Culture
Le carnet de lecture de Linda Tuloup, photographe chamane
Auteur : Anne-Sophie Barreau
Article publié le 27 septembre 2024
(Artiste inspirante)« Choses rares, choses splendides, choses qui rendent heureux… », la référence en exergue à Sei Shônagon donne le ton : c’est un florilège d’œuvres « qui ont la grâce », que présente Linda Tuloup dans son carnet de lecture, un condensé de matière et de mémoire vives et sensibles pour la plasticienne qu’Anne-Sophie Barreau décrit comme « photographe chamane » en référence à la série Brûlure, composée principalement de polaroïds passés à la flamme (éditée par André Frère Éditions)– dont Singular’s s’est fait l’écho. Cette exploratrice de la « mappemonde de l’ignoré » expose à la galerie Galerie Olivier Waltman dans le cadre du Festival PhotoSaintGermain du 30 octobre au 23 novembre.
Une liste déployée comme de petits tableaux
Quand on m’a demandé d’écrire un carnet de lecture, mes œuvres artistiques de chevet, m’est venu à l’esprit ce livre, Les notes de chevet, de Sei Shônagon, livre écrit dans les premières années du XI siècle. Je ne sais pas si vous le connaissez. Je l’ai découvert grâce à un ami qui, un jour, me l’a mis entre les mains et c’est une merveille.
Dans ce journal Sei Shônagan fait des listes qu’elle déploie comme de petits tableaux. Je vous en cite quelques-unes, juste pour le plaisir : choses qui semblent pures, choses rares, choses splendides, choses qui rendent heureux, choses qui font battre le cœur, choses qui font naître un doux souvenir du passé, choses qui émeuvent profondément, choses qui gagnent à être peintes, choses qui sont proches bien qu’éloignées,…
Alors voilà, à mon tour, je vais tenter de dresser une liste des choses qui m’ont émue, bouleversée, des choses qui ont la grâce, des choses qu’on n’oublie pas.
C’était à Venise, en 2007, dans une toute petite église, ma première rencontre avec les œuvres de Bill Viola. J’entre le jour et ressors la nuit. Je reste des heures. Dans mes souvenirs, il y avait trois grands écrans avec des hommes et des femmes avançant vers nous, lentement, un par un, venant d’un monde obscur en noir et blanc. Il y a un passage, un mur d’eau qu’ils traversent pour rejoindre notre monde. Je ne me souviens pas bien si l’eau sort de leur corps ou si elle les pénètre mais ce dont je me souviens c’est qu’à cet instant, ils reviennent de loin et que l’image devient nette et passe en couleur. Puis ils se retournent et repartent. C’est infini. Une des plus belles métaphores de la vie que j’ai pu voir. L’œuvre s’appelait Ocean without a shore, l’océan sans rivage…
Cette liste ne peut pas s’écrire sans le nom de Christian Boltanski
Toute son œuvre, mais plus particulièrement son installation Personnes. Vous vous souvenez quand il a investi le Grand Palais pour Monumenta en 2010 ?
Au sol il y avait des rectangles tapissés de vêtements entre lesquels on pouvait déambuler et au centre de la nef, une grue piochait au hasard des habits dans une pyramide monumentale. On entendait des battements de cœur. Il faisait froid. Toutes ces âmes des disparus. Tous ces cœurs. J’avais d’ailleurs, quelques années plus tôt, participé à ses Archives du cœur en faisant enregistrer les battements de mon cœur (tous les battements sont réunis dans une sonothèque sur une île au Japon et chacun peut venir écouter le cœur d’une personne aimée ou déposer le sien). J’en ai une copie sur un disque et je m’en sers souvent quand je travaille sur une bande son. Cela me plaît que l’enregistrement vienne de là.
Je pense aussi à la magie des installations animées du plasticien Fabien Chalon.
Elles me font toutes rêver, voyager, partir loin, méditer. J’ai la chance d’en avoir une à mes côtés, dans mon petit bureau, une de mes préférées, Prends le temps.
Mais il y en a une qui me fait pleurer, elle se prénomme Lulu Bleue. Elle est bleue, d’un bleu ciel si beau. On se met devant et dans un petit micro on doit dire trois fois non. Alors je me suis approchée et d’une voix un peu tremblante j’ai dit « non, non, non ».
L’œuvre s’éveille, sur une musique une voix murmure « non, non, non…. ne fais pas ça…. s’il te plait, ne fais pas ça… » et une petite boule blanche s’élance, oui, elle s’élance. Et la voix continue « non, non, non,… s’il te plaît… pas ça……… attends » mais la boule poursuit son chemin. Puis elle s’arrête. Le vent se lève. Un voilage blanc flotte. La voix supplie. La boule repart. Et moi je suis en larmes. Quelle poésie et quel drame !
En larmes, encore, au théâtre avec Forêt de Wajdi Mouawad d’où je sors bouleversée. Des personnages fouillent le passé, pénètrent les ténèbres, trouvent une lumière et tentent de résoudre l’énigme de leur vie.
Giuseppe Penone me passionne, son travail sur la trace, l’empreinte, la peau, son lien avec la nature. La grotte de Lascaux en plein milieu d’une forêt où, plongée dans le noir, à la flamme d’une bougie, j’ai vu les peintures danser sur les parois. Ce monde enfoui est à pleurer de beauté. Ce sentiment d’effleurer le commencement, de traverser, de caresser le temps. La lecture de Lascaux ou la naissance de l’art, Les larmes d’éros de Georges Bataille.
La main négative à Chauvet et Les mains négatives, un court-métrage de Marguerite Duras.
S’émerveiller devant le hibou dessiné au doigt sur la paroi molle il y a 36 000 ans. Le geste. La mémoire de l’argile. Les souterrains et les sommets. Le mont analogue, de René Daumal. Et Duras, encore, la lire encore, tout lire. Lire le bouleversant Papillon noir, de Yannick Haenel, plonger dans La solitude Caravage.
L’apostrophe muette, essai sur les portraits du Fayoum, de Jean-Christophe Bailly. Vie secrète, de Pascal Quignard. La danse de la réalité, d’Alejandro Jodorowski. De la poésie parce qu’on en a besoin pour vivre : Les Élégies de Duino, de Rainer Maria Rilke, Le livre de l’intranquillité, de Pessoa, Les illuminations, de Rimbaud, Emily Dickinson, Les impardonnables, de Cristina Campo, Paul Celan. Le cantique des cantiques ; écouter en boucle la version musicale de Rodolphe Burger ainsi que son hommage au poète Mahmoud Darwich, S’envolent les colombes.
La symphonie n° 3, d’Henryk Gorecki.
Et comme tout s’accélère dans ma tête, les images, les phrases, les musiques.
Je dirais à toute vitesse qu’il faut revoir infiniment l’hypnotique Love chapter 2 de la chorégraphe Sharon Eyal,
le non moins hypnotique baiser dans Le Parc d’Angelin Préljocaj, où les danseurs s’abandonnent, tourbillonnent sans se séparer, en chemises blanches, comme s’ils étaient nus, sublimé par l’adagio du Concerto pour piano N°23, de Mozart.
Les ailes du désir, de Wim Wenders, Sayat Nova, de Sergueï Paradjanov, Nostalghia, d’Andreï Tarkovski (la scène de la traversée d’une piscine vide, une bougie à la main – je vacille comme la flamme en y repensant). Les films de Jean-Luc Godard. Tous. Les photographies de Duane Michals. Toutes. La mort de Sardanapale, d’Eugène Delacroix (elle a été restaurée et les couleurs étincellent), les nus de Pierre Bonnard, ceux de Gustave Courbet, les nymphéas de Claude Monet à la première heure du jour, le jardin fleuri de la Dame à la Licorne au Musée de Cluny, la peinture italienne. La fiancée juive de Rembrandt, revue cet été à Amsterdam.
Et je ferme les yeux, je me retrouve à Gand, en Belgique, le matin du vernissage de mon exposition, le 17 février 2023. Tout est accroché, il est 10h et je me dirige, fatiguée et excitée à la fois, vers la cathédrale Saint-Bavon.
En haut d’un escalier, une porte en or s’ouvre, je fais quelques pas et j’arrive devant L’Agneau mystique, des frères Van Eyck.
Je suis seule, le retable est fermé, je m’assois sur une petite chaise, j’essaie de déchiffrer les paroles écrites en miroir (pour pouvoir être lues du ciel ?), j’admire la vierge coiffée du Saint-Esprit. J’attends. Un monsieur passe, je lui demande si je peux voir le retable s’ouvrir. Il me dit « oui ». Je souris. Je l’entends aller dans une petite pièce juste à côté et le retable grince, le retable s’ouvre, juste pour moi, je n’en reviens pas. L’émotion me gagne alors que j’assiste au très lent dévoilement des panneaux, alors que les couleurs arrivent, les clairières, les fleurs, le ciel, la fontaine, l’Agneau au centre. J’ai un trésor sous les yeux.
Je m’arrête là, c’est difficile, je m’aperçois en écrivant cette liste que chaque œuvre en appelle une autre, que chaque œuvre est un moment de vie vécu.
Pour la fin, quand même, trois femmes photographes inspirantes et aimées :
Ana Mendieta.
Propos recueillis par Anne-Sophie Barreau le 10 septembre 2024
Pour suivre Linda Tuloup
Le site de Linda Tuloup
Le site instagram de Linda Tuloup
A lire : Brûlure, Texte : Colin Lemoine – Design : Ruedi Baur, André Frère Éditions, 224 p., 49€
- Lancement – dédicace : mardi 1er octobre à partir de 18h, , Librairie Artazart Paris 10e, 83 Quai Valmy, en présence de Ruedi Baur et de Colin Lemoine.
- du 30 octobre au 23 novembre, à la Galerie Olivier Waltman dans le cadre du Festival PhotoSaintGermain.
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