Culture

Manfred Eicher, fondateur du label ECM Records revendique le plus beau son après le silence

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 21 juillet 2023

[Partage d’un mélomane] Tout ce que nos âmes doivent aux compositeurs, tout ce que nos esprits doivent aux interprètes, tout ce que nos sens doivent à leur réunion, oui. Oui mais… à la croisée de telles rencontres rappelle Jean de Faultrier notre dette ne saurait omettre l’hommage à celui qui se consacre depuis plus d’un demi-siècle à rapprocher notre écoute de notre temps : Manfred Eicher, le fondateur ciseleur de sons du label ECM Records fidélise des musiciens partageant sa ferveur du son de Keith Jarrett à  Terje Rypdal, d’ Elina Duni à Anja Lechner, d’ Eleni Karaïndrou à Giya Kancheli.

  

Un demi-siècle d’un ciseleur de nuances musicales.

Avec « Les sept couleurs du vent » (Editions Gallimard, 1997) Bernard Tirtiaux proposait de suivre le compagnonnage au seizième siècle d’hommes et de femmes en quête des sonorités de l’orgue les plus parfaites. Si l’on se proposait de faire le récit de la vie de Manfred Eicher, plus contemporaine, il faudrait s’attacher à suivre l’itinéraire d’un ciseleur de nuances musicales dont les compagnons sont tout à la fois les compositeurs, les instrumentistes, les preneurs de sons.

Si, selon Cioran, Dieu doit beaucoup à Bach, nos amitiés musicales doivent beaucoup à Manfred Eicher.

Le label (Edition of Contemporary Music) ECM Records qu’il a créé en 1969 porte depuis plus de cinquante années sous nos yeux d’abord, avec une signature photographique audacieuse et typique, puis à notre écoute tout de suite attentive un espace vierge de toute école, libre de tout dogme.
En un demi-siècle, ECM est devenu un catalogue immense de singularités élégantes, son fondateur est ainsi l’authentique auteur d’une production féconde et d’une édition florissante. Pour l’accomplissement d’une œuvre essentielle, il vient de recevoir à Munich le prestigieux « Bayerischer Staatspreis » (Prix de l’État de Bavière).

Un écho durable d’affection musicale.

En tant qu’éditeur, il a célébré d’innombrables anniversaires, soucieux de partager, en plus de la musique, la chaleur des amitiés qu’il noue inlassablement et l’inscription dans leur temps des artistes qu’il réunit.
En tant qu’homme, il vient de souffler quatre-vingts bougies, un nombre qu’il conçoit chez les autres non pas comme un seuil à franchir mais comme un jour d’après, ou une heure entre deux, ou un moment en plus. Son hommage à Eleni Karaïndrou par exemple témoignait de tels liens racinaires au temps qui passe sans fuir, la célébration d’un Arvo Pärt ou d’un Jack Dejohnette relevait de la même admiration d’une présence dans une époque. Sans oublier de plus jeunes : Keith Jarrett, Jan Garbarek (75…) ou de moins jeunes : Valentin Silvestrov, Carla Bley (85).
Parmi tous ceux qui composent cette famille ouverte il est impossible de ne pas trouver celle ou celui qui suscitera une inclination véritablement inspirante et laissera un écho durable d’affection musicale.

A l’époque du règne exclusif de la quantité, du nombre, de l’accumulation, ECM s’affranchit des volumes et des superlatifs pour mieux ouvrir plus largement le monde à ce qu’il est capable d’offrir de nouveau et d’essentiel pour ainsi dire, Manfred Eicher a cette vision heureuse et accueillante de ce qui est original, inaccoutumé, inexploré.

Il faut se retirer du monde si l’on veut rester en contact avec la matière sonore.
Manfred Eicher, cité par Francis Marmande, Le Monde du 3 octobre 2005)

Ne pas se méprendre : penser qu’il faut s’isoler serait un contresens, il n’est question ici que de s’affranchir de ce que pensent les autres, de se vivre en être libre, de s’écouter au fond pour finir par écouter.

Il y a ceux qui personnifient, Manfred Eicher, lui, est de ceux qui incarnent.

Il est un accompagnateur assidu de tous les musiciens qu’il rencontre et qui viennent avec le temps, leur temps, notre temps. Edition of Contemporary Music a une production qui a largeur d’un fleuve et la turbulence d’un torrent tout ce que le nom même veut exprimer de plus signifiant avec le mot contemporain : le présent. Un présent qui ne se résume pas à l’actuel tant il incorpore le différent, l’ailleurs, il revisite le passé pour le transmettre différemment ou plutôt pour le proposer comme une réelle nouveauté, il sonde l’autre part pour nous en rapprocher.

Ce qui est contemporain peut devenir classique, le classique redevient moderne, l’ensemble patrimonial que propose le catalogue ECM dessine un monde d’harmonie atemporelle, un monde libre d’attache datée et capable de durer.

Manfred Eicher fait penser aux personnages de la pièce Allegria opus 147, de Joël Jouanneau (Actes Sud, 1994), dont le très singulier dialogue met trois personnages devant une composition de Chostakovitch. Lorsque ce dernier demande à l’altiste « Au nom de quoi dites-moi vous interprétez ? » Eicher répondrait à sa place que l’exécution ne fait pas l’œuvre sans l’interprétation.
Ce que justement Chostakovitch compositeur reconnait comme « … ce cri, j’ai cherché cette note toute ma vie ».

Jean de Faultrier

Pour aller plus loin avec Manfred Eicher

Une enfance auprès d’une mère interprète de Schubert et Schumann, l’étude du violon puis de la contrebasse, des voyages proprement initiatiques (où le jazz tient une place déterminante), tout cela marque d’emblée un parcours de vie symphonique au sens de l’étymologie grecque du mot. Des études musicales, puis une pratique musicale à la fois sous la direction de Karajan à Berlin et plus libre en compagnie de jazzmen inspirés achèvent de creuser un sillon profond dans une personnalité déjà affirmée, son oreille étant d’ailleurs remarquée chez Deutsche Grammophon. Alors, ses penchants deviennent une passion, l’aube se lève sur une véritable construction et son destin de ciseleur de sons s’accomplit avec ECM et ses plus de 1800 albums! Bon anniversaire Mr Eicher.

Une discographie sélective ECM

IM-POS-SIBLE, mais on vous a donné quelques pistes …
Alternative ?
Oui, peut-être en commençant par “Sounds and silence – Travels with Manfred Eicher” de Peter Guyer et Norbert Wiedmer, DVD ECM retraçant le parcours de Manfred Eicher au cœur de concerts, de festivals, de sessions, partout dans le monde.
On reconnaît nombre des signatures attachantes du label ECM comme Arvo Pärt, Eleni Karaindrou, Dino Saluzzi, Anja Lechner, Jan Garbarek, Kim Kashkashian, Nik Bärtsch, Gianluigi Trovesi, Anouar Brahem, Marilyn Mazur…
Et d’autres que Singular’s vous fera découvrir…

Partager

Articles similaires

Bela Bartók & Peter Eötvos, l’esprit Magyar et ses forces telluriques

Voir l'article

Mélanie Kaltenbach, luthière qui préfigure ce qui s’entendra

Voir l'article

Baudouin Van Daele, accordeur, libère ce qu’il y a de « juste »

Voir l'article

Roger Waters, The Dark Side of the Moon Redux (SGB-Cooking Vinyl)

Voir l'article