Culture

Le Carnet de lecture de Laetitia Le Guay-Brancovan, auteure et musicologue

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 1er mai 2024

Après de nombreuses productions pour France Musique et France Culture et deux biographies de Prokofiev et Bartók (Actes sud), Laetitia Le Guay-Brancovan compte parmi les rares musicologues français passionnées de culture russe et d’Europe centrale. La normalienne, maître de conférences à Cergy Paris Université approfondit pour Olivier Olgan les relations entre musique et littérature, champs de recherche qui recèle de stimulantes perspectives.

Vous êtes docteur en littérature et civilisation médiévale, qu’est-ce qui vous a fait plonger dans la culture d’Europe de l’Est et russe ?

Laetitia Le Guay Brancovan. La lecture de Tolstoï en russe à 15 ans, fut un moment décisif. La palpitation de la vie chez Tolstoï, la profondeur des personnages, l’interrogation morale qui accompagne le destin de chacun, la souffle épique des romans, ont fait naître une passion pour la littérature russe (Pasternak, Akhmatova, Tsvetaeva), qui me porte toujours aujourd’hui. Elle s’est vite élargie, dès mes années universitaires en réalité, à l’Europe  centrale, par des voyages, des lectures, des ancrages familiaux.

Laetitia Le Guay-Brancovan, auteure, musicologue Prokofiev, Bartok, (Actes Sud)

La littérature médiévale n’était pas une incohérence au milieu de tout cela, mais le prolongement de mes études de lettres. J’ai travaillé sur des manuscrits enluminés de Chroniques écrites comme un reportage. Le dialogue de l’image avec le texte, l’imaginaire qui s’y exprimait était passionnant, comme était unique la découvertes des miniatures du 15e siècle, par leur sens de la couleur, leur intensité dramatique souvent, leur raffinement. J’ai eu la chance de travailler sur ces livres précieux à une époque où ils n’étaient pas encore tous numérisés. On vous les apportait sur la table située devant vous, l’expérience était inouïe. Les manuscrits n’ont pas de frontières. Ils aboutissent dans une bibliothèque donnée au fil d’une histoire spécifique. Cette recherche m’a conduite à Berlin et Londres.

La suite est venue des hasards de la vie. Après avoir quitté l’Université plusieurs années, j’ai souhaité travailler désormais sur ce qui avait été si important depuis presque toujours : le domaine slave, dans la continuité aussi d’émissions pour France Musique ou France Culture

A écouter : Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), une vie pour la liberté

Vous avez écrit deux biographies pour Actes Sud, pourquoi Prokofiev et Bartók ?

La collection musicale d’Actes Sud, série de monographies destinées à un public de mélomane ou de curieux, est extrêmement stimulante pour un auteur. Le défi n’est pas mince, car il s’agit de trouver une voie qui puisse intéresser ce public, tout en lui offrant une rigueur scientifique. Le modèle reste pour moi, à travers les années, le Schumann et le Beethoven d’André Boucourechliev dans l’ancienne collection Solfège du Seuil.

Aujourd’hui où internet offre toutes les informations ponctuelles que l’on veut, il m’a semblé intéressant d’établir des passerelles que l’on n’y trouve pas facilement. Tisser des liens entre la musique et les autres arts, par exemple pour Bartók, entre son œuvre et l’avant-garde littéraire et picturale de son temps, permet, je l’espère, de ne pas couper la musique du reste de la vie.

Budapest 1900, la MIttleuropa, Stefan Zweig et Thomas Mann, sont des portes d’entrée dans l’œuvre de Bartók, autant que la musique paysanne hongroise ou les quatuors de Beethoven.

Le Prokofiev est inscrit dans la continuité de mes recherches sur la musique soviétique, la résistance des artistes face  à la dictature en particulier est un thème qui m’est cher.
Le projet Bartók est né de mon attachement à ses quatuors à cordes, dont je recommande l’écoute intégrale en concert à quiconque, après, sans doute, une première familiarisation avec son langage musical.

C’est un lieu commun mais pourquoi ne pas le redire, ce quatuor sont l’une des pages les plus intenses de la musique de chambre du 20e siècle, et de la musique tout court.

Et aujourd’hui ?

L’invasion de l’Ukraine a été un choc extrêmement violent. J’ai en projet un documentaire pour France Culture sur Varlam Chalamov et son écriture du Goulag qui trouve des échos dans l’actualité.

Propos recueillis par Olivier Olgan

Le Carnet de lecture de Laetitia Le Guay Brancovan

Christine Lecerf, Victor Hugo, « L’homme qui vit » France Culture, Podcast (dans la série Grande Traverséee, été 2022).

La série est comme un feuilleton, même si sa construction n’est pas chronologique mais thématique.  Elle retrace un Victor Hugo loin des clichés, dans une très belle réalisation d’Anne Perez Franchini mêlant entretiens et lectures de nombreux textes de l’écrivain. Ce compagnonnage avec Hugo « homme du mouvement » en offre une connaissance renouvelée, amour, érotisme, écriture, combats, lien à l’océan ; homme « hanté par la souffrance et l’injustice, attiré par les précipices de la rêverie et de la matière. » (Christine Lecerf)

Le dernier mouvement, ed. Sabine Wespieser, 2022 (Prix Littéraire des Musiciens 2023)

Le monologue intérieur de Gustav Mahler imaginé par l’écrivain autrichien Robert Seethaler, alors que le compositeur fait sa dernière traversée de l’Atlantique, quittant New York pour rentrer en Europe où il mourra bientôt.
Un bref roman, intense, qui entremêle présent et souvenir, mer et mémoire, New York et l’Autriche, les bateaux et les trains, la création musicale, la mort, dans la belle traduction d’Elisabeth Landes.

Miklós Bánffy, Trilogie de Transylvanie, 1934-40

L’auteur dirigeait l’opéra de Budapest pendant la Première guerre mondiale, à l’époque de la création du Prince de Bois de Bartók puis de son opéra Le Château de Barbe-Bleue. Le vaste roman, en trois parties, retrace les dernières années de l’Empire d’Autriche-Hongrie du point de vue hongrois, l’aveuglement d’une partie de la société, la catastrophe qui s’avance.

L’œuvre tient de Guerre et Paix de Tolstoï (la partie « Paix ») dans son évocation de la société hongroise, et d’Anna Karénine par l’histoire d’amour qu’elle déroule. On aime de ce texte sa mélancolie d’un monde qui s’en va, sa méditation sur l’Histoire, ses longues descriptions des cascades, forêts et montagnes transylvaines.

Ivor Guerney, Ne retiens que cela, éditions Alidades, 2016

Etudiant au Royal College of Music de Londres, le jeune Guerney en est arraché pour partir sur le front, où il est gazé en 1917. Il meurt vingt ans plus tard, après deux décennies de tourments psychiques post-traumatiques. Guerney, « poète des nuages et des tranchées », comme le présente sa traductrice Sarah Montin dans l’édition bilingue raffinée qu’en ont proposé les éditions Alidades, a laissé de courts poèmes, entremêlant visions du front, expression vive de la douleur, du désespoir, de la colère, de la peur, de l’humiliation, etc. en même temps que des instantanés de paysages, ciels, arbres.

Ces textes écrits dans les tranchées, puis à l’hôpital, prennent une résonance nouvelle avec les fronts que nous avons vus s’ouvrir si près.

Lou Andreas-Salomé, Ma vie

Spécialement le chapitre « Avec Rainer » (Rainer Maria Rilke), et dans ce chapitre, la section Avril, retour de l’écrivaine sur sa relation avec Rilke, sur le travail poétique de Rilke, ses tourments, la genèse du Livre d’Heures et des Élégies. Avril ? « Ce mois qui contient les quatre saisons, avec ses moments qui sentent encore l’hiver et son atmosphère de neige, avec son rayonnement brûlant et aussi ses tempêtes automnales qui recouvrent le sol d’innombrables enveloppes de bourgeons, au lieu de feuilles décolorées – et le printemps, n’est-il pas toujours présent dans la terre à tout moment ? C’est de tout cela que naquirent le silence et l’évidence qui nous lièrent comme quelque chose qui avait toujours existé ».

Une playlist Prokoviev & Bartok essentielle 

Pour suivre Laetitia Le Guay-Brancovan

A lire 

A écouter ses podcasts sur Radio France :

par exemple : Maria Yudina, la pianiste de Staline

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