Culture
La musique de l’arménien Tigran Mansurian fait rencontrer l'Est et l'Ouest
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 20 juin 2022
[Partage d’un mélomane] Esquisser des mots sur la musique, pour le mélomane, c’est tenter de partager les mots d’une langue qui le touche, c’est aussi « entendre » lorsque, à la croisée du latin et du français, s’accordent deux sens où percevoir et comprendre s’accouplent alors que l’on ne peut être sûr que de peu de choses en dehors de son plaisir et de ses sensations. La musique du compositeur arménien Tigran Mansurian, né en 1939 est de celle qui nous parle et que l’on entend. Son Requiem est jouée au Festival de Salzbourg le 21 juillet, sous la direction de Titus Engel dans la Kollegienkirsche de la ville autrichienne, nef infiniment immaculée dont les voutes vertigineusement hautes proposent des cieux illimités pour la musique.
Laisser l’imagination gagner des territoires envoûtants.
Les émotions nées de l’écoute sont souvent le terreau d’une envie qui se nourrit d’exigence. Aussi, la qualité du son, la puissance des haut-parleurs, la finesse de l’amplification et le confort acoustique peuvent ne pas étancher une envie plus physique d’entendre « pour de vrai » comme dirait un enfant. Cela peut, sans devenir heureusement une obsession maladive, engager dans des voies d’exploration que, parfois, le caractère contemporain d’une œuvre relègue à des sentiers étroits et mal fléchés.
Certains compositeurs permettent d’illustrer cette tendance et les forces qui agissent en son intérieur, tel est le cas de l’arménien Tigran Mansurian. Tout commence avec l’« Agnus Dei », qui relèverait de la musique de chambre, mais d’une chambre sans plafond et dont les murs s’effaceraient pour laisser l’imagination gagner des territoires envoûtants.
A l’aveugle, l’effleurement est perceptible, la peau perçoit un susurrement.
Ouvrir les yeux, alors ?
L’architecture de l’œuvre engage littéralement dans une spéculation quant au déploiement en un lieu des modalités de l’interprétation, on a envie de voir jouer. Il se produit souvent, même si cela peut relever du caprice ou de l’extravagance, que la musique s’inscrive spatialement avec des nuances dimensionnelles jusque-là ignorées ou parfois pressenties, sur ce sujet il suffit d’évoquer l’hypnotique « Passion » composé par Erkki-Sven Tüür avec ses cordes lancinantes précisément suivies des yeux dans un mouvement de glissement latéral de gauche à droite puis de droite à gauche.
… et peut heureusement s’offrir à la vue.
Oui, revenons à Tigran Mansurian et tentons une exploration sans frontière des programmations prochaines qui seraient des occasions, confirmées comme rares en l’espèce, d’une immersion « au chœur de l’orchestre » pour reprendre le nom d’une émission emblématique de la France Musique dominicale. Si de telles explorations ont un coût ou bilan carbone souvent peu avantageux, autorisons-nous cependant à considérer que Salzbourg pourrait représenter un but décent, une distance excusable ou acceptable, notamment par la grâce d’un mouvement « d’une pierre trois coups » qu’il proposerait à l’amateur le moins exigeant.
Et ça, c’est le premier coup ou ricochet de cette belle pierre lorsqu’elle frappe la surface miroitante de la Salzach.
Evidence oblige, le deuxième coup, et ce n’est franchement pas une punition, il faut inscrire ses pas dans les traces du fantôme de Mozart, depuis sa maison même jusqu’au pied de la forteresse de Hohensalzburg, dans l’ombre chaude de la cathédrale Saint Rupert, aller et venir entre le Plainberg et le Hochgitzen…
Le troisième coup ? Ne boudons pas le plaisir de respirer l’air revigorant des Alpes orientales centrales ou de lancer le regard plein sud avec une envie d’élans vers des roches impétueuses qui nous sollicitent.
Même si l’Autriche n’est qu’une halte sur la route qui, de Paris à Erevan, permettrait de rejoindre la patrie de Mansurian au terme d’un long périple riche de paysages qui offrent à l’œil toutes les cicatrices de l’Histoire monumentale qui a ballotté les confins de l’Europe et bousculé les portes de l’Asie, c’est une terre capable de s’affranchir de marques ou d’accents trop déterminants et de dédier le territoire à une intemporalité qui accueille l’ailleurs avec bonheur.
Il y a quelque chose de liturgique dans l’« Agnus Dei », une liturgie chantante, murmurante, chatoyante mais sobre. Le « Requiem », proposé au Festival de Salzbourg le 21 juillet 22, s’inscrit dans une dévotion dont les élans invitent au frisson avec cependant une touche répétitive et expressive.
Des battements d’ailes ici et là figurent le passage subreptice d’anges à l’œuvre pour tutoyer notre âme et nous convaincre de méditer hors du temps.
En revenir, ou pas…
De retour de Salzbourg, si cela se peut car au fond à l’usage intensif des confinements on pourrait avoir pris goût à des incarcérations inopinées (et, là, une chambrette Goldgasse ferait une affaire inouïe), de retour donc, il faudra se plonger dans les pages consacrées aux cordes dans des tournures démesurées, un double concerto pour violon, violoncelle et orchestre à cordes, une romance pour violon et orchestre à cordes, un « Quasi parlando » pour violoncelle et orchestre à cordes.
Des paysages, des douleurs mais aussi des inspirations telluriques sont à l’œuvre, des ciselures singulières, comme instructives, parcourent pour nous des tableaux mystérieux et séduisants. C’est cela aussi le sacré, comprendre malgré l’exhortation paradoxale de Saint Augustin (Dieu, si tu comprends, ce n’est pas ça).
Tigran Mansurian nous suggère de pénétrer dans l’histoire d’un peuple dont il dépeint les souffrances de l’âme en en convoquant le souvenir intemporel.
Pour aller plus loin avec Tigran Mansurian
Tigran Mansurian est né le 27 janvier 1939 à Beyrouth quelques mois avant la seconde guerre mondiale, l’Arménie redevient dès sa huitième année, le cœur de ses racines familiales. Il étudie à l’Académie de musique d’Erevan ainsi qu’au conservatoire d’État d’Erevan, conservatoire dont il deviendra un enseignant recherché.
« Les sources qui ont alimenté ma musique ont été nombreuses. insiste Tigran Mansurian Je suis né à Beyrouth, au Liban, qui se trouve sur le bord oriental de la mer Méditerranée. Et il est très probable que j’aie absorbé, directement et indirectement, les diverses cultures qui vivent et prospèrent à sa périphérie. » Reconnu très tôt comme compositeur arménien « exactement à l’endroit où l’Est et l’Ouest se rencontrent » écrit le compositeur, riche d’une culture qui se joue des frontières. Les liens qu’il tisse avec une communauté large de compositeurs contemporains confortent à la fois cet enracinement spécifique et son ouverture à l’universel que permet la musique lorsqu’elle se déploie comme une tension des regards de l’être humain sur son histoire.
Discographie sélective
- Con Anima, ECM Records, novembre 2020
- Songs and instrumental music, Brilliant Classics, mai 2017
- Requiem, ECM New Series, mars 2017
- Monodia, ECM New Series, janvier 2004
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