Culture

Les métamorphoses d’Eva Jospin libèrent l’imaginaire du regardeur

Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 26 janvier 2022

[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Hors normes, Eva Jospin crée de véritables « folies » au sens esthétique du XVIIIe siècle. Ses compositions sculpturales d’inspiration végétale métamorphosent le carton, son matériau de prédilection, en forêts de symboles ou en architectures baroques. De sa fascination pour l’Italie, émerge toute une mythologie originale et anticipatrice de laquelle la nature remet symboliquement l’humanité à sa place. L’exposition Galleria, au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris jusqu’au 20 mars et en mai au Cabinet des dessins Jean Bonna, aux Beaux-Arts de Paris permettent au public de pénétrer au sens propre et figuré dans des œuvres pour Marc Pottier qui traduisent la prolifération et la fragilité du vivant qui rongent nos civilisations.

Des matériaux pauvres anoblis

Pour découvrir la minutie du travail d’Eva Jospin sur son matériau, il suffit se rapprocher de ses œuvres immersives, Galleria (détail) Musée de la Chasse et de la nature 220322 Photo OOlgan

Un déménagement est toujours un voyage. Eva Jospin le perpétue et le transforme à sa manière en utilisant ses coquilles de cartons. C’est son matériau de prédilection. Elle aime qu’on puisse le trouver partout. Facilement transformable, il se fait roche ou végétal, bloc ou racines, décor ou illusion.

Avec cette fibre recyclée, Eva Jospin réinvente le minéral, la construction, la ruine et la nature souveraine dans tous ses états, ce qui lui permet la magie de l’illusion et du décor. Sans limite de taille, elle le découpe pour travailler ensuite sur la surface, couche par couche. C’est l’accumulation qui donne un volume. Loin du numérique, Il s’agit d’une œuvre de sculpteuse où elle travaille ses marqueteries de papiers géants découpés à la scie sauteuse. Travail aveugle où ses assemblages transforment ce qu’elle imagine et dont elle ne pourra voir le résultat qu’à la fin, l’obligeant à anticiper, question de patience qui ne l’effraye pas.
Pour elle, le carton est à la sculpture ce que le crayon est à la peinture, un matériau de la liberté, désacralisé, pas intimidant, facile pour le repentir, donnant d’infinies possibilités de transformation et qui l’autorise à réadapter ou à recycler l’œuvre quand elle le veut.

La Forêt « sombre et obscure » (Dante)

Eva Jospin, Forêt, 2010 (détail) Musée de la Chasse et de la nature 220322 Photo OOlgan

Le point de départ de son inspiration a été la forêt, comme un besoin d’une fenêtre en ville, à partir de photos de promenades.  Telle que décrite dans le premier vers de l’Enfer de Dante, la forêt « sombre et obscure », Eva Jospin la met en scène avec les troubles de l’échelle qu’elle orchestre magnifiquement. Si ses œuvres ont à peine 50 cm de profondeur, elle donne l’illusion de ne pas pouvoir en toucher le fond.
C’est le propre du monde de la forêt avec ses vides, ses ombres qui ne se mêlent pas et ses couches superposées, où la présence animale ou humaine ne fourmille jamais.

Une précision manuelle d’un orfèvre

Eva Jospin, Grotte, 2019, Photo Benoit Fougeirol Courtesy Galerie Suzanne Tarasieve, Paris

La densité de son travail rend difficile de se situer à l’intérieur. La précision de son orfèvrerie de papier offre un ensemble dans lequel il est ainsi impossible de tout saisir et surtout donne la sensation de ne jamais regarder la même chose. Elle explique que son « travail est lié à la lenteur et à la répétition du geste manuel », comme un mantra personnel d’une artiste qui sait faire entrer en communion les éléments – fictifs ou réels – qu’elle associe en de subtils supports de projection mentale.

Ses invitations à un voyage intérieur offre des possibilités de sensations infinies au spectateur prêt à se risquer dans ses folies plongées dans la nature ou ses forêts frontales et immersives toujours conçues et adaptées aux lieux qui l’invitent et l’inspirent à exposer, que ce soit dans un contexte d’exposition muséale (comme au Musée de la Chasse et de la Nature), de dialogues avec des architectures (Cour Carrée du Louvre ou Abbaye de Montmajour par exemple) ou des jardins (comme à Chaumont-sur-Loire ou au Musée des Impressionnistes à Giverny).

Les influences italiennes

Eva Jospin, Folie, 2018 © Éric Sander pour le Domaine de Chaumont-sur-Loire

Pensionnaire à la Villa Médicis à Rome en 2016, cette artiste née en 1975 – qui vit et travaille aujourd’hui à Paris – a succombé au syndrome de Stendhal : l’Italie est devenue comme une seconde patrie qui inspire une large part de ses créations : les jardins de la Renaissance italienne avec leurs extravagantes ‘folies’ baroques architecturales, les constructions aux proportions mathématiques parfaites de l’architecte romain Vitruve (80 – 15) renouvelées par son successeur Palladio (1508-1580) ou encore les architectures troglodytes de la ville de Matera, ancienne étapes de la Via Appia…Fabriques et constructions pittoresques, grottes et nymphées aux sources et fontaines… tout est prétexte et sujet à la rêverie dans les compositions d’Eva Jospin.

La monumentalité, un aiguillon supplémentaire.

Eva Jospin, Panorama,2016 dans le cour Carrée du musée du Louvre © Eva Jospin. Courtesy Noirmontartproduction. Photo Antoine Mongodin/Musée du Louvre

A l’invitation de Dior Haute couture pour son défilé automne-hiver 2021-2022 organisé au Musée Rodin, inspirée par la Salle aux Broderies du Palais Colonna à Rome et par le manifeste féministe de Virginia Woolf ‘A Room of One’s Own’, Eva Jospin a conçu ‘Chambre de soie’. Il s’agit d’un prodigieux décor de 350m2 de broderies exécutées à la main avec un patchwork de fils de soie, de chanvre, de lin et de coton, de 95 mètres de long par trois mètres cinquante de haut, brodé par la Chanakya School of Craft de Mumbai. L’œuvre immersive se répartissait en u sur trois des murs de la salle du défilé. Tout l’univers de l’artiste, ses nymphées, cénotaphes, monuments utopiques inspirés des Capriccios du XVIIIème siècle, forêts, lianes, rochers, cascades s’entremêlaient dans cette architecture textile en un feu d’artifice composé de 400 nuances différentes allant des tonalités les plus chaudes aux plus froides. C’est sans doute parce qu’elle fut aussi inspirée par la beauté des œuvres des Nabis, de Vuillard ou encore de Bonnard qu’on a retrouvé ensuite en exposition temporaire une partie de ce ‘panorama’ au musée des impressionnistes à Giverny.

Une forme de romantisme dans le paysage

Eva Jospin Panorama, 2016 (détail) © Eva Jospin. Courtesy Noirmontartproduction. Photo Antoine Mongodin/Musée du Louvre

Eva Jospin connait bien le profit qu’elle peut tirer d’un ‘panorama’ ou ‘cyclorama, ce dispositif d’immersion à 360 degrés sur le mur intérieur d’une architecture créée pour l’occasion. L’œuvre monumentale imaginée par l’artiste s’inscrit dans la continuité d’une tradition historique très fortement ancrée en Europe, qui connût son apogée au XIXe siècle, annonçant et détrôné par le cinéma comme le montrait l’exposition Enfin le cinéma ! du Musée d’Orsay. Le musée du Louvre en conserve quelques exemples.
Panorama fut placé au cœur de la Cour Carrée du Louvre en 2016. Dans une structure décagonale recouverte d’acier polymiroir reflétant les façades de l’architecte Pierre Lescot (1515-1578) et les décors du sculpteur Jean Goujon (1510-1567), son architecture immersive, ‘folie’ champêtre, avec son alignement de troncs et de branches impénétrables et grottes secrètes permettait à l’œil de se promener en toute liberté : « C’est une petite folie architecturale qui est en correspondance avec Hubert Robert, avec l’idée de la ruine, de la grotte, avec une forme de romantisme dans le paysage« , expliquait l’artiste.

Œuvres à voir de loin mais aussi de très près

Eva Jospin, Galleria, 2021, Musée de la Chasse Photo Patricia de Figueiredo

Il y a dix ans, le musée de la Chasse et de la Nature faisait l’acquisition de la Forêt d’Eva Jospin, un pan de forêt impénétrable haut de deux mètres cinquante qui fut exposé sous les combles.
Aujourd’hui, le musée parisien célèbre cet anniversaire par une carte blanche jusqu’au 20 mars. Intitulée Galleria , sa nouvelle « folie » de carton marron de six mètres de long apparait comme une ruine rongée par une végétation de papier. A l’intérieur, se niche un cabinet de curiosités grouillant d’éléments minuscules, qui forcent l’attention et invitent à approcher l’œil pour repérer dans l’enchevêtrement de lianes en carton et de lacets de calques, des coquillages, copeaux de cuivre, cupules de chêne et fragments de quartz : « J’aime créer des œuvres qui pourraient être des lieux. En italien la galleria c’est le tunnel, le passage et la galerie d’art. Souvent on me dit qu’on veut rentrer dans cette forêt. Cette fois-ci, on sera face à une forêt dans laquelle on pourra rentrer. Mais on se retrouvera alors dans cette galerie, dans cet ailleurs avec ses douze niches qui rejoueront de manière microscopique mon travail : des forêts, des broderies, un diorama. » confiait l’artiste à France Culture.

Eva Jospin, Nymphées, 2019, Musée de la Chasse, 2021, Photo Patricia de Figueiredo

Face au tunnel, une immense paroi, creusée elle aussi dans du carton. Eva Jospin l’a baptisée Matera, du nom de la cité troglodytique italienne. L’artiste vous invite à vous rapprocher pour mieux en saisir ou vous fondre dans ces volumes fictifs de symboles.

Œuvre d’art total

C’est une œuvre d’art total traversée par l’ensemble des thématiques qui lui sont chères, jeux de rocailles fantaisistes du XVIIIe siècle aux cabinets d’érudits. Sauf que cette fois-ci Eva Jospin, qui n’est jamais enfermée dans un processus unique, utilise de nouveaux matériaux tels que le laiton, le bois et le plâtre afin de réinterpréter des icônes des jardins de la Renaissance maniériste et des peintures de veduta, souvenirs de voyages rendus célèbres par Canaletto (1697-1768). L’œuvre est située à mi-chemin entre la sculpture et la maquette. Comme toujours, l’architecture et la nature se marient indissociablement dans des jeux de trompe-l’œil, de plans et de perspectives.

Les émotions de la Terre

Eva Jospin, Cénotaphe, 2020 Musée de la Chasse et de la nature 220322 Photo OOlgan

Loin des modes technologiques digitalisées et des installations débridées, la simplicité des modes d’expression s’affirme comme un manifeste à une nécessaire sobriété de nos ressources naturelles. Si la poésie suinte de cette œuvre tentaculaire subtile, elle n’en est pas moins politique et colle métaphoriquement à la grande cause et de demande d’une génération Z qui souhaite rééquilibrer la place et l’impact de l’Homme dans la Nature.
L’artiste apporte ici son carton, en y articulant une esthétique nourrie de nombreuses références culturelles : de la mythologie hellénistique à l’importance plus actuelle de penser la ‘symbiocène’, néologisme inventé par le grand philosophe environnemental australien Glenn Albrecht (1953-). Par la ductibilité d’un matériau recyclé issu de fibres naturelles et renouvelables, l’artiste porte la conviction exemplaire que l’empreinte des humains sur la Terre peut être réduite sans perte d’imaginaire, ni d’espérance.

Et inspire Singular’s à souffler les vers de La Forêt, de François-René de Chateaubriand (Tableaux de la nature, 1784-1790)

Forêt silencieuse, aimable solitude,
Que j’aime à parcourir votre ombrage ignoré !
Dans vos sombres détours, en rêvant égaré,

Eva Jospin Forêt, 2010 (détail inférieur) Musée de la Chasse et de la nature 220322 Photo OOlgan

J’éprouve un sentiment libre d’inquiétude !
Prestiges de mon cœur ! je crois voir s’exhaler
Des arbres, des gazons une douce tristesse :
Cette onde que j’entends murmure avec mollesse,
Et dans le fond des bois semble encor m’appeler.
Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains ! Au bruit de ces ruisseaux,
Sur un tapis de fleurs, sur l’herbe printanière,
Qu’ignoré je sommeille à l’ombre des ormeaux !
Tout parle, tout me plaît sous ces voûtes tranquilles ;
Ces genêts, ornements d’un sauvage réduit,
Ce chèvrefeuille atteint d’un vent léger qui fuit,
Balancent tour à tour leurs guirlandes mobiles.
Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts !
A quel amant jamais serez-vous aussi chères ?
D’autres vous rediront des amours étrangères ;
Moi de vos charmes seuls j’entretiens les déserts.

Eva Jospin Panorama (intégral), exposition Cour Carré du Louvre © Eva Jospin. Photo & Courtesy Noirmontartproduction

Marc Pottier

Pour suivre Eva Jospin

Agenda

Œuvres permanentes

  • La Traversée, 2017, Beaupassage, aux 53-57 rue de Grenelle – 83-85 rue du Bac et 14 boulevard Raspail – 75007 Paris. Conçue à la demande de l’entrepreneur et collectionneur Laurent Dumas. Dans le cadre d’une résidence organisée par Emerige et le Fonds de dotation Emerige, l’immense composition-sculpture de plus de cinq mètres de long et environ trois mètres de haut en carton sculpté représentant une forêt avec des troncs d’arbres sur plusieurs plans superposés. L’œuvre est réfléchie par des polymiroirs qui lui font face. Dirigé par les architectes Franklin Azzi et Frédéric Bourstin et le paysagiste Michel Desvigne, cet ensemble de six bâtiments est centré sur une promenade piétonne, recelant de nombreuses autres œuvres aux motifs sylvestres que Singular’s vous invite à découvrir.
  • Folie, 2018, Chaumont-sur-Loire, en référence aux folies et aux fabriques de jardin dont la fonction principale était de ponctuer la flânerie du promeneur et définir un point de vue pittoresque. “À Chaumont-sur-Loire, Eva Jospin s’est éloignée, pour la première fois, de son matériau de prédilection, le carton, pour entrer dans une nouvelle phase de sa création. Elle a utilisé le ciment moulé, pour réaliser une œuvre à la fois poétique et monumentale, alliant subtilement le minéral et le végétal. Elle a su créer, à l’intérieur de la grotte, un univers mystérieux orné de pierres rousses et de coquillages clairs, d’arachnéennes guirlandes tombant du ciel, d’incrustations dorées et de bas-reliefs rigoureux, où réapparaissent ses motifs de carton finement ciselés, figés, cette fois, dans la pierre. Le contraste est immense entre la puissance extérieure de l’édifice de la folie qu’elle a conçue pour le parc historique et la sensibilité du décor intérieur, tant la puissance créatrice et évocatrice de l’artiste parvient à concilier la force et la fragilité… une ensorcelante plongée dans l’univers du conte et du merveilleux.” Chantal Colleu-Dumond
  • Edera et Bois des nymphes, 2021, jardins du Musée des impressionnistes de Giverny : Edera, crée une illusion entre la nature et l’œuvre en présentant un entremêlement de lierre (edera en italien), de lianes et de branches de bronze et de laiton qui s’entremêlent avec la glycine qui orne l’arche d’entrée. Placée à côté de la prairie, Bois des nymphes évoque l’iconographie des divinités féminines qui régnaient sur les paysages antiques.

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