Culture

Bela Bartók & Peter Eötvos, l'esprit Magyar et ses forces telluriques

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 16 avril 2024

[Partage d’un mélomane] « (…) sur des chemins sauvages qui n’ont jamais été frayés » (Béla Bartók) Cité par Laetitia Le Guay, dans son ouvrage éponyme (Actes Sud), Béla Bartók est véritablement un compositeur de cheminements croisés, géographiquement et musicalement. Alors que Péter Eötvös considéré comme son digne héritier vient de décéder à 80 ans, la « magyarité » qu’ils partagent rappelle à Jean de Faultrier qu’une âme profonde est celle de lieux.

L’exil est une constante de la vie de nombre de compositeurs

Qu’il soit voulu ou subi, dans cet « ailleurs » s’exprime avec élévation à la fois la trace originelle et le mouvement incessant comme une vie de parcours ou comme un déplacement permanent. A l’heure où paraît un fabuleux « Rachmaninov for Two » par Daniil Trifonov et Serguei Babayan chez Deutsche Grammophon , l’on serait tenté de marquer un arrêt et consacrer au compositeur russe, qui ne put jamais regarder son pays qu’en se retournant, un temps de méditation sur les forces de l’exil.

Rachmaninov s’est longtemps enfermé dans l’interprétation tant la création lui aurait rappelé la coupure cruelle d’avec sa Russie quand elle fut changée par la révolution.

Mais restons avec Bartók

La séparation qu’il vit est celle qui le coupe d’une Hongrie qui fraye avec l’axe hitlérien. Il quitte son pays en août 1940 empli d’une amertume et d’une tristesse qui se feront sentir tout le restant de sa vie voire l’écourteront. Le nouveau monde qui l’accueille n’est pas encore engagé dans la guerre, il trouve en Amérique une terre avenante et paisible quoique inquiète mais, passant selon ses propres mots de « l’incertitude (à) une insupportable sécurité », il ne comble pas le manque qui le taraude. Il n’est peut-être pas détachable de ce contexte que sa santé se dégrade et, ce qui est souvent le cas, que ses proches lui cachent le mal qui est à l’origine de cette altération, un mal qui l’emportera en mars 1945.

Parmi les œuvres créées par Bartók au cours de l’immédiat après-exil, Laetitia Le Guay nous propose de suivre – dans le sobre récit édité qu’elle en fait – la trajectoire intellectuelle et morale du compositeur qui, du concerto pour orchestre de l’année 1943 à la sonate pour violon seul de l’année1944 (in Béla Bartók, pages 208 et suivantes, Éditions Actes Sud), chemine lentement vers une mort qu’il ne perçoit que de façon diffuse.

Dans le choix de cette figure rare du concerto pour orchestre -on en compte une quinzaine seulement à cette époque- il s’agit littéralement de mettre en évidence l’instrument particulier qu’est l’orchestre qui entame en un phrasé complexe un dialogue avec lui-même dans une forme infiniment concertante et très justement nommée ainsi.

Vitalité et mélancolie sont de ce dialogue et soulignent les élans de l’âme du compositeur. Au risque de l’oxymore, il y a de l’étincelant sombre dans tout cela.

Sont portées à l’évidence expressive les caractères instrumentaux et leurs possibilités de débattre ensemble mais également leur capacité à s’affirmer chacun dans une intensité propre. De façon exacerbée, tant on ne peut dire ici ni « à l’opposé » ni « à la différence », la sonate pour violon seul est bien un crépuscule quasi inachevé (si l’on peut se permettre une inversion rhétorique), comme le troisième concerto pour piano, mais un couchant créatif profondément structuré dont émerge le colloque ontologiquement complexe du déracinement et de la maladie.

Laetitia Le Guay parle « d’achèvement » à propos du concerto pour orchestre, effectivement plus qu’une fin c’est littéralement un dénouement qui se joue là.

Comme une synthèse extrême, la sonate pour violon seul, qui lui succède en réponse à une demande du violoniste Yehudi Menuhin, propose un autre accomplissement, celui de bâtir une passerelle entre Bach et le folklore hongrois des lieux de jeunesse de Bartók, la partition prenant appui, comme le tablier d’un pont sur les piliers construits entre deux rives, sur des exigences typiquement musicologiques dont le respect par les interprètes de l’œuvre est signalé par eux comme porteuse d’un sens qui en transfigure l’herméneutique.
Cette même année 1944 est hélas marquée par la brutale invasion de la Hongrie par les armées du 3ème Reich et l’aggravation du mal qui va emporter le compositeur, l’âme de Bartók est indiscutablement saccagée par ce qui se passe dans son pays de naissance.

Au cœur même des inflexions inspirées dont Bartók tisse ses partitions, la magyarité tient une place fondamentale, au point de permettre de parler d’ethnomusicologie à son sujet.

Il a en effet largement contribué, par son érudition purement musicologique très importante, à enrichir l’approche par les élèves des conservatoires des traits philologiques de la culture hongroise transmise par la musique autant qu’elle peut l’être par l’histoire ou les lettres. Et on est ici bien au-delà de la citation folklorique et ornementale. Bartók est né en Hongrie en 1881 et si le lieu de sa naissance est devenu une ville roumaine en 1920, Bartók est resté Hongrois. D’ailleurs le cercueil du compositeur, enterré dans un premier temps aux Etats-Unis, est inhumé à Budapest après son transfert en 1988 au cimetière de Farkasrét dans la partie de Buda qui offre une vue remarquable sur toute la ville.

Eötvös, héritier assumé de Bartok

Péter Eötvös écrivit, composa et joua ou dirigea jusqu’à sa mort le 24 mars 2024 à Budapest, à l’aube de concerts devant célébrer, notamment en France, à la fois ses quatre-vingts ans et son œuvre abondante. Né le 2 janvier 1944 à Székelyudvarhely (aucune prononciation conseillée…), une ville devenue elle aussi roumaine par la suite, il est et est resté Hongrois comme Bartók et les partitions de ce dernier ont fortement contribué à forger les contours de son âme de musicien.

La musique de Bartók a été pour ainsi dire ma langue maternelle. À l’époque où j’apprenais la langue hongroise, j’avais 4 ou 5 ans, elle faisait partie de l’enseignement des jeunes pianistes, elle était facile… En tant que chef, je dirige Bartók de manière un peu différente de la pratique habituelle. J’ai une culture hongroise, nous avons une spécialité dans l’accentuation, dans la manière de restituer le rythme.
Peter Eötvös, Domaine privé, Cité de la Musique, mai 2004

Eötvos et Bartok partageaient tous deux une certaine idée de l’exil.

En tant que chef d’orchestre et compositeur, je me sens bien partout, mais je ne suis nulle part chez moi. [Je suis] comme un étranger qui regarde ce qui se passe autour de lui.
Péter Eötvös

Son territoire musical sera toujours la grande Hongrie et ses forces telluriques, il y sculptera de saisissants paysages sonores. Cette forme de figuration territorialisée l’attire, le cinéma ou le théâtre lui donnent l’occasion de l’exprimer, comme pour Ferenc Kardos dans son film « Une folle nuit » (« Egy örült éjszaka ») réalisé en 1969), il est également l’auteur d’opéras dont un « Trois Sœurs » d’après Tchekhov, réunissant ainsi le symphonique, le chant et le théâtre et créé le 13 mars 1998 à Lyon.

Plusieurs de ses œuvres, avec des harmonies exigeantes qui restent parfois ésotériques pour les oreilles même très contemporaines, traduisent un encrage fait de toutes les complexités partagées dans cet esprit magyar si particulier.

Citons notamment le Concerto pour harpe empreint de la douceur et de la hardiesse d’horizons effleurés :

Deux musiciens d’une Hongrie ayant fertilisé leur âme et leurs racines

Bartók et Eötvös laissent derrière eux une œuvre intense qui porte la couleur des terres impériales et les puissances inspirantes de l’exil. Cette œuvre exalte une nostalgie créatrice mais aussi une inventivité constante, une mélancolie prodigieusement novatrice dans la façon dont elle s’exprime.

Jean de Faultrier

avec Béla Bartók

1881 – 1945, soixante-quatre ans de vie, de cheminements, d’itinéraires géographiques et culturels, d’autant d’étapes intellectuelles : La vie de Béla Bartók est une route sans doute écourtée par la maladie mais extraordinairement fertile. Laetitia Le Guay détaille cette créativité dans son livre, retenons ici le lien fort que Bartók a tissé entre la musique de sa nation et les idéaux nationaux forgés dans l’identité magyare, sa musique nous en offre la plus subtile corporéité.

Discographie sélective

  • « Concertos pour violon n°s1 et 2 » – Isabelle Faust, Swedish Radio Symphony Orchestra, Daniel Harding – Harmonia Mundi – Août 2013.
  • « Sonate pour deux pianos et percussions » – Jean-François Heisser, Marie-Josèphe Jude, Florent Jodelet, Michael Cerutti – Praga Digital – Janvier 2003.
  • « Béla Bartók, a portrait» – Jenó Jardó – Naxos, Avril 2007.
  • « Béla Bartók, Péter Eötvös, György Kurtag » – Kim Kashkashian, Péter Eötvös, Nethelands Radio Chamber Orchestra – ECM New Series – Mai 2000.

A lire: Laetitia Le Guay, Béla Bartók, Actes Sud Classica, septembre 2022

avec Péter Eötvös

2 janvier 1944 – 24 mars 2024. Grâce à une mère pianiste très présente dans la vie culturelle musicale et intellectuelle, il s’initie à l’écoute puis à la compréhension de répertoires variés, notamment d’opéras. Après avoir lu et compris Béla Bartók, il a la faveur de connaître Zoltán Kodály, György Ligeti (né comme lui en Transylvanie) puis Karlheinz Stockhausen ; Pierre Boulez lui offrira la direction de son Ensemble Intercontemporain. Après l’émergence d’un destin, c’est véritablement un parcours d’une intensité musicologique rare qui en fera le très justement salué compositeur hongrois que sa mémoire nous laisse.

Je qualifierais toutes mes œuvres de « rituelles », car le rite est la forme la plus ancienne dans laquelle gestique et son apparaissent en parfaite harmonie.

Discographie sélective

  • « Œuvre pour ensemble » – Eva Furrer, Bernhard Zachhuber, Klangforum Wien, Péter Eötvös – Kairos – Juillet 2000.

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