Culture
The Infinite Woman (Villa Carmignac Porquerolles - Dilecta)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 9 octobre 2024
Après plusieurs thématiques autour de l’insularité, L’Île intérieure (2023) et Le songe d’Ulysse (2022), la Villa Carmignac sur l’Ile de Porquerolles a réussi un immense défi : bousculer les conventions de la beauté idéalisée pour libérer les ivresses infinies de la « féminité ». Confiée à Alona Pardo, déjà commissaire d’ une époustouflante exposition « Masculinities » à Arles, The Infinite Woman (jusqu’au 3 novembre – catalogue Dilecta) questionne – à travers plus d’une centaine d’œuvres – les « normes du genre » prônant une fluidité inclusive de la singularité des « femmes ». Cette conjugaison au plurielle s’impose pour Olivier Olgan comme exemplaire, stimulante et réflexive.
Une complexité kaléidoscopique de la femme
Alors qu’en matière de féminisme, tout est souvent réduit à une binarité : masculin/féminin, désir/consentement, construction / déconstruction, plaisir/pouvoir, émancipation/patriarcat, … autant d’enjeux et de complexité de la féminité. The Infinite Woman échappe à ce ‘front contre front’ par l’intelligence et la diversité des regards. Les figures rassemblées résistent à toute représentation obéissante de l’idéal féminin. L’exposition adopte une approche transnationale, intergénérationnelle, globale et inclusive, elle plonge le visiteur dans le travail d’artistes de différentes décennies, géographies, médiums et stratégies esthétiques pour tracer un parcours qui est à la fois surprenant et ouvert. Mais surtout vigoureux, ironique ou ludique.
Une infinité de corps de femmes à découvrir au cœur de Porquerolles, une idée assez naturelle pour une île qui est elle-même un corps de princesse sédimenté, selon sa légende fondatrice.
Edouard Carmignac
Des représentations de la femme dans toute sa puissante et indéfinissable complexité
À travers des œuvres couvrant six décennies, The infinite woman juxtapose un large éventail d’artistes contemporains en dialogue avec des figures historiques majeures pour retracer la manière dont les artistes ont exploré les questions de représentation, d’identité, de sexualité, de plaisir et de pouvoir à partir des années 1960.
La force du parcours – toujours immersif de la Villa Carmignac – et du propos dans le remarquable catalogue Dilecta tient par les imaginaires brassés (et pas seulement d’ artistes femmes), et les pistes réflexions ouvertes. La dynamique – un peu vertigineuse tant les perspectives ouvertes étourdissent – hausse les enjeux d’une thématique chausse trappe, très à risque souvent enfermés par les facilités passionnelles.
Une exposition de référence concentrée d’humanité
Après « Masculinities » à Arles, Alona Pardo pose – par le recul et l’ouverture qu’elle exige – une exposition de référence. Toute son intelligence poétique et politique est de croiser esthétiques et récits disruptifs, et les gestes esthétiques sur ce qui et que « représente la femme » : de la Vierge à la Grenade par le peintre de la Renaissance Sandro Botticelli, qui pose l’archétype féminin occidental aux œuvres du XXIe qui bousculent les canons du nu de Marlene Dumas ou Michael Armitage ou les formes lumineuses de France-Lise McGurn.
Bousculer les archétypes
En rapprochant – ou confrontant – selon les sensibilités – les œuvres ( les récits et les représentations des femmes) dans le labyrinthe de la Villa, se distendent les lignes de répartition des rôles entre les sexes, explosent les hiérarchies admises entre les hommes et les femmes pour dessiner d’autres frontières, d’autres imaginaires, voir d’autres genres. Au profit d’une fluidité assumée, où la femme devient une force créatrice, un être sexuel, en quête de plaisir, … Démanteler les normes de beauté établies invite à repenser le concept de la femme à la fois intertextuelle et intersectionnelle.
Des figures en transformation
Les artistes revisitent les mythologies de la mère vierge, de la mère ténébreuse, de la mère cosmique, de la sorcière, de la prêtresse, de la séductrice, de la sirène et de la tentatrice, parmi d’autres archétypes, pour proposer de nouvelles formes et figures qui s’affranchissent des clichés idéalisés ou essentialistes : de l’évocation puissante et queer de la figure de Jeanne d’Arc par Martine Gutierrez à la reformulation de la Vénus hottentote par Tschabalala Self…
Le lien entre la femme et la nature est exploré pour souligner son pouvoir spirituel, sexuel et politique. Ici, à travers sa sculpture Clito, Marion Verboom reconnecte la sexualité féminine à la terre et au cosmos, tandis que Shahzia Sikander illustre, dans des tons vifs d’or, de rose, de rouge, d’orange et de bleu azur, une explosion cosmologique centrée sur la femme. Là, la sculpture monumentale Spider (1995) de Louise Bourgeois , qui occupe la carrefour central de la Villa Carmignac, symbolise la puissance créatrice et protectrice des femmes, dans un réseau de relations complexes et interconnectées.
Vénus est née de l’écume de la mer.
L’eau est traditionnellement associée au cycle de vie, à la naissance et la renaissance, au mouvement et la transformation, c’est l’élément de la métamorphose. Évoquant la fluidité, la liquidité, la queertitude, l’instabilité, le désir, le pouvoir et l’obscurité, l’exposition se termine par une section intitulée Dark Waters, qui explore la mythologie de la sirène. Créatures hybrides, les sirènes sont des êtres de la métamorphose, qui par leur nature agissent comme des perturbatrices de rôles normatifs de genre.
Dans toute leur diversité, ils s’opposent aux conventions de la beauté idéalisée, de la singularité et de la stase, de la modification corporelle, de la moralité et du genre binaire. Ce sont des corps qui bougent, qui engloutissent, des corps que l’on peut admirer ou qui invitent à la caresse, mais ils peuvent aussi être monstrueux, à double visage, complexes, audacieux : leur variation est infinie.
Réinventer des formes pour réinventer les femmes
Vous l’avez compris, il est difficile de s’arrêter sur chaque œuvre choisie avec clairvoyance pour ce qu’elle interroge le sens du genre. Le souffle humaniste de cette exposition exemplaire emporte le visiteur avec son cortège de figures fortes et de corps désobéissants. Quelque cinq cent quarante ans après la Vierge de Botticelli, voilà des dizaines de femmes dotées de témérité, de liberté, et de désirs qui prennent elles-mêmes les choses en main pour mieux se réinventer.
Pour aller plus loin
Jusqu’au 3 novembre 24, The Infinite Woman, Villa Carmignac, Ile de Porquerolles
Catalogue, sous la direction d’Alona Pardo, commissaire, co-édité par la Fondation Carmignac et les éditions Dilecta. Essai introductif d’Alona Pardo, textes de Holly Black, Amy Hale, Juliet Jacques, Hettie Judah et Amy Tobin.
Malgré la volonté de la civilisation occidentale à définir la « femme » par ses capacités de reproduction, ses psychopathologies ou sa sexualité, les œuvres présentées dans The Infinite Woman nient ou refusent ces lectures traditionnelles et suggèrent plutôt l’idée de la « femme » comme une entité insaisissable, toujours au-delà de toute définition.
L’utilisation délibérée du mot « infini » suggère non seulement que la catégorie « femme » est indéfinissable, mais qu’elle a aussi une composante donnant aux femmes le rôle de mère cosmique pour, par extension, proposer la femme comme force créatrice dans l’univers.
Alona Pardo
Les corps désobéissants rassemblés dans The Infinite Woman ouvrent de nouvelles perspectives pour la pratique figurative. Dans toute leur diversité, ils s’opposent aux conventions de la beauté idéalisée, de la singularité et de la stase, de la modification corporelle, de la moralité et du genre binaire.
Amy Tobin, Généalogies de la désobéissance
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