Culture
La radicalité de David Hammons n’empêche pas les glissements poétiques et ironiques
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 24 juillet 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] Depuis cinq décennies, David Hammons est devenu le héraut d’une esthétique de la différence, s’appuyant non sans ironie sur sa propre expérience de noir américain. L’artiste, en bousculant les symboles trop lisses ou décalant les stéréotypes, a su aborder de façon aiguë les questions de race, de classe, d’histoire de l’art et de l’héritage de l’esclavage. Avec un tel succès, il a été amené à refuser les compromis de la ‘réussite artistique’, redéfinissant l’art selon ses propres termes et souvent en dehors des lieux traditionnels. Sa place centrale – avec une trentaine d’œuvres – à l’Ouverture de la collection Pinault à la Bourse du Commerce (> 31 déc. 21) engage à découvrir une œuvre puissante majeure. Tout comme sa vidéo “Phat Free” pour l’exposition Anne Imhof au Palais de Tokyo (> 24 oct.21).
Un artiste inspiré par les artistes mythiques de la côte ouest des Etats-Unis.
Né à Springfield, Illinois (non loin de Chicago) en 1943, le plus jeune d’une famille de 10 enfants d’une mère célibataire, ces circonstances difficiles ne l’auront pas empêché de voler de ses propres ailes, d’étudier l’art à Los Angeles au début des années 1960 pour ensuite s’établir définitivement à New-York en 1974. C’est à la CalArts et l’Otis Art Institute où il s’est inspiré d’artistes tels que Bruce Nauman (1941-), John Baldessari (1931-2020) ou encore Chris Burden (1946-2015), qu’il jette les bases de ses conceptions artistiques : son processus créatif minimise l’importance esthétique de l’objet final ; l’artiste explore les façons apparemment infinies dont les mots et les images peuvent être manipulés pour créer de nouvelles couches de sens narratif dans l’art. Ses compositions expriment la fragilité des êtres, ses performances n’hésitent à flirter avec un risque physique.
Il existe ‘aussi’ des artistes noirs
Sa rencontre avec son professeur Charles White (1918-1979) est déterminante pour comprendre le projet de son œuvre complexe. Connu pour ses chroniques de sujets liés aux Afro-Américains et ses peintures de portraits dignes et réalistes des Noirs américains, l’artiste activiste eu l’effet d’un électrochoc qui a fait dire Hammons : « Je n’avais jamais su qu’il existait des peintres ou des artistes ‘noirs’. Il n’y avait aucune chance pour moi d’avoir eu ce type d’information dans mes cours d’histoire de l’art ». Sans suivre le style réaliste traditionnel de son professeur, David Hammons va définir un réalisme socialement engagé en composant ses premières œuvres avec des objets et des matériaux trouvés. Son radicalisme se nourrit de l’émergence du mouvement Black Power face à un héritage national raciste, notamment à la suite l’assassinat de Malcolm X et des émeutes de Watts à Los Angeles en août 1965.
Une communauté politique formatrice
Parmi ses contemporains à Los Angeles qui l’influencèrent à se détourner des formes traditionnelles de création artistique, se trouvaient Senga Nengudi (1943-), connue pour ses sculptures et installations abstraites combinant des objets trouvés et des performances chorégraphiées, John Outterbridge (1933-2020) composant des sculptures à partir de la camelote ou des rebuts, Noah Purifoy (1917-2004) dont les sculptures néo-dadaïstes incarnent et reflètent à la fois l’environnement dans lequel elles ont été créées, comme les ruines brûlées des émeutes de Watts, Betye Saar (1926-) connue pour ses œuvres à dimension politique, dénonçant les discriminations vécues par les Afro-Américains, et d’autres membres du mouvement des arts noirs ouvertement politique…
La radicalité de Dada et de l’exclusion
De Dada à l’Arte Povera, sa remise en cause des fondements de l’esthétique occidentale est totale. Ses performances saisissent l’éphémère et la vie dans l’espace publique. Avec un esprit ‘duchampien’, David Hammons a réalisé des sculptures à partir des détritus chargés de la vie urbaine afro-américaine, notamment des cheveux ramassés sur le sol des salons de coiffure, des os de poulet, des capsules de bouteilles et des bouteilles d’alcool vides. La plupart de ses œuvres ont une sorte de magie distincte, dérivée de cette transformation d’objets du quotidien en allégories de l’expérience de « l’étranger » exclu de toute intégration.
Déplacer l’art dans l’espace public
« J’aime mieux faire les choses dans la rue, parce que l’art ne devient qu’un des objets qui se trouvent sur le chemin de votre existence quotidienne » revendique David Hammons pour « un art qui concerne chacun. C’est ce que vous traversez, et il n’a aucune ancienneté sur quoi que ce soit d’autre ». Une des œuvres-intervention iconique est son « Bliz-aard Ball Sale » de février 1983. Le témoignage photographique de cette ‘performance’ le montre, comme souvent, élégamment vêtu avec un grand manteau et un chapeau, debout et appuyé au mur devant la Cooper Union.
Cooper Union une utopie émancipatrice. Cette école a été construite sur un nouveau modèle radical d’enseignement supérieur américain basé sur la conviction de son fondateur Peter Cooper, qu’une éducation « égale aux meilleures écoles de technologie établies » devrait être accessible à ceux qui se qualifient, indépendamment de leur race, religion, sexe, de richesse ou de statut social, et devrait être ouverte et gratuite à tous.
A côté d’autres camelots vendant des légumes ou de la bijouterie, il vend des boules de neiges classées par ordre de grandeur et disposées sur un tapis nord-africain à rayures colorées. Elles sont ses objets d’art, vendus au ‘marché noir’, montrant aussi une parodie du marché de l’art où ses prix deviennent hasardeux et non déterminés à l’avance. Cette œuvre et ses jeux conceptuels résument beaucoup de directions des messages qu’adresse généralement l’artiste dans son travail.
Déjouer l’omniprésence d’un art blanc
Ces boules de neige étaient une contre-proposition résolument éphémère au monde de l’art et à la convoitise matérielle des années 80, créer une forme qui dépasse le statut d’objet – sans le nier – en créant quelque chose de nouveau, différent et crucial par le jeu de la transformation et du métissage. C’est précisément ce que l’art peut apporter, changer le regard, et celui des autres. David Hammons s’adresse au monde de l’art, au monde blanc, comme ce fut aussi le cas avec des interventions de style guérilla comme « Pissed Off » et « Shoe Tree » (tous deux en 1981), où il a uriné et jeté des chaussures sur la sculpture de Richard Serra TWU (1981). Il (re)prend ainsi le pouvoir, le dessus en marquant son territoire dans un marché de l’art dominé presqu’exclusivement par quelques stars blanches.
Ce que la noirceur signifie
Mais cette œuvre-manifeste des boules de neige doit aussi être replacée dans le contexte d’une époque où d’innombrables hommes et femmes noirs ont été rejetés dans les marges de la société. Ses œuvres ou ses actions de rue ne peuvent être comprises sans tenir compte de ce que la noirceur signifiait (et signifie toujours) dans l’espace public et donc sans reconnaître qu’en s’exposant au coin d’une rue avec ses ‘marchandises’, Hammons a déjoué les stéréotypes racistes associés aux Noirs (vagabond sans-abri, arnaqueur de rue, dealer de drogue,…).
La radicalité se construit par une provocation sourde
Par son calme, son sérieux et son style élégant, il s’agit de saper les éléments constitutifs de la discrimination. L’expression américaine « la glace de l’homme blanc est plus froide (…son sucre plus doux…) » parle d’un racisme intériorisé qui peut faire croire aux Noirs américains que les entreprises, les produits et les services offerts par les Blancs seraient meilleurs. Renversant l’expression, la performance de Hammons suggérait implicitement que même si quiconque peut facilement faire sa propre boule de neige, la ‘glace’ de cet homme noir était digne d’être achetée.
Un artiste ouvrant des pistes pour les artistes
« Le public artistique est le pire public au monde. Il est trop éduqué, conservateur, critique et ne s’amuse jamais ! Pourquoi devrais-je passer mon temps à jouer devant ce public ? C’est comme entrer dans la fosse aux lions. Je refuse donc de traiter avec ce public. Je jouerai avec le public de la rue. Ce public est beaucoup plus humain et son opinion vient du cœur. » assène David Hammons qui veut donc déplacer l’art de là où cela ‘se passe’. Son refus d’être à l’intérieur du monde de l’art se traduit par une indépendance radicale où il n’est lié à aucune galerie et ses expositions se font toujours à ses conditions. Ceci fait dire de lui qu’il est un artiste pour les artistes qui change les règles et ouvre donc des portes pour les autres. Comme Marcel Duchamp (1887-1968) ou Bruce Nauman (1941-) il joue sur le ‘pouvoir agir autrement’, tout en ne donnant pas de leçon car son œuvre est faite essentiellement de mystère et d’humour.
Et maintenant, quelle légitimité ?
On le voit la radicalité d’Hammons reste intacte comme en témoigne la vidéo Phat Free dans l’exposition Anne Imhof au Palais de Tokyo.
Mais comment comprendre son talent indubitable et ses exigences antisystèmes quand ses œuvres sont désormais présentées dans les galeries ou les fondations (privées) les plus puissantes du monde, et recherchées par les collections les plus prestigieuses, tout ce réseau hyper-élitaire qui siphonne à son profit, le pouvoir et le devenir du marché de l’art ? Un artiste garde-t-il encore sa vitalité et sa légitimité quand il se retrouve sur les murs des pouvoirs qu’il dénonce, peut-il encore invoquer fuir ce qu’il dénonce, alors qu’il en fait partie à l’insu de son plein gré ?
Le sens du fonds Pinault à la Bourse du Commerce
Ses questions centrales existentielles entre l’artiste et ses acheteurs, ne doivent certainement pas empêcher de découvrir l’ensemble exceptionnel de 30 œuvres réunies par la collection de François Pinault à l’occasion de son Ouverture à la Bourse du Commerce. Plus de la moitié n’ont jamais été montrées. Sont présentées des œuvres sur papier de la fin des années 1960 et du début des années 1970, de récentes installations, des vidéos…qui célèbrent une vraie histoire d’amitié de l’artiste avec François Pinault qui le collectionne depuis plus de 40 ans. Ce dernier n’a d’ailleurs pu s’empêcher de participer activement à l’accrochage qui contextualise l’ensemble avec un dialogue cohérent jouant, comme si cela avait été fait pour cela, avec les grandes fresques restaurées montrant la carte du monde de la fin 19e siècle où sont évoquées les routes du commerce à l’apogée de la période d’expansion coloniale de l’Occident (Évariste-Vital Luminais (1821-1896) pour l’Amérique)
L’essentiel des facettes d’une œuvre irréductible
Trop à dire sur cette exposition qui mérite un article entier, si ce n’est un livre. Signalons, entre-autre, ses « body-prints », traces de son corps enduit de graisse sur de grandes feuilles de papier à mi-chemin entre les radiographies du Saint Suaire, les photos de Man Ray et les anthropométries d’Yves Klein adaptées à la culture afro américaine ; un de ses fameux drapeau “Oh, say, can you see” (2017), drapeau panaméricain rouge, vert et noir, criblé de balles, pour une nouvelle nation, une nouvelle vision et donc une nouvelle vérité ; l’installation-vidéo ‘Minimal Security’ créée pour l’exposition, allusion à la prison d’état de San-Quentin en Californie au Nord de San Francisco où existe encore la peine de mort. Dans une salle sombre où il ne se passe rien est montrée une cellule sans mur. Dans une vidéo qui fait partie de l’ensemble, apparait l’artiste vêtu de son grand manteau et son chapeau. Il ouvre une porte inutilement fermée, boit une goulée d’alcool qu’il recrache en aspergeant le lieu offrant ainsi un moment de sacralisation, de mystère et de protestation.
Vivre sa vie comme une œuvre
La vie de David Hammons est son œuvre, et vice-versa. Au-delà de la portée de ses œuvres puissantes qui ont font un des artistes les plus recherchés, mais aussi le plus écoutés, son autonomie d’artiste est assumée et construite dans des stratégies qui évitent tout enfermement ou récupération. C’est une qualité qu’il peaufine pour garder ses multiples identités – artiste, cosmopolite, américain, afro-américain – en un jeu continuel.
Les Parisiens ont bien de la chance de pouvoir trouver aujourd’hui autant d’œuvres réunies. Un voyage au Whitney Museum de New-York permettrait aussi de découvrir Day’s End, récente œuvre permanente, une autre facette d’un artiste bien difficile à ranger dans une case.
Pour suivre David Hammons
Pour en savoir plus :
Vous l’aurez compris, l’artiste n’a pas de site et n’est représenté par aucune galerie (François Pinault a acheté à l’atelier)
A écouter : L’art est la matière. sur l’Ouverture de la Bourse du commerce, par Jean de Loisy
mais vous pourrez trouver votre bonheur en allant vous promener sur certains des sites suivants :
- https://www.mnuchingallery.com/
- https://whitecube.com/artists/artist/david_hammons
- https://whitecube.com/channel/channel/david_hammons_masons_yard_2014
- https://www.hauserwirth.com/hauser-wirth-exhibitions/24162-david-hammons-los-angeles
A voir :
- Jusqu’au 31 décembre 2021, Ouvertures, Collection François Pinault à La Bourse du Commerce,
- Jusqu’au 24 octobre 2021, vidéo Phat Free, dans l’exposition Carte blanche à Anne Imhof, au Palais de Tokyo,
- Day’s End (2014-21), œuvre permanente au Whitney Museum NY (avec Hudson River Park), s’inspire d’une œuvre du même nom de Gordon Matta-Clark (1943-1978) qui a creusé en 1975 cinq ouvertures dans le hangar Pier 52 qui occupait autrefois le site. Au-delà de la structure ouverte qui suit précisément les contours, les dimensions et l’emplacement du hangar d’origine et, comme l’intervention de Matta-Clark, il offrira un endroit extraordinaire pour découvrir le front de mer, Hammons veut célébrer les communautés minoritaires défavorisées comme celle des LGBT qu’abritaient autrefois ce type de hangars utilisés à l’origine pour l’industrie du transport et qui furent plus tard réutilisés par les communautés queer et artistiques avant d’être démoli.
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