Culture
Les entrelacs d’Hiba Kalache traversent les couches des chaos du monde arabe
Auteur : Marc Pottier, Art Curator basé à Rio de Janeiro
Article publié le 17 mai 2021
[Découvrir les artistes d’aujourd’hui] L’artiste libanaise Hiba Kalache lance ses filets dans le chaos d’une histoire intime et collective, pour remonter dans les entrelacs de ses traces de poèmes révoltés et de récits fantomatiques de traumatismes enfouis. Du 27 au 30 mai, ses œuvres sont exposées à la Foire MENART, dans les salons de la maison de vente Cornette de Saint-Cyr à Paris, dédiée à l’effervescence artistique du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (MENA).
Naviguer sans filtre dans l’immédiat
Depuis la destruction de sa Beyrouth natale provoquée par l’indigence politique, Hiba Kalache, née à Beyrouth en 1972, s’est temporairement réfugiée à San Francisco. Nourrie de littérature, l’artiste ‘manifeste’ avec des dessins, des peintures et des sculptures complexes dans une œuvre très biographique : « Je fais de l’art une réponse à mon environnement immédiat, comme une envie et une tentative de naviguer dans ses couches et ses complexités ». Brassant mémoire collective et histoire personnelle, auscultant l’imbrication des traumatismes d’une société déracinée et ses conflits intérieures, Hiba Kalache sollicite le spectateur de regarder au-delà des éclaboussures colorées et sophistiquées sur papiers (parfois sans cadre et non tendus) ou toiles pour scruter le chaos dévorant qui ronge leurs surfaces.
« Comment pouvons-nous vaincre, comment pouvons-nous résister, comment continuer à créer en tant qu’artistes et témoin nu d’un présent horrible, comment raconter l’inconnu à plusieurs niveaux, comment survivre, littéralement ne pas étouffer et mourir (moralement, émotionnellement) sous un pouvoir abusif qui nous extermine lentement, quotidiennement » poursuit-elle dans son dialogue avec Singular’s. Contre-point à ce désespoir, celle qui revendique aussi ne pas vouloir « se compliquer la vie », sait aussi capter « la banalité des rituels quotidiens ».
Infiltration des textes dans les œuvres
« La plupart de mes titres, depuis début 2018, sont principalement des extraits (ou des fragments de phrases) de lectures que je fais à un moment précis – des romans qui m’intriguent généralement et qui évoquent des relations spécifiques et étroites avec mes intérêts, mes préoccupations et mes enquêtes. Pour la série ‘Lemonade, everything was so infinite’ (Limonade, tout était si infini), je me suis concentrée sur Agua Viva, de Clarice Lispector. Le livre s’est infiltré à travers mon processus artistique et il reflétait ou réverbérait directement ma propre pensée et mon processus technique, en particulier l’abstraction, la fragmentation du style d’écriture et du contenu conceptuel du livre. »
Mon thème est l’instant, mon thème de vie
Prenons un extrait de Clarice Lispector (1920-1977) dans Agua Viva « Et je veux capturer le présent qui, par sa nature même, m’est interdit […]. Mon thème est l’instant, mon thème de vie. Je cherche à lui être pareil, je me divise des milliers de fois en autant de fois que d’instants qui s’écoulent, fragmentaire que je suis et précaires les moments – je ne me m’engage qu’avec la vie qui naît avec le temps et avec lui grandit : c’est seulement dans le temps qu’il y a de l’espace pour moi ».
La question existentielle de la vie et de la mort
« ‘Limonade, tout était si infini’, est venu après de nombreuses recherches et lectures sur le sujet des Cieux dans divers textes religieux, en passant par l’exploration de psychanalystes et philosophes tels que Julia Kristeva (1941-) et Hélène Cixous (1937-) qui analyse cette phrase dans son texte Le dernier tableau ou Le Portrait de Dieu. A de nombreuses reprises, Cixous explore la dernière phrase abstraite inachevée de Franz Kafka, qui sur son lit de mort, à peine capable de parler de la maladie, gribouille sur un petit morceau de papier, « Limonade, tout était si infini », reprenant là toute la question existentielle de la vie et de la mort. » commente Hiba Kalache.
De ses séries chargée de couches
Comme tout artiste d’envergure, pénétrer l’œuvre d’Hiba sollicite une disposition d’empathie pour se laisser happer dans les tréfonds d’un réseau d’entrelacs quasi charnels, nourris d’histoires individuelles et collectives, et de références littéraires… Sinon il suffit de renoncer à vouloir enfoncer les portes : Hiba les laisse ouvertes. Il n’est que d’aiguiser son attention puis de s’abandonner en voulant bien ‘entendre’, comme en musique, comme en philosophie, comme en psychanalyse, toutes les entrées offertes. Son œuvre, comme les écrits de Cixous, « ne raconte jamais que l’impossibilité pure de raconter ». Dans ses références littéraires cruciales, elle se réfère aussi à Georges Bataille (1897-1962). En regardant ses peintures, on pense en particulier à l’Anus solaire : « Le globe terrestre est couvert de volcans qui lui servent d’anus. Bien que ce globe ne mange rien, il rejette parfois au-dehors le contenu de ses entrailles. Ce contenu jaillit avec fracas et retombe en ruisselant sur les pentes du Jésuve, (contraction de jet ou du sujet (« Je ») et de « Vésuve ») répandant partout la mort et la terreur […]. Le Jésuve est ainsi l’image du mouvement érotique donnant par effraction aux idées contenues dans l’esprit la force d’une éruption scandaleuse ».
Un espace de haute conscience du présent
Dans une autre de ses séries « chargée de couches », « Our Dreams are a Second Life » (Nos Rêves sont une Seconde Vie), l’artiste précise qu’ « il y a cette notion d’exploration du concept de rêve et d’espoir tout au long de la trajectoire de mon travail au cours des 15 dernières années. Je pense qu’il est tout à fait impossible de séparer le contexte géopolitique et sociopolitique dans lequel nous vivons et auquel nous appartenons du processus qui se déroule à l’intérieur du studio. » Les questions existentielles de « L’année du singe », livre de Patti Smith (1946-) auront été déterminantes pour cette série. « Passé par le verrouillage de ces derniers mois, j’étais dans cet espace de haute conscience du présent qui m’a ramené à ce livre. J’ai décidé que ces fragments de phrases du livre seraient les plus appropriés, c’est donc de là que vient le titre. » confie-t-elle en mariant ses zigzags visuels à ceux, littéraro-géographiques de ce que Patti Smith appelle son « jeu de fléchettes mental : on ne sait jamais sur quelle case la pointe, de la flèche ou du stylo, va venir se ficher. Le plus étonnant, donc, est la manière dont rêve et réel se fondent ».
Des strates de vie amalgamées et infusées par l’imagination
Récits de voyages, carnets de rêves et de conversations imaginaires, méditation sur le passage du temps le deuil et la compassion… toutes les strates de vie sont amalgamées et infusées par l’imagination de l’artiste. Comme les textes-chants de la poétesse musicienne, les dessins-récits d’Hiba intègre les bouleversements de son paysage intérieur aussi bien intimes que politiques. Tout ce qu’elle a vu, rêvé ou lu coexiste dans les paysages très personnels de ses peintures. La nudité pour « stabiliser la matière picturale » Yves Klein Ce savant cocktail de références littéraires et psychanalytiques avec l’actualité quotidienne irrigue cette œuvre aux vertigineuses références : “Utiliser des fragments de texte issus d’une lecture, introduit également dans l’œuvre ou rassemble un niveau supplémentaire de ma vie quotidienne, qui est bien sûr une autre couche de ce qui compose l’œuvre », insiste-t-elle.
Eros et Thanatos fusionnent dans ses gestes créatifs.
Le désir et la mort se traduisent par des motifs et des visions d’excès érotique. Ventres, poitrines, sexes, orteils (« Le gros orteil », remarque Georges Bataille, « est la partie la plus humaine du corps humain »), cuisse, anus et yeux semblent apparaitre fantomatiquement déformés, blessés, rabougris ou ensanglantés. Plus qu’aux dessins de Cy Twombly (1928-2011), que citent certains commentaires sur l’œuvre d’Hiba, ce sont plutôt les anthropométries d’Yves Klein (1928-1962) qui semblent s’imposer. De l’atelier à la rue, et retour Les références littéraires s’accompagnent parfois d’une confrontation extérieure enragée où l’artiste n’hésite pas à épouser les événements. « J’ai déplié ces toiles dans les rues de Beyrouth au début de la contestation. Je suivais des endroits du centre-ville, où ils brûlaient des roues. Je frottais les toiles sur le sol et c’était comme si les taches sur elles étaient un témoin de ce moment. Ensuite, je retournais en studio et je travaillais dessus avec des couches d’encres acryliques aqueuses. » Dans son univers les opposés peuvent ainsi coexister de manière fluide à la surface de la toile. Il y a des éléments visuels, dégradants qui peuvent choquer ou déconcerter : des fragments de corps ou des éclats de couleur et de tension. Et puis il y a les espaces vides de respiration avec lesquels l’artiste n’interfère pas qui contrebalancent heureusement ses compositions.
Tenter de nouvelle manière de penser l’abstraction
Ne jamais enfermer un ou une quelconque artiste dans une case, surtout avec Hiba Kalache qui est truffée de références très diverses. Aujourd’hui celle qui se considère comme une artiste traditionnelle, s’intéresse aussi aux potentiels ‘non matériels’ des N.F.T et cherche comment ces jetons cryptographiques virtuels qui conférent des certificats d’authenticité numérique à des œuvres pourraient intervenir dans son travail ; « C’est comme si plus vous dématérialisez tout, plus nous pouvons obtenir de matière. Je me demande s’il existe de nouvelles méthodes pour promouvoir la philosophie de « l’abstraction » ? C’est peut-être notre prochaine étape. Tout me semble encore très nouveau et étrange. » s’interroge-t-elle…comme beaucoup d’autres…
Tendre l’arc au maximum puis relâcher
« Tends l’arc au maximum pendant que tu écris [peins], puis relâche-le d »un seul coup et va boire du vin avec les amis. La flèche file déjà et s’enfoncera ou non dans la cible, seuls les imbéciles peuvent prétendre modifier sa trajectoire ou courir derrière elle pour lui donner une poussée supplémentaire avec des visées sur l’éternité ». Il suffit de remplacer dans cette citation de Clarice Lispector le mot « écris » par « peins » pour saisir toute l’énergie créative concentrée par ces deux artistes et comprendre leur capacité à vivre pleinement dans leur temps. C’est cette belle vitalité que les visiteurs découvriront du 27 au 30 mai à la Foire MENART à Paris pour vivre de plus près, entre-autre, les œuvres d’Hiba Kalache
Pour suivre Hiba Kalache
Son site officiel
Prochain rendez-vous
- du 27 au 30 mai 21 (de 12h à 18h), Foire MENART, Cornette de Saint-Cyr, 6 avenue Hoche, 75008 Paris. Accès gratuit exclusivement sur réservation
Hiba Kalache compte parmi les artistes exposés grâce à la ténacité et la passion de Laure d’Hauteville qui, après avoir créé Beirut Art Fair au Liban en 2010, se réinvente en s’associant avec l’entrepreneur Paul de Rosen et avec Joanna Chevalier comme directrice artistique pour cette première foire en Europe consacrée aux scènes artistiques du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord (MENA). L’effervescence d’une scène artistique qui règne dans les pays du Maghreb, du levant et du Golfe, Iran inclus est présentée par 22 galeries sélectionnées originaires de 13 pays présentant un large éventail de 70 artistes (dont 40% de femmes)
Pour aller plus loin : lire les interviews de la fondatrice et directrice artistique
Les œuvres présentées d’Ida Kalache sont liées à la série ‘Our Dreams are a Second Life‘ :
- “And it all smelled like the beginning and end of freedom” (Et tout sentait le début et la fin de la liberté), cette peinture réalisée lors de la résidence d’art Kriti à Varanasi, en Inde, montre la libération de son écriture gestuelle sur une toile brute voulue assez vide,
- “Pitched in a swirl of absurdity “ (Plongé dans un tourbillon d’absurdité), peinture liée à ses investigations entre les cieux et la psychanalyse.
Aux côtés d’Hiba Kalache, il ne faut pas manquer l’œuvre sur l’explosion des silos de Beyrouth, « All That Remains » (2014-2016) d’Ayman Baalbaki, magnifique artiste qui représentera le Liban à la prochaine Biennale de Venise.
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