Culture

Le carnet de lecture d’Alix Boivert, violoniste et chef, The Curious Bards

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 16 novembre 23 revu le 30 janvier 24

Tout est paradoxal – et original – dans la démarche artistique de The Curious Bards : le répertoire gaélique est historique, datant du XVIIIe, malgré ses sonorités populaires ; il est savant sur des partitions imprimés destinés à des musiciens qui savent lire ; il est en jachère, puisque timbres, ornementations et instruments sont à récréer , enfin il est oublié et délaissé par les irlandais qui lui préfèrent la musique traditionnelle orale. Pourtant, Alix Boivert et ses complices, à force de recherches dans les archives et de travail pour combler les silences font revivre l’énergie, les couleurs et la finesse d’une esthétique baroque. Aux disques, après ‘[Ex]Tradition’, le tout nouveau ‘Indiscrétion’ vous ensorcèlera. Et les 1er et 2 février à La Folle Journée de Nantes, puis en concerts dans toute la France Ne ratez ce travail d’orfèvres baroques sur des pépites aux éclats si dansants !

Avant de les étiqueter « folk » ou « traditionnel », écoutez-les bien

Ne vous fiez pas au fait que The curious bards jouent sans partition. Pour arriver à cette finesse de sonorités, ils ont littéralement intégrés les partitions originales datant du XVIIIe. Pour les restituer dans leurs « hornpipes, slip jigs, et autres strathspeys » dans leurs jus « baroques » regardez bien leur instruments, ils ne ressemblent pas à un ensemble moderne ! Certains même ont été recréés d’après archives comme le cistre irlandais dont n’existe aucune méthode, ni aucune indication d’accordage….  !
Enfin, la qualité du son collectif ne peut venir que d’une long apprentissage entre virtuoses.

Simplicité dansante et exigence sourcée

Leur florilège de ballades et danses a beau être explosif, donner des fourmis dans les jambes, libérer du miel soyeux dans les oreilles et inscrire spontanément le sourire aux lèvres, il s’appuie sur un prodigieux travail.  Derrière ce qui semble couler comme une improvisation sur des airs traditionnels en langue gaélique, se dissimule une fabuleuse quête, contre l’oubli et la facilité, un engagement tout à la fois musicologique (sur des textes muets) et esthétique (sur un instrumentarium disparu) pour « remettre en lumière tout un champ musical aujourd’hui méconnu : : la musique en Irlande et en Écosse au xviiie  siècle ». The Curious Bards, ces jeunes musiciens qui se sont agrégés sur ce projet à la sortie de leurs études du CNSM de Lyon se retrouvent sur ce « retour aux sources » documenté et réinventé qui porte depuis cinquante ans le mouvement dit « baroque ». Ils ont le même ADN de ces « fous de patrimoine » – de Doulce Mémoire pour la Renaissance à l’ensemble Amarillis entre autres pour le XVIIe siècle – qui font rimer dans leur utopie créative, exigence et réjouissances, esthétique et sensualité.  « Faire ressentir la danse, je ne peux pas imaginer que Bach ne dansait pas ! » lance Alix Boivert dans un sourire.

The Curious Bards pour leur second disque, Indiscrétion dédié au répertoire écossais du XVIIIe Photo DR

Notre  travail consiste à enquêter puis à expérimenter nos recherches à partir des nombreux indices présents dans les sources (ornements, articulations, rythmes, etc.). Pour l’heure, l’expérience nous mène vers une interprétation très proche de celle de la musique traditionnelle telle qu’elle se pratique aujourd’hui.
Alix Boivert. 

Une double pratique traditionnelle et savante

Tout commence pour Alix Boivert, par la fascination qu’exerce sur lui, comme il nous le souffle dans son carnet de lecture infra, trois « bards » exubérants : Gilles Apap pour la danse gaélique, Wayne Shorter pour l’improvisation jazzistique, et Jordi Savall pour l’exigence esthétique baroque, qui n’empêche ni le festif ni la gourmandise de saveurs !
Comme toute cette longue filiation d’interprètes « baroqueux », il se plonge dans les bibliothèques irlandaises, en se rendant à Dublin (pour l’anecdote, le CNSM de Lyon n’avait aucun accord avec l’université de Dublin, et la classe de « musique baroque » irlandaise ne rassemblait aucun amateur de musique savante !). A coté de ses recherches, difficile car le patrimoine culturel qui l’intéresse « n’était pas malheureusement toujours conservé dans les meilleures conditions en raison des interminables luttes avec l’Angleterre », le violoniste en profite pour arpenter le pays et jouer des « bœufs » avec les meilleurs ensembles – qui l’accueillent à rythmes ouverts – confirment sa détermination de musicien, à une double pratique traditionnelle et savante, pour « relever le défi d’une interprétation actuelle de ces différents styles musicaux. »

La profondeur, la spiritualité ou l’abandon de soi que l’on peut tour à tour ressentir, confèrent au musicien une musicalité d’une rare humanité et d’une simplicité tout aussi insolite.

Un processus de travail empirique

Une fois le projet clair – réveiller au plus près l’authenticité d’un répertoire endormi – The Curious Bards est crée en 2015 autour d’ Alix Boivert, violon de Jean-Nicolas Lambert de 1760, avec Jean-Christophe Morel, cistre irlandais de Frank Tate, Dublin, 2016, d’après un modèle de William Gibson de 1772, Sarah Van Oudenhove, viole de gambe d’Arnaud Giral de 2014, d’après un modèle de Michel Colichon de 1693), Louis Capeille harpe triple baroque de Claude Bioley, Grandson (CH), 2004 et Bruno Harle, flûte traversière de Jean-Jacques Melzer, Gagny, 2015, d’après un modèle de I. H. Rottenburgh (c.1730) tin whistle de Gilles Reymond, Lyon, 2014.

La méthode de construction des programmes est empirique et collective ; Alix Boivert propose une sélection des meilleures pages parmi les centaines de partitions imprimées qui dorment sur les étagères.

La tradition est de faire des suites de danses  qui s’enchainent.

Il s’agit ensuite  de déterminer les instruments et les arrangements pour les restituer, même si pour remplir les blancs des partitions sommairement notées, il faut au besoin récréer des instruments comme le cistre irlandais et trouver comment l’accorder… ou faire appel à des musiciens complémentaires,  la mezzo-soprano Ilektra Platiopoulou pour « [Ex]Tradition » et « Indiscrétions » auquel se joignent Quentin Viannais, (smallpipes) Pierre Gallon, clavecin et Samuel Sérandour, bodhrán. Enfin, un important travail de répétition pour intégrer ce répertoire pour en oublier la partition.

L’interprétation de la musique traditionnelle est entièrement liée à la danse et là où les musiciens de jazz parlent de “groove” nous parlons avec les irlandais de “drive” au sens de “conduite” : une articulation rythmique qui nous mène ensemble vers un même chemin, un même phrasé pour une flexibilité commune et un savoir jouer ensemble. L’articulation, l’ornementation, la rythmique et l’absence de partition vont dans ce sens et sont des modalités de jeu qui permettent d’obtenir ce drive.
Alix Boivert, livret [Ex]tradition

Bardes des temps modernes, dotés d’un esprit de découverte et d’une pratique exigeante,

Tout ce que The Curious Bards crée, nous essayons de le faire dans un bornage historique respectant la tradition. Avec notre ressenti actuel. Nous faisons des propositions qui sans cesse évoluent avec notre pratique.

Doit-on aller plus loin dans l’érudition, réelle de leur démarche, pour donner envie de suivre The Curious Bards ? Nous renverrons alors sur les livrets qui détaillent avec précision « leur quête de nouveaux trésors ne demandant qu’à être exhumés », sur les sources, leur sélection méthodique et rigoureuse pour élaborer tout nouveau programme et le choix des instruments pour chacune des plages musicales.

Notre objectif, il faut qu’il y en ai pour toutes les oreilles, savantes pour l’histoire musicologiques, et populaires pour l’énergie contagieuse aussi   jubilatoire que dansante qui attire à la première note.

Laissons place alors à l’imaginaire que The Curious Bards sait s’y bien réveiller et titiller. Savant et populaire, il est dansant, entrainant et puissamment vivant.
Les disques donnent envie. Le concert libère l’esprit de fêtes qui le porte. Alors on s’y retrouve pour un slip jigs !

#Olivier Olgan

Le Carnet de lecture d’Alix Boivert

Gilles Apap & the colors of invention – Vivaldi’s Four Seasons, 2002

Que dire de ce disque qui a totalement bouleversé ma vie de musicien… Plus que ce disque encore (acheté après un de ces concerts, dans lequel il avait fait participé mon école de musique), c’est vraiment la rencontre avec Gilles Apap à l’âge de 14 ans, qui a tout changé pour moi. Il m’a permis d’ouvrir mes perspectives musicales d’une façon hallucinante. C’est avec ce disque que j’ai appris d’oreille mes premières danses irlandaises et américaines. C’est en fait très probablement la toute première pierre de ce qui allait devenir 15 ans plus tard mon futur ensemble The Curious Bards.

Adam’s Apple –  Wayne Shorter, 1967

Encore une ouverture de perspective ici. C’est le premier disque de jazz que j’ai écouté, aux alentours de mes 10 ans et ce fut une sacré claque ! Le premier acte d’un coup de foudre absolu pour cette musique. Quand je le réécoute aujourd’hui j’ai encore le souvenir précis de ma découverte.

Henry Purcell / Hespèrion XX, Jordi Savall – Fantasias For The Viols, 1995

Le disque qui m’a donné envie de faire de la musique ancienne. Une référence absolue encore aujourd’hui pour moi tant pour l’œuvre que pour l’interprétation. Je crois que c’est même précisément le son de ces violes qui m’a donné tant envie de me « frotter » aux cordes en boyaux.
Et sûrement le moment où Purcell est devenu un de mes compositeurs préférés.

Johann Sebastian Bach, Pièces Pour Violon & Basse Continue – Hélène Schmitt, Alain Gervreau, Jan Willem Jansen, 2001

Un disque magnifique d’Hélène Schmitt, que je considère comme la plus grande violoniste baroque depuis la redécouvert de ce répertoire. Une violoniste à « contre-courant » car très engagée musicalement, qui « n’abandonne » aucune note de musique en leur donnant vie quoi qu’il arrive. Une source d’inspiration immense pour moi depuis ma rencontre avec elle et les nombreux concerts que j’ai eu la chance de donner à ses côtés. Elle vient d’ailleurs de sortir un disque de Jean-Marie Leclair qui est déjà une référence en la matière.

Vulfpeck – Mit Peck, 2011

Un modèle du genre ! La musique (funk) dans son plus simple appareil. Une sobriété mêlée à une efficacité qui est un véritable modèle pour moi. C’est un groupe avec également une vraie identité esthétique et ça me parle beaucoup. La vidéo de leur live au Madison Square Garden est une master-class du concert « parfait » selon moi, mêlant virtuosité, humour, esthétique, communion avec le public etc…

LAU – Race the Loser, 2010

Un disque fondamental pour moi.  C’est un trio de musiciens traditionnels écossais/anglais, que j’ai découvert en concert quand j’habitais en Irlande, et ce disque est je crois le disque que j’apporterais sur une île déserte. Leur musique me parle profondément, je dis souvent à son propos que j’aurais aimé que ce soit moi qui ai composé et joué les morceaux de ce disque tellement il me semble personnel.

Steve Reich: Works 1965–1995

J’ai découvert la musique de Steve Reich via la vidéo « Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich » crée par la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker. J’ai été littéralement scotché par la musique et la chorégraphie créée sur mesure. J’ai donc cherché à découvrir plus le travail de Steve Reich et cette anthologie a été une révélation pour moi.
A travers ses compositions très variées en instrumentations notamment, je me suis décelé un vrai goût pour la musique minimaliste/répétitive. Son univers musical me semble si imagé, si cinématographique que je suis immédiatement transporté ailleurs quand je l’écoute.
Mention spéciale au New York Counterpoint, Piano Phase, Violin Phase, Triple Quartet etc…

https://youtu.be/PBK8mOM_6F4

 Liz Carroll – Lost in the Loop, 2000

Liz Carroll est un peu ma deuxième professeure (fictive) de musique irlandaise après Gilles Apap. Après avoir appris toutes les mélodies des disque de Gilles, j’ai commencé à écouter toute la discographie de cette incroyable violoniste irlando-américaine, et donc à apprendre les mélodies qui étaient dessus. En dehors de la qualité de ses compositions et de son jeu très virtuose (en ornements notamment), c’est particulièrement le son très chaud et compacte qui m’a tout de suite plu.

Jacques Brel, Olympia 1961

Encore une référence pour moi. Un artiste très inspirant en matière d’engagement artistique quand il est sur scène. Un génie pour ce qui est de comment vivre la musique que l’on joue, et les émotions (ou l’humour) qui va avec. J’aurais rêvé de le voir en concert pour vivre cette « expérience ». Ce concert reprend mes chansons favorites.

L’Homme cet animal raté, Pierre Jouventin, 2016

C’est un livre qui a profondément modifié mon appréhension du monde animal, mais aussi de notre société en mettant en exergue l’anthropocentrisme démesuré de celle-ci. Il y a aussi des considérations et des solutions proposées dans ce livre en matière d’écologie que je trouve d’une pertinence épatante. Le livre qui a eu le plus d’influence sur ma façon de penser générale. Une référence pour moi.

La Moustache, Emmanuel Carrère, 1986

Un livre très court mais très fort, une histoire absurde qui m’a beaucoup « secouée » à l’époque où je l’ai lu. Cela pose des questions fortes sur notre identité, la vision que les autres ont de nous, mais également sur la relativité de la « vérité ». Des questions qui restent au centre de mes réflexions.

Cosmos, Michel Onfray, 2015

Encore un livre qui a eu une grosse influence sur ma façon de lire le monde, un peu de la même manière que celui de Jouventin. Un livre qui m’a permis de consolider ma conviction que l’humain n’est pas au centre du monde (cosmos) mais seulement un des éléments qui le compose.

Histoire de ma vie, Giacomo Casanova, 1789-1798

Un livre passionnant dans lequel je me replonge régulièrement. Un témoignage unique du XVIIIe siècle, au travers du prisme d’un homme ayant eu une vie d’une richesse et d’une variété incomparable. Ce livre est une fabuleuse immersion dans un pays et un siècle qui m’intéressent beaucoup autant d’un point de vue historique qu’artistique.

Les dames de nage, Bernard Giraudeau, 2007

Un roman que j’ai beaucoup aimé car je suis « entré » tout de suite dans l’histoire et l’ambiance notamment car on y voyage beaucoup. Cette immédiateté m’a donné une sensation très « cinématographique » sûrement lié à la carrière principale d’acteur de Giraudeau. C’est en plus un homme que j’appréciais beaucoup écouter en interview, car amateur de voyages, de découvertes et de nature (notamment la mer).

 

Pour suivre Alix Boivert

Le site officiel The Curious Bards

Agenda complet

Programme Indiscrétion, The Curious Bards sont rejoints par une cornemuse, un clavecin, un bodhrán irlandais (percussion) et surtout la mezzo-soprano Ilektra Platiopoulou qui prête son timbre tout en chaleur à quelques mélancoliques ballades.

Programme  Sublimation, celui des pays scandinaves (Norvège et Suède). Au moyen de nouveaux instruments typiques comme la Nyckelharpa suédoise ou le Hardingfele norvégien

 

 

Partager

Articles similaires

Le carnet de Lecture de Caroline Rainette, auteure et comédienne, Alice Guy, Mademoiselle Cinéma

Voir l'article

Le carnet de lecture de Pascal Amoyel, pianiste, auteur et comédien, de Beethoven à Chopin

Voir l'article

Lucrezia, Portraits de femme, par Jérôme Correas, Les Paladins, cd Aparté

Voir l'article

Le carnet de Dédicaces de Laure Favre-Kahn, pianiste

Voir l'article