Culture

Partage d’un mélomane : Alexandre Scriabine, le sublime incompris

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 3 février 2023

[Partage d’un mélomane « Ô Zeus ! couvre ton ciel de nuages/et, comme l’enfant qui abat les têtes des chardons,/exerce-toi sur les chênes/et sur les cimes des montagnes/mais laisse subsister ma terre (…). » (Goethe) Prométhée ou le Poème du feu. Alexandre Scriabine (1872-1915 malgré une mort à 43 ans) l’a reçu, ce feu dérobé, un feu sacré, mystique, dévorant de créativité. Le compositeur russe a, toute sa vie durant, dialogué avec des forces qu’il ressentait comme proches des mystères divins. Jean de Faultrier nous introduit à une œuvre qui tient une place à part dans la musique russe, éclipsée par ses compatriotes Prokofiev, Stravinski ou Rachmaninov.

Au petit matin

Tout commence au petit matin d’un jour d’examen, un partiel de droit romain au cœur de l’hiver encore froid à cette époque d’avant les grands dérèglements. Le thé fume à côté d’un polycopié inutile à ce stade mais rassurant car posé face contre la table. Près de cette table, un disque vinyle empalé sur la platine accueille au ralenti la pointe effilée qui s’engage sur le long sillon spiralé. L’air s’agite, une vibration de notes pulse une respiration basse et frappée avant un envol vers une stratosphère qui s’exalte dans un écho ample et cristallin. La Sonate n° 5 d’Alexandre Scriabine, conforte l’aube et invite à une sérénité habitée, son unique mouvement offre quelque chose de véritablement unique. Dans quelques semaines, le partiel s’en sortira avec une note honorable.

Il y a de l’impérieux mâtiné de fragile, du brutal avec des apostilles de grâce, de l’insolite mêlé de sourires doux. La sonate agit en profondeur, elle ne s’arrête pas à la peau, elle cherche un sang avec lequel cheminer pour apporter partout dans le corps les couleurs qu’un céramiste d’art chercherait toute une vie à atteindre à la cambrure de son kaolin.

 

Ce matin-là, il s’agissait de Michael Ponti, magnifique pianiste aux interprétations ardentes, un de ceux, rares, qui osait proposer avec Scriabine un compositeur russe encore obscur sans doute parce que d’une complexité déroutante aux confins d’un romantisme dont il était l’hommage vibrant et aux aurores d’un modernisme se cherchant un centre dans les extrêmes. Ponti était un musicien dont le répertoire comptait d’autres noblesses pianistiques obscurcies par les temps inaccoutumés : Balakirev, Alkan, Thalberg, Schellendorff.

Un peu plus tard

Scriabine a composé un seul concerto pour piano, mais il est tout ce concerto. De son lyrisme charmeur il saisit l’auditeur par la main, ne l’attire pas mais lui propose, lui suggère, l’invite. Pas le temps toutefois de s’interroger, la musique a déjà emmené loin, ailleurs en fait. Sous une structure en apparence classique ou traditionnelle, sont développées d’incessantes variations de sensations, de couleurs. De longues phrases douces se métamorphosent en changeant de vocabulaire et de pigmentation, une fermeté paraît conspirer mais elle cède à nouveau devant une délicatesse splendide.

 

Impossible de ne pas l’écouter d’une traite et en entier, ce concerto, de se sentir pour une fois non pas aux abords d’une frontière inconnue mais véritablement reconduit quasiment à l’origine avec le sentiment qu’il est urgent ou nécessaire de recommencer. Composé à 24 ans et œuvre d’une jeunesse mature, il préfigure dans ses intonations et ses nuances ce que, justement, les sonates et tout particulièrement la sonate n°5 recèleront un peu plus tard de ferveur et de contemplation agitée.

Le destin sera gourmand avec le compositeur qui devra céder sa vie à l’âge de 43 ans pour prix du génie qui l’a habité, son fils, pianiste prometteur, se noiera à peine adolescent dans un fleuve plus excessif que violent. Scriabine lèguera un poème pianistique aussi brillant et décisif qu’un diamant brut, « Vers la flamme », composé quelques semaines avant d’être emporté par une mystérieuse infection.

De l’intensité avant tout

Avec cet ultime poème, appelant en apparence une structuration simple, Scriabine opère une synthèse complexe à la fois de ses inspirations et de ce qu’il serait grossier d’appeler sa technique alors qu’il s’agit d’un art d’harmonies subtiles et composites. Véritable torrent de notes et déluge esthétique, cette pièce peut enclore une approche essentielle de l’œuvre du compositeur, il restera à approcher au piano seul des nocturnes, des préludes et des études, à l’orchestre d’autres poèmes ou symphonies.

Comment alors ne pas reprendre un fragment de la citation du Poème de l’extase scellée par le compositeur à l’aube de sa cinquième sonate ?

« Je vous appelle à la vie, ô forces mystérieuses !
Noyées dans les obscures profondeurs
De l’esprit créateur… »

Scriabine, marque profondément ceux qui le jouent

Citons rapidement Racha Arodaky qui offre aux Préludes une interprétation subtile

Lorène de Ratuld qui a posé sur la 5ème Sonate un regard d’affection et d’intelligence.

Le très élégant Jean-Philippe Collard associe lui aussi dans ses disques Scriabine avec Rimski Korsakov  (Concerto pour piano op.20 vs Ctp op.30 Dolce Vita, 2022) et ses programme, comme récemment  avec Chopin (ce dernier ayant été une partie importante de l’âme de Scriabine) les Prélude et Nocturne pour la main gauche op. 9, la Sonate n° 4 op. 30, les Etudes op. 8 Nos 11 et 12, et, donc, Vers la flamme op. 72 d’Alexandre Scriabine.

#Jean de Faultrier

Pour aller plus loin avec Scriabine

Alexandre Nicolaïevitch Scriabine, c’est un destin sentimental complexe avec une vie trop courte (1872-1915 soit une mort à 43 ans) mais avec une œuvre d’une densité lumineuse. Il a offert au piano des horizons élargis et des sensations longtemps inexplorées, il s’est aventuré sur des sentiers originaux pour une époque pourtant riche en transitions de tous ordres. Aujourd’hui le musicien a retrouvé un panthéon légitime, il est de ceux qui permettent à leurs interprètes d’accéder aussi à un panthéon pianistique.

Discographie sélective

Sélective ? Pour une fois, osons les coffrets :

  • « Scriabin, The Complete Works » – Decca – Mars 2022.
    • Michael Ponti « L’intégrale pour piano » – VoxBox – Avril 2003. (Attention, cette « intégrale » n’inclut pas les sonates, alors…)
    • Michael Ponti « Complete Piano Sonatas » – VoxBox- 2002.

Et, vraiment sélective :

  • Racha Arokady, « Préludes » – Zig Zag Territoires, Janvier 2003.

  • John Ogdon, « The Piano Music of Scriabin » – EMI – 1971.

 

Pascal Amoyel dans son enregistrement de L’intégrale des Poèmes (Dolca vita, 2012) apporte une magnifique analyse : plus que d’évoquer Chopin, il préfère le rapprocher de Schumann dont l’expressivité se révèle par une énergie incandescente et simultanément, un désir évident de volupté, sinon de sensualité. Avec Scriabine, nous ne sommes pas très éloignés malgré la différence de langage, des sphères cauchemardesques du romantique : « On croit parfois que les interrogations spirituelles auxquelles il se réfère sont la source de sa création musicale. Je pense au contraire que la musique crée sa quête et non l’inverse. Scriabine cherchait avant tout la communion des éléments – cette attente est tout aussi vive chez Debussy – mais la spécificité de cette prospection était avant tout cosmique.

Dans son esprit, il ne pouvait y avoir qu’une symbiose entre les arts et nos sens. La notion stricte de poème est par conséquent vidée de sa substance littéraire et en développant le raisonnement jusqu’à son terme, de la notion même d’outil instrumental. En effet, Chopin ne s’exprimait que par le piano, le prolongement tactile de ses états d’âme. Chez Schumann, le piano est un instrument parmi d’autres, qu’il quitte à certaines périodes de sa production. Avec Scriabine, les sons n’ont plus de liens avec les cadres traditionnels du piano ou de l’orchestre. Dans Vers la Flamme, les trilles et les tremolos échappent à leur dimension purement pianistique. La musique elle-même ne paraît être qu’une étape intermédiaire dans une volonté de transcendance. »

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