Culture

Max Richter compose les questionnements de tous avec son langage

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 23 janvier 2022

[Partage d’un mélomane] Evoquer Max Richter pourrait laisser interrogatif : une réputation de néo-classiciste post-minimaliste peut déconcerter, une popularité de touche-à-tout cinémato-pré conceptuel peut inquiéter. Pourtant, avec Exiles, le prolifique ‘musicoclaste’ rassemble des intentions qui méritent l’attention. Pour Jean de Faultrier,  il invite à relire les Unes récurrentes de nos quotidiens sous l’éclairage de l’évocation poignante qu’il fait des migrants.

Le nombre de migrants naufragés au large de Calais pris en charge par l’Etat a triplé en 2021 (Le Monde, 10 janvier 2022).
Plus de 4400 migrants sont morts ou ont disparu en mer en tentant de rejoindre l’Espagne en 2021 (Rapport de l’ONG Caminando Fronteras, 3 janvier 2022).
En Grèce, migrants et passeurs empruntent des routes plus périlleuses (Correspondante du Monde à Athènes, 30 décembre 2021).

Il pourrait ne rien exister de plus éloigné d’une telle actualité, tragique et tragiquement constante, que la musique.

Musicoclaste, Max-Richter compositeur et inventeur est engagé plus engagés toutes scènes musicales confondues Photo DG

Pourtant ceux qui la font, la composent, la jouent, l’écoutent, la transmettent sont ancrés dans leur temps comme tous les citoyens et ils sont en lien avec un réel pour lequel les mots ne sauraient avoir le monopole du partage. Leur art, leurs techniques, leur liberté ainsi que les moyens qu’ils utilisent ou inventent forgent un langage différent mais aussi présent, aussi porteur des colères, des espoirs, des doutes et des incertitudes.

Max Richter n’a aucunement l’ambition de changer le monde, pas davantage de livrer une iconographie de plus, sonore celle-ci, à ce qui le heurte ou l’attriste. Il ne glose pas journalistiquement sur ce qui se reproduit avec une inlassable constance et qui nous est livré entre colonnes de première page et entrefilets disséminés, selon la température locale. Mais il entend partager ses émotions d’homme présent, formuler les questionnements de tous avec son langage. Avec « Exiles » il offre en dix-huit moments fondus dans un lancinant développement orchestral en portant un regard volontaire sur ce monde dont l’une des plus belles surfaces, celle des mers et des océans, est une tombe inavouable pour ceux qui perdent tout.

Un contraste qui n’édulcore pas la tragédie

Le regard musical qu’il propose est un regard sur une crise de civilisation, ce n’est pas une révolte, pas une complaisante colorisation, il suggère simplement une écoute permettant d’entrer dans la réflexion sans assignation impérieuse. Ecoute, réécoute, il faut prendre son temps pour cette lecture sonore qui n’est ni celle des images ni celle des dépêches.

Mettre sa vie en péril pour échapper aux périls, tel est l’acte migratoire fondamental.
Max Richter en amplifie la dramaturgie par une inspiration initiale qui allie chorégraphie et musique. « Exiles » a en effet été conçu initialement comme un ballet créé pour la compagnie hollandaise Nederlands Dans Theater avec les chorégraphes Sol León et Paul Lightfoot. Son enregistrement a été réalisé pour Deutsche Grammophon à Tallinn en Estonie par le Baltic Sea Philharmonic sous la direction de Kristjan Järvi.

Il ne s’agit pas de scènes d’embarquements déchirantes, de navigation périlleuse, de mort silencieuse, il s’agit d’émotion, d’accorder par de longues nappes de cordes et des tensions palpables, malgré une douceur tendre presque invoquée, une place au temps qui disparaît dans la forme critique du désespoir de l’humain.

Comme il y a des écrivains du voyage (ou du déplacement, le terme pourrait être suggéré par exemple à propos de Bruce Chatwin) il y a des compositeurs du voyage, de la route, de l’exode. Richter inscrit ses méditations sur la violence ou ses conséquences dans ce cadre du déplacement, de ses répercussions. « Infra » » (2010) sous un lien ténu avec les attentats ayant frappé Londres en 2005 insistait sur l’impression de paysage.

Hors de l’exil.

« The Blue Notebook » (2004) tendait la réflexion vers cette même violence, dans un contexte non omniprésent mais remémoré de guerre en Irak. Les paysages, dans ces deux compositions assez emblématiques de l’œuvre du compositeur, prenaient forme entre piano, nappes électroniques, soutien de cordes quasi de chambre. Un peu de Philip Glass et de John Foxx dans une ambiance quiète.

On se souvient de « New York, Tears and Hope » de Bechara El-Khoury (2006), composé à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre où un orchestre plus ample évoquait avec lyrisme l’ensevelissement des humains, leur disparition, leur noyade dans la poussière et les débris comme une rançon de la violence et des guerres informes. La douleur, la désolation, les lamentations émergeaient de cette courte symphonie avec une ardeur prenante.

Maintenant, quittons l’eau un moment
Et glissons-nous dans l’invitation à la méditation sur le sommeil, immergeons-nous (quand même) dans l’une des huit heures de « Sleep », œuvre hypnotique et structurante de Max Richter (2015). Bizarrement, une veille heureuse nous attend, nous enveloppe, nous réchauffe et nous redonne confiance dans nos rêves. Les deux violons, l’alto, les deux violoncelles (American Contemporary Music Ensemble) ainsi qu’une soprano accompagnent, enveloppent ou dialogue avec le piano, l’orgue, les synthétiseurs et l’électronique de Richter.

#Jean de Faultrier

Pour aller plus loin avec Max Richter

Site officiel Max Richter

Anglo-allemand, né en Allemagne en 1966, vivant aujourd’hui en Allemagne, Max Richter concentre un parcours universitaire et de formation d’une rare densité : L’université d’Édimbourg, la Royal Academy of Music, Luciano Berio à Florence, des influences allant de Pärt à Glass, de Wolfe à Eno ou Reich. Son parcours de compositeur est étendu, sa notoriété (positive, mais peut-être parfois aussi critiquée) l’attache au répertoire non sans noblesse de la musique de films.
A cet égard, comment ne pas se souvenir du film « Valse avec Bashir » d’Ari Folman (2008) où il est profondément question de la guerre, de la violence, de leurs empreintes sur les âmes et la mémoire dont il a justement composé la bande originale ?

Discographie sélective

  • Exiles, Deutsche Grammophon, août 2021
  • Valse avec Bashir, Deutsche Grammophon, juin 2020
  • Voyager, Deutsche Grammophon, août 2019
  • Sleep, Deutsche Grammophon, septembre 2015
  • Songs from Before, Deutsche Grammophon, octobre 2006
  • The Blue Notebook, Deutsche Grammophon, février 2004

 

 

 

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