10 contremarques musicales de 2024

Une contremarque est un « ticket délivré à des spectateurs qui sortent momentanément d’une salle de spectacle » selon le dictionnaire Robert. Aussi pour ceux qui auraient momentanément quitté l’année 2024 et son irrépressible dissolution dans le temps présent,  voici en guise de contremarques des productions magnifiques ou des réécoutes toujours séduisantes, 10 opus remarquables de 2024 pour notre mélomane Jean de Faultrier à écouter pour se faire une idée des musiques d’aujourd’hui : de Arooj Aftab à Jean-Pierre Armanet, en passant par Fauré, Joe Hisaishi et John Grant.

 

Arooj Aftab, « Night Reign » (Arooj Aftab, mai 2024)

Une voix grisante, une instrumentation sobre et éloquente, une langue à la fois proche et lointaine car orientale mais poétiquement pas inconnue, le « Night Reign » de la compositrice et chanteuse pakistanaise est une pépite d’émotions et de plaisirs. Les deux premiers titres ont quelque-chose d’envoûtant que porte à nos oreilles un soin dans l’enregistrement particulièrement accompli.

Arooj Aftab a parcouru le monde, nous parcourons grâce à elle des confins de subtilité où l’inquiétude fraternise avec la douceur et où l’éloquence d’un Ourdou révélateur arrive à surmonter des énoncés impénétrables.

Jean-Pierre Armanet, « Nuages » (1001 Notes en janvier 2024)

Un CD est tout à la fois un événement, un moment, une rencontre. C’est aussi une fête, une fête familiale et amicale, comme celle de cette soirée de janvier 2024 à la salle Gaveau, quand Jean-Pierre Armanet et une pléiade de musiciens joyeux et engagés (Dana Ciocarli, Adélaïde Ferrière, Guilhem Fabre, Vincent Peirani, Juliette Armanet) ont donné une vie instantanée à la mosaïque enthousiaste de ses compositions. Ces dernières, érudites, éclectiques, inspirées et parfois sophistiquées mais avec un charme ciselé, ont habité avec plénitude et cette soirée et le disque sorti quelques jours avant.

Avec des titres concis, un vocabulaire florissant et des géographies hétérogènes, « Nuages » n’est pas une nuée de musiques disparates, c’est un état d’esprit qui embrasse notre monde et le traduit musicalement avec une diversité qui relève d’une personnalité entière et singulière.

John Grant, « The Art of the Lie » (Bella Union en juin 2024)

Quand la mélancolie est insaisissable malgré l’évocation mélodique qui la porte, il reste tout simplement à fermer les yeux et écouter les inflexions graves d’une voix tout au long du parcours récitatif de la musique qu’elle habille. John Grant concentre une personnalité forgée dans le « Centre éloigné » d’un pays gigantesque, un souffle vital cabossé mais infiniment touchant, certes des inflexions parfois surprenantes -litote- et cependant une cohérence qui suscite une écoute prenante.

Après « Queen of Denmark » (2010) et « Pale Green Ghosts » (2013), John Grant propose un « Art du mensonge » servi par une vérité incontestable : il y a de belles choses dedans.

Leopold Godowskyi, « The Complete studies on Chopin’s Etudes” par Marc-André Hamelin (Hyperion en mars 2000)

Godowsky ! C’est un omniprésent des questionnements qu’explore l’avide du piano, c’est une idée remise en cause tant le nombre de doigts de chaque main semble défier les certitudes anatomiques. Geoffrey Douglas Madge, Boris Beresowsky (notamment mais pas seulement) ont parcouru l’âpre route mais, pour atteindre le but que sont les cinquante-trois études d’après Chopin, mieux qu’un guide, plus qu’un pur virtuose, il fallait un passeur, un poète, un pianiste dont les mains sont reliées à l’âme et dont le sourire est une complicité avec tout ce qui lie Godowsky à Chopin.

L’ensorcelant canadien Marc-André Hamelin à gravé comme un orfèvre ces études « d’après » qui ne sont ni « paraphrases » ni « à la manière de » mais de véritables prolongements extatiques de cristaux brillant de mille facettes compliquées jusqu’ à la débauche.

Joe Hisaishi, « A Symphonic Celebration » (Deutsche Grammophon en juin 2023)

Il est parfois question de phénomènes, les chiffres en sont les premiers marqueurs. De chiffres, il est sans doute question, mais avant tout, dans le cœur d’un phénomène il n’y a pas qu’un engouement épidémique ou une frivolité suiviste. Autant de gens attirés et autant de gens différents d’ailleurs sont le signe d’une culture populaire en mouvement digne d’une considération rassembleuse quand le monde contemporain s’attache à perfectionner ce qui sépare.

Arrivé en Occident dans le sillage des Studios Ghibli, des Hayao Miyazaki et autres Takeshi Kitano, Joe Hisaishi est riche d’un parcours qui transcende le genre de la bande originale et, sans doute de ce fait, captive une attention extrêmement large, au point (ah ! les chiffres…) de remplir des salles gigantesques comme lors des concerts donnés à la Paris-La Défense Arena en avril 2024, concerts qu’il dirigeait lui-même au cœur duquel se trouvait l’essentiel du CD sorti l’année précédente.

Franck, « Triptyques, œuvres pour piano » par Daniel Isoir (Muso en mars 2021)

Le pianiste Daniel Isoir, toujours entre promenades et explorations, tisse un parcours au récit cohérent et attachant. Tantôt accompagnateur, tantôt acteur principal ou soliste, on sent chez ce musicien, dont le patronyme a la sonorité des orgues françaises, un amour de son instrument pour la gloire duquel il choie à la fois ceux qui l’ont pensé et construit et ceux qui l’ont porté jusqu’à l’Olympe par leurs compositions.

César Franck ne manque pas de serviteurs et poser ses pas sur les « Prélude Choral et Fugue » ou « Prélude, Fugue et Variation » pouvait s’avérer périssable, Daniel Isoir surmonte ce risque avec un élégance et une maîtrise qui force le respect mais surtout comble de plaisir. Le choix d’un piano de 1873 ou 1875 du facteur Erard est un élément saillant qui replace la partition dans son environnement sonore quand on connaît l’attachement de Daniel Isoir pour son instrument : on l’a vu, à l’été 2024, accorder lui-même avec un sourire spirituel un piano-forte sous des voutes normandes particulièrement humides. César Franck, organiste et pianiste ayant circulé dans les veines familiales des Isoir, reçoit d’un fils l’hommage intense qu’une sonorité claire déploie grâce à un jeu déterminé et respectueux.

« Bach, Abel, Hume », par Anja Lechner (ECM en octobre 2024)

Il y a quelque chose d’irrésistible à parler d’Anja Lechner, l’éloquente et persuasive interprète d’un répertoire aussi vaste que le champ des amitiés avec lesquelles elle explore la musique qu’elle nous propose essentiellement chez ECM, label de Manfred Eicher l’orpailleur des talents en mouvement.

Au tournant de l’automne 2024, la violoncelliste allemande nous ouvre un carnet de lecture broché entre 1679 et 1787 avec Tobias Hume, Carl Friedrich Abel et Johann Sebastian Bach. La clarté pénétrable des pièces choisies comme revisitées ou explorées et la rigueur poétique d’une interprétation à la fois gracile et affirmée réchauffent l’hiver qui a succédé à cet automne fertile.

Fauré, « Nocturnes et Barcaroles » par Aline Piboule ( Harmonia Mundi en août 2024)

Interprète généreuse, présente et mobile, Aline Piboule personnifie une forme d’attention particulière portée à l’auditeur. Qu’il s’agisse des lieux qu’elle choisit, comme l’amphithéâtre de la Cité de la Musique ou les Carrières des Lumières aux Baux de Provence, qu’il s’agisse des compositeurs depuis les quasi-inconnus comme Gustave Samazeuilh jusqu’aux immanquables comme Gabriel Fauré, qu’il s’agisse encore de la forme des concerts qu’elle offre comme ceux ou la parole des notes se partage avec l’écriture littéraire (celle de Pascal Quignard en l’occurrence), la pianiste habite pour nous une communion singulière et attachante d’un instant avec et dans la musique.

Parmi les nombreuses célébrations du centenaire de la mort de Fauré, si les pièces choisies par Aline Piboule ne sont pas les moins connues, le choix de son piano, le satiné de son toucher et la joie perceptible de son parcours des compositions font de son disque un des joyaux de l’année.

Cras, Ferroud, Soulage, « Invisibles » par Astrig Siranossian et Nathanaël Gouin (Alpha Classics en novembre 2024)

« Tirer de l’ombre des rayonnages d’une bibliothèque musicale des œuvres rares que le temps ou la versatilité des goûts ont rendu provisoirement invisibles (…) », telle est la profession de foi ayant présidé à l’édition d’un CD à la fois étonnant et, disons-le, magnifique.

Quelques musiciens se donnent pleinement à la découverte (ou redécouverte pour les érudits) des grands oubliés de nos partition, comme Aline Piboule, citée plus haut, qui a signé en mars 2021 un somptueux retour vers Samazeuilh, Decaux, Ferroud, Aubert. Grâce à la violoncelliste Astrig Siranossian et au pianiste Nathanaël Gouin, Jean Cras, et Marcelle Soulage revivent avec aussi Pierre Octave Ferroud, c’est littéralement une mise en lumière qui devrait permettre de renvoyer l’invisibilité au passé.

« Za Górami » par Alice Zawadzki, Fred Thomas, Misha Mullov-Abbado (ECM, septembre 2024)

Il n’est pas interdit de se promener sur des sentiers dont on pourrait penser qu’ils ne nous sont pas accessibles. Parce que la surprise peut surgir, parce que la curiosité peut s’éveiller. La chanteuse et violoniste anglo-polonaise Alice Zawadzki forme, avec deux autres musiciens, un trio dont les titres suaves transportent vers des recoins inexplorés un mélomane qui se croyait en dehors de tels parcours. Tout n’est pas facile à entendre, mais n’est-ce pas là au fond la portée alchimique de la musique dont la force et le mystère consistent à passer près de nous sans retenir le temps autrement que comme ce qui le constitue c’est-à-dire des fractions dont certaines resteront accrochées à nos sensations tandis que d’autres ne seront qu’évanescence ?

Originalité d’inspirations et ciselure parfaite de l’enregistrement (sous la patte artistique de Manfred Eicher, là encore) font de « Za Górami » une découverte qui incite à explorer davantage ces contrées musicales et poétiques dont quelques éditeurs nous ouvrent les portes en nous laissant libre de les franchir ou non.

Jean de Faultrier