Culture
Partage d’un mélomane : Henryk Górecki, une symphonie maternelle
Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 23 mars 2023
[Partage d’un mélomane] « Parle à ta mère pour la rendre heureuse » (Extrait des Chants monastiques de Lysagora, 15ème siècle). Avec la fin de vie, notre époque s’est saisie vigoureusement de thématiques sombres qui relèvent autant de considérations philosophiques, médicales et juridiques qu’elles appellent un large consensus social et civilisationnel sur une forme de réécriture du sens qui conduit l’être humain jusqu’à sa mort. Il y aura bientôt près de 50 ans, le compositeur polonais Henryck Górecki (1933-2010) commençait l’écriture de sa troisième symphonie pour soprano dite des chants de deuil (Op. 36) qui s’est gravée en nous sous le sceau d’une lente complainte à la mère qui perd son enfant. A coté du best seller par Dawn Upshaw, Jean de Faultrier suggère trois autres versions captivantes par Beth Gibbons, Lisa Gerrard et le saxophoniste Colin Stetson.
Ecoute la paix.
Les premières notes, les premiers accords sobres et sombres saisissent l’âme et lui intiment un ordre grave et émouvant : Ecoute la paix… La paix, immédiatement à portée de perception, est le fil conducteur qui annihile la distance entre le prélude instrumental du premier mouvement et la clairière lumineuse sur laquelle il s’ouvre bientôt avec ampleur et la main maternelle tendue par un chant lent et appuyé.
Henryk Górecki (1933-2010) s’affranchit définitivement de la succession du temps ou de la cadence, l’entièreté de sa symphonie consacre la lenteur comme la trame temporelle du propos en profondeur. Mais une lenteur féconde de nuances poignantes : Après la teinte tranquille et chantante, une pigmentation « large », plus que tranquille, sertit le deuxième mouvement dans ses tonalités expressives où une jeune-fille se tient à portée de la mort que va lui infliger une police d’état affamée de violence et de meurtres d’occupation. Le troisième mouvement, toujours lent, se fait « simplement chantant ».
Le chant de la plainte maternelle
Une jeune fille de 18 ans va mourir sous les coups de la Gestapo, la prière qu’elle grave sur le mur de sa geôle invoque la Vierge-Marie afin qu’elle aide sa mère à contenir un peu de l’inépuisable désolation maternelle que creuse la mort de l’enfant.
« Maman, ne pleure surtout pas (…)
Protège-moi pour toujours. »
La mère reste en vie au-delà de la vie de son enfant, elle continue d’être mère et protectrice et c’est cela-même qui transcende la mort de l’enfant, c’est cela qu’invoque l’enfant qui fait face à sa propre fin.
La sensation que propose le dialogue en-dedans des cordes de l’orchestre avec la voix était une voie déjà explorée par Górecki dans la seconde partie de sa deuxième symphonie dite « Copernicienne » dont l’air chanté par un baryton préfigure dans la lenteur et la texture ce qu’il va confier quelques mois plus tard à une symphonie tout entière et à une soprano.
La mère est dans la plainte, désespérante et interrogative, mais sa profondeur éclaire sur un deuil à la fois indicible et partageable. Comme dans le troisième volet céleste, la voix de soprano ne conclut pas la symphonie, elle propose presque de laisser l’auditeur se concentrer sur toutes ses propres peines pour sentir la main tendue vers d’autres chants, une main tendue puissamment comme la parole que porte la complainte d’une mère.
« Dites-moi, pourquoi avez-vous tué/ Mon fils ? »
La voix d’une mère
Il convient de rendre hommage à l’éditeur Nonesuch Records d’avoir, quinze années après la création de l’œuvre en France (Festival de Royan, 1977) apporté à l’œuvre, dont ce n’était pourtant pas la première édition, une interprétation de référence par le London Sinfonietta sous la direction de David Zinman avec la voix sublime (et presque inégalée) de Dawn Upshaw. La force de cette interprétation et sa diffusion quasi planétaire ont suscité de nombreux enregistrements ultérieurs.
Proposons trois lectures de cette troisième symphonie,
mais toutes trois précisément singulières ou différentes des enregistrements évoqués
Beth Gibbons sous la direction de Krysztof Penderecki lui même auquel on doit ce choix surprenant de l’interprète, révèle une tension particulièrement éloquente avec une voix insolite mais aussi peut-être familière quand on connaît le groupe britannique Portishead.
Lisa Gerrard connue pour ses explorations instrumentales et vocales outre une prédilection pour les langues complexes et sa tessiture de contralto. Tout aussi surprenante, la voix de l’australienne est reconnaissable à l’écho qui baigne la voix et qui dès lors n’est pas sans avancer une spatialisation originale du dialogue entre la voix et l’orchestre, décriable peut-être, mais n’enfermons pas toujours la prise de son dans une dimension attendue. Elle offre en tout cas une expression de gravité assez homogène et paradoxalement séduisante.
Colin Stetson, sa version est directement celle du temps présent, elle est captivante parce que décalée ou décalante. Il s’agit de la lecture de l’œuvre que « réimagine » (pour reprendre sa revendication créatrice), le saxophoniste américain mais aussi multi-instrumentiste, lorsqu’il se lance dans une relecture de la 3ème symphonie, relecture qu’il intitule sobrement « Tristesse » (« Sorrow » en évocation du titre « Sorrowful Songs » souvent donné à l’œuvre de Górecki). Il y a, dans son approche, un hommage puissant au compositeur et une liberté qui, au final, ne déconcerte pas tant que cela.
A propose du thème de la tristesse, n’oublions pas Joseph Haydn dont la 26e symphonie en ré mineur a pour nom « Les Lamentations », elle est une première évocation par un titre de symphonie des thèmes de la Semaine Sainte marquée par la mort de l’enfant, thème développé avec profondeur par Henryck Górecki qui dédie l’œuvre à son épouse, mère de ses enfants.
Pour aller plus loin avec Henryk Górecki
Né le 6 décembre 1933 dans le village de Czernica Górecki, très tôt orphelin d’une mère pianiste, n’arrivera que tard à la composition musicale. Original par son inscription dans des courants contemporains qu’il n’hésite pas à bousculer, il allie une science émouvante de la mélodie à des expéditions instrumentales riches et nuancées. C’est un univers plein, nourrissant, très contemporain, souvent très expressif, doucement contemplatif. Górecki s’est éteint à 76 ans en 2010.
Discographie sélective de la Symphonie n°3, dite Symphonie des chants de deuil, pour soprano solo et orchestre (Op. 36)
- Dawn Upshaw, London Sinfonietta, David Zinman – Nonesuch Records – Janvier 1991
- Beth Gibbons, Polish National Symphony Orchestra, Krysztof Penderecki – Domino Recording Co – Mars 2019
- Lisa Gerrard, Genesis Orchestra, Yordan Kandzhalov – Besant Hall Records – Janvier 2020
Et puis :
- Quatuor à cordes n° 1 op. 62 « Already it is dusk » – Quatuor à cordes n° 2 op. 64 « Quasi una Fantasia », par le Kronos Quartet,
fait partie d’un coffret Rétrospective en 7 cd Nonesuch Records enregistrés entre 1989 et 2014 incluant ses principaux chefs-d’œuvre :
- Symphonie n° 4 « Tansman Episodes » op. 85 (2010), London Philharmonic Orchestra dirigé par Andrey Boreyko
- Kleines Requiem für eine polka op. 66
- Concerto pour clavecin et orchestre à cordes op. 40
- Lerchenmusik op. 53
- Good Night, pour soprano, flûte alto, 3 tam-tams et piano op. 63
- Quatuor à cordes n° 3 op. 67 « … songs are sung »
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