Culture

Elina Duni, Une voix par-dessus les langues

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 19 juin 2023

[Partage d’un mélomane]  « Il y en a qui ont le cœur si vaste qu’ils sont toujours en voyage » (Jacques Brel) Une sophistication aérienne, une douceur indéniable, une sobriété expressive et puis les mots. Ceux que l’on comprend parce qu’ils nous parlent ou nous relient à nous-mêmes, ceux que l’on ne saisit pas ou moins bien, mais qui pour Jean de Faultrier  sont, eux aussi, attachants parce que portés par la voix si particulière d’Elina Duni. La chanteuse et guitariste helvético albanaise signe l’album « A Time To Remember » avec les musiciens de son quartet Lost Ships (ECM) Elle sera avec Rob Luft le 13 juillet 2023 au Memphis Club du Montreux Jazz Festival.

La nuit jouant de moi comme guitare (Jacques Brel)

Elina Duni, née trois ans après la mort de Jacques Brel, offre à notre mémoire une de ses chansons les plus poignantes, une de celles qui font penser d’un bout à l’autre du texte à Paul Valéry et à sa certitude que la peau est ce que nous avons « de plus profond » surtout quand elle frissonne. Elina Duni interprète « Je ne sais pas » d’une manière qui rend hommage tout à la fois au poète Belge, au charme des mélodies amères, à l’essence des instrumentations dépouillés. Elle fait revivre sans mélancolie mais avec une nostalgie qui fait briller chaque mot hors de son écrin de tristesse cette chanson dont les tressaillements et inflexions sculptent l’âme d’une profondeur rarement atteinte. Pièce non pas maîtresse mais gouvernante de l’art d’Elina Duni, cette chanson en français illumine comme un fanal beau et déconcertant le disque « Partir » paru en 2018 chez ECM.

Jouant sur les émotions non pas du départ mais du partir

Elina Duni marque de son timbre séduisant des moments d’avant éloignement qui ne sont jamais des absences. Ses dialogues avec la musique dans des langues qui lui sont familières et dont elle tire des nuances vivantes, parcourent des pans entiers de nos ressorts secrets. Avec des mots et leur grammaire, qu’ils soient simples ou sophistiqués selon le langage qu’elle choisit pour naviguer, elle livre des cambrures variées à nos ambulations confidentes. La sobriété de son piano, les intervalles de quelques percussions et les froissements d’une guitare, nous promènent le long de mélodies habillées des lexiques qu’elle fait cohabiter de sa voix singulière.

La musique transfrontalière d’Elina Duni nous irrigue de sensations que, malgré l’insu de la langue, la forme qu’elle leur donne les déploie en éloquence. Joie ou larmes empruntent des chemins que nous suivons d’un pas rendu léger par sa voix qui imprime une trace agréablement durable.

Les yeux cherchant le ciel (Charles Aznavour)

S’il fallait rester à l’écoute de ce qui nous parle un peu plus parce que le sens nous est plus familier, encore une fois comme cette lumière qui retient notre regard dans l’obscurité, l’interprétation de « Hier encore » qui clôture « Lost Ships » force sans effort une admiration que l’ensemble de l’album fait croître morceau après morceau, un album harmonieux né d’une harmonie avec Rob Luft, compositeur et guitariste anglais. La voix de Charles Aznavour trahissait le moteur introspectif de son texte, Elina Duni ajoute une dimension méditative au sens sous-jacent d’un aveu touchant qui, s’il est afférent à un âge bien précis, prend avec le temps qui passe une signification atemporelle.

« I’m a fool to want you » prend par la main dans la lumière volontairement indécise du bugle de Matthieu Michel et entraîne vers des ailleurs effervescents. « Numb » poursuit le cheminement minéral et exhalé jusqu’à la fermeture nostalgique d’Aznavour : « Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps… »

S’en nourrir inlassablement.
Saisir l’instant

Et je serai face à la mer
qui viendra baigner les galets.
Caresses d’eau, de vent et d’air.
Et de lumière. D’immensité.
Et en moi sera le désert.
N’y entrera que ciel léger.
Esther Granek

Quelque chose d’alarmant, mais de doux aussi, indéniablement et paradoxalement, d’infiniment poignant sans que l’on sache pourquoi, par ces quelques vers s’ouvre le tout dernier album d’Elina Duni (ECM, 16 juin 2023). « Evasion » entrouvre la porte de « A Time to Remember » et lui donne le ton, on reconnaît Rob Luft, Matthieu Michel est là également, se joint à eux Fred Thomas au piano.

Alors, dans une veine qui serait familière si elle n’explorait pas de nouvelles variations, Elina Duni propose avec ses trois amis douze pièces qui, tout en restant chacune infiniment unique, composent un ensemble qui prolonge des envies d’ailleurs et de réminiscences quintessenciées.

Impossible de ne pas avoir besoin ou envie de lire jusqu’au bout l’étrange poème d’Esther Granek dont Elina Duni tisse l’alliance avec sa musique proprement révélatrice. Impossible de ne pas ressentir le destin émouvant de cette femme belge et israélienne à la fois dont les mots comme l’écho de ses paroles murmurées nous parviennent discrètement à la faveur d’éditions feutrées (Editions de Saint Germain des Prés à Paris, Editions Guyot à Bruxelles).

L’inspiration lyrique et parnassienne d’Elina Duni plonge ses racines profondément dans les ailleurs parlés, elle arrive à produire ce miracle de nous faire comprendre que toutes les langues sont au fond la preuve qu’il n’existe qu’un seul monde. Et sa voix, sa musique nous invitent à se fondre avec ce monde. Arménie à Albanie, Suisse, Portugal, ce sont là certains des ailleurs d’Elina Duni, avec Esther Granek, il s’agit d’un ailleurs plus profond que notre conscience.

Des paroles et des musiques à partager jusqu’à cette page blanche dont parle avec ferveur Esther Granek, « une page blanche qui ne dit rien des silences qui vous allaient bien »…

#Jean de Faultrier

Pour aller plus loin avec Elina Duni

Le site d’Elina Duni

Native d’Albanie, Elina Duni, musicienne précoce dans son pays étudie le piano en Suisse lorsque sa mère d’y installe avec elle. Elle s’intéresse rapidement au jazz et complète sa formation en chant et composition. Origines et amitiés conjuguées s’expriment ensuite sur scène et sur disque à l’image de son âme ouverte et sensible. Son empreinte s’imprime dans le paysage des festivals et de l’édition musicale à mesure qu’elle propose des créations, des évocations et des compagnonnages.

Agenda

Discographie sélective chez ECM

  • Muza E Zeze (the Black Muse) (iMusician Digital) mars 2015.
  • Partir (ECM) avril 2018.
  • Aksham (ECM) février 2019.
  • Lost Ships (ECM) novembre 2020.
  • A Time to Remember (ECM) juin 2023.

Pour approcher Esther Granek : Je cours après mon ombre, préface de Jean-Louis Curtis (lire le pdf)

 

 

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