Culture

Valentina Lisitsa, le chant du piano

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 28 août 2023

[Partage d’un mélomane] « au-delà de la nostalgie, subsiste chez lui la puissance lyrique, inépuisable, du chant ». (Hélène Grimaud à propos de Rachmaninov) Chant, donc, mais aussi feu, opulence, ampleur, telles sont les sensations rayonnantes qui pénètrent Jean de Faultrier à l’écoute des interprétations irradiées de la pianiste Valentina Lisitsa.

De l’image à l’image.

Le 3ème concerto pour piano de Sergueï Rachmaninov n’est pas une légende mais il en entretient plusieurs. L’une des plus belles, mâtinée de réalité, est sans aucun doute celle qui entoure le parcours fluorescent du pianiste australien David Helfgott. Ce parcours entre désir et folie, pour ne le ponctuer que de mots banals, le conduit jusqu’au Royal Albert Hall de Londres où, à l’issue d’une interprétation homérique du concerto en question, il s’effondre avant d’être englouti dans un monde de douce psychiatrie. Telle est en tout cas la vision que nous donnent Scott Hicks avec son film fascinant « Shine » et un incroyable Geoffrey Rush qui y incarne Helfgott littéralement de l’intérieur.

Au fond, il y a deux choses dans cette scène, d’un côté la conjonction paralysante de forces antagoniques, de l’autre l’atteinte des confins de l’humainement possible. Mais par-dessus tout, entre magie et extravagance, le récit compositionnel de Rachmaninov entraîne dans un monde où le céleste le dispute à l’abyssal.


D’aucuns considèrent la partition comme un sommet de virtuosité alors que celle-ci est le thuriféraire le plus meurtrier de la musique instrumentale. En effet, la force d’une interprétation de cette cathédrale en ré mineur avec son armure simple mais vertigineuse tient en fait non pas d’un déferlement luxuriant mais dans l’éclairage qui en est donné par des mains fécondes. Hélène Grimaud parle souvent des tonalités immatérielles de ce compositeur, de ces tonalités qui requièrent de celles et ceux qui nous les portent des talents de passeurs plus que des compétences techniciennes.

Des mains fécondes ?

Oui, comme celles de Valentina Lisitsa au parcours si singulier non pas tant par les distances de l’exil qu’il inclut que par l’atypique montée des marches vers la reconnaissance. Ses mains, que l’on découvre au départ par l’image, ce qui peut sembler normal pour se figurer une anatomie à l’œuvre, mais que rapidement l’on ne fait qu’entendre tant ce qu’elles portent jusqu’à nos oreilles subjugue et envoûte. Qu’il soit question de Beethoven ou de Chopin, une abondance lumineuse de nuances et de précision mêlées séduit, retient, convainc et conquiert.

Loin des salles de concert car au creux confident de salles peuplée seulement d’un piano en majesté, c’est grâce au foisonnement arborescent des sites d’hébergement et de partage que, plusieurs années durant, chemine la pianiste. Il y a, aux bornes d’un des innombrables rameaux de connexion, une pièce qui retient d’abord parce qu’elle est familière et connue pour l’exigence mythique qui en conditionne l’exposition, ensuite par l’objectif inhabituel qu’elle s’est fixé : offrir une version du 3ème concerto de Rachmaninov, sans l’orchestre.

Une plénitude assouvie

Sans que saille une différence d’amplitude ou d’épaisseur, Lisitsa nous propose, par son exécution au piano seul de ce concerto composé en Russie au cours de l’année 1909 et entendu pour la première fois à New York fin 1909, un accomplissement tant pour le regard que pour l’écoute, mais également une exécution toute monastique et cellulaire.

Par la magie de l’interprétation, elle fait vivre l’intégralité de l’orchestration sous-jacente par un jeu instrumental délié et puissant à la fois, infatigablement narratif, infiniment expressif. Il y a là de la poésie pure dans la puissance et, en fusion avec son Bösendorfer, la pianiste déploie des parfums de nostalgie et des élans d’idéalisme passionnel. Du compositeur russe, elle restitue l’intégralité de l’élan inspiré, des couleurs ondoyantes de la tonalité de ré mineur. Ses seules deux mains fédèrent ainsi ce que tout un orchestre permet de faire s’épanouir.

Le magnifique label anglais Decca invite à parcourir chacun des quatre concertos de Sergueï Rachmaninov dans leur forme la plus pleine avec, autour de l’interprète Lisistra, un London Symfony Orchestra (LSO) très ardemment dirigé par Michael Francis, ainsi que le vitrail impétueux de la Rhapsodie sur un thème de Paganini, Lisitsa touchant des doigts les ornementations les plus célestes de la composition (la variation numéro 19 en particulier coupe le souffle dès les premières secondes de sa très fugitive durée).

Sous les mains de la pianiste, la poésie a toujours sa place tout comme le lyrisme, il faut l’entendre s’élancer à travers les champs onctueux mais tourmenteurs des sonates de Beethoven. Avec une authentique interprétation assumée plus que mise en scène, elle offre véritablement à voir –au moins entrevoir- le jeu qu’elle emporte avec elle jusqu’aux frontières presque infranchissables de la dimension jubilatoire des partitions qu’elle habite.

Valentina Lisitsa entrouvre la porte de bien des lieux familiers dont elle va nous montrer des recoins secrets, si disparates puissent-ils paraître. La discographie suggérée ci-après parle d’un éclectisme vrai, d’une diversité humaine, elle est en cela l’exubérance d’une âme musicienne avec un je ne sais quoi, selon les mots de Liszt sur Chopin

« (…) comme on trouverait dans un beau corps celles [les traces] des griffes d’un oiseau de proie. ».

Jean de Faultrier

Le site de Valentina Lisitsa
La chaîne youtube de Valentina Lisitsa

Native de l’Ukraine socialiste soviétique, elle est depuis les années quatre-vingt-dix résidente américaine, comme le fut le Russe Rachmaninov au tournant de sa vie. Pianiste dès l’âge de trois ans, brillante élève et forte d’immenses dispositions, elle peine pourtant à être connue et doit, pour briser l’écran de son invisibilité ou de son inaudibilité, parcourir en solitaire les réseaux numériques par le truchement desquels sa reconnaissance finit par émerger et se consolider. Elle est désormais une signature captivante de nombreux labels.

Discographie sélective

  • Rachmaninov, Concerto pour piano n°1, Decca, 2013
  • Rachmaninov, Concerto pour piano n°2, Decca, 2012
  • Rachmaninov, Concerto pour piano n°3, Decca, 2012
  • Rachmaninov, Concerto pour piano n°4, Decca, 2013
  • Rachmaninov, Rhapsodie sur un thème de Paganini, Decca, 2012
  • Chopin, Nocturnes, QQR Records, 2019
  • Scriabine, Nuances, Decca, 2015
  • Scriabine, Naïve, 2022
  • Nyman, Chasing pianos, Decca, 2014.

A propos de « Shine » (sorti en 1996) : noter le sous-titre : « Jouer comme si demain n’existait plus »…

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