qu’une main ne saura pas même marquer de son geste… Ambivalence des mots donc, au fond un véritable partage du sens comme lorsqu’il est question d’accord bien tempéré.

Sa clé d’accord dans la main suspendue au-dessus du sommier des chevilles, Baudouin Van Daele évoque brièvement son cheminement singulier vers l’intérieur des pianos qu’il vendait autrefois parmi d’autres instruments. Il le dit, « il n’y a pas toujours de don, tout s’apprend, tout s’éduque ». Et depuis son oreille ainsi instruite jusqu’à l’extrémité de sa clé, il fait passer aux cordes et à leur tension exaspérée ce qui sous les mains du pianiste devient le jeu que l’on attend.

Oui, la magie naît sous les doigts de celle ou celui qui porte la musique à nos oreilles, mais elle naît grâce à celle ou celui qui offre à l’instrument sa capacité d’être épousé par l’interprète. Il y a dans ce colloque singulier qui précède indiciblement tout concert les ferments d’une alliance d’où exultera le « je ne sais quoi » de Vladimir Jankélévitch qui comble l’auditrice ou l’auditeur et celui qui joue pour elle ou lui.

La touche finale

« Puisque l’impertinente touche est si heureuse, donne-lui donc tes doigts (…). » William Shakespeare.

On connaît l’intime attraction qu’exerce une composition sur celle ou celui qui se lance dans son exécution, on sait le vertige tonique qui naît de cette exécution devant un public, on comprend la force des enjeux de l’édition d’un CD, ce sont autant de dialogues mis en sons, en mots et en image. Que sait-on du dialogue entre l’accordeur et le pianiste ? Au fond assez peu tant ce qu’ils se disent semble devoir rester dans l’âme même du piano.

Jonas Vitaud, pianiste s’appuie sur le travail de Baudouin Van Daele Photo Jean de Faultrier

Baudouin Van Daele évoque avec retenue le timbre souhaité ou demandé, la clarté exprimée d’une note espérée. Ponçage léger, piquage de la tête de marteau, infinitésimale rotation de la clé, ces actes font naître la note, c’est l’élaboration d’une rencontre de l’inouï et du geste.

Le pianiste Jonas Vitaud, de son côté et pour reprendre ses propres mots, confie à l’accordeur la réalisation de l’homogénéité et de l’égalité qu’il attend de l’instrument. Cette attente converge au cœur d’un dialogue dont le vocabulaire est partagé avec, par exemple, le nécessaire piquage des marteaux. Jonas Vitaud évoque une infinité de détails auxquels l’accordeur doit être sensible dans son entendement des « intentions de l’interprète » et il n’hésite pas à contredire Simon Rattle en souhaitant « avant tout le plus simple, c’est-à-dire que le piano soit juste ».

Jean de Faultrier

Pour aller plus loin avec Baudouin Van Daele

Point d’indiscrétion sur un homme discret, simplement quelques bribes d’un parcours qui, de la proximité avec les instruments à la confession de leur sonorité intime en passant par la prestigieuse et formation Yamaha, l’ont rendu l’incontournable magicien de ce qu’ensemble un piano et son pianiste attendent mutuellement. Au fin août-début septembre de la vie, la cité médiévale dont il fait sa musique quotidienne le laisse quitter ses colombages pour contenir ou courber, partout où se trouve un piano en demande, l’imperceptible battement des intervalles.

Discographie sélective

Aucun enregistrement de piano n’est signé d’un accordeur, il ne saurait pourtant rien exister de tel sans qu’un accordeur soit passé dans le studio ou la salle de concert. Pour être un peu espiègle, oui il se peut trouver un ou deux enregistrements pour lesquels le pianiste s’est manifestement passé d’un accordeur… Certains éditeurs ont toutefois la courtoisie de nommer celui qu’ils appellent parfois « préparateur ». L’hommage du mélomane c’est de savoir toujours que derrière chaque accord de piano il y a l’accordeur qui l’a rendu possible dans l’ombre feutrée d’un travail singulier.

En guise de discographie sélective, écoutons Jonas Vitaud en prêtant l’oreille à la signature transparente de son accordeur :

  • Beethoven 1802 (Beethoven 1802 à l’Espérance, « 1802, année du testament de Heiligenstadt »), Mirare, 2021.
  • Debussy « Jeunes années», Mirare, 2018.

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