Culture
La Vallée de Fabrice Hyber, Bienvenue dans la classe verte d’un ensemenceur (Fondation Cartier)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 19 avril 2023
Jusqu’au 30 avril 2023, Fondation Cartier pour l’art contemporain
Si les expositions sur la nature se multiplient, par conviction ou opportunisme pour faire franchir le seuil d’un musée à un public réticent, Fabrice Hyber insuffle depuis des décennies une vision holistique du vivant au cœur de son œuvre picturale. En nous invitant dans sa Vallée au sens propre (celle de son enfance) et figuré (point de départ d’une réflexion sur l’anthropocène), l’artiste met les bouchées double pour nous sensibiliser à l’urgence d’une « écologie monde » associant l’organique au scientifique. Son école verte est ouverte jusqu’au 30 avril à la Fondation Cartier. Avec des cours du soir, Les Voix de la Vallée, tous les jeudis de 19h à 20h. Bienvenue dans le méta-hyber !
Dans cette exposition, j’ai choisi d’installer des œuvres à la place de tableaux d’une possible école.
Fabrice Hyber
Il n’est jamais banal de retourner sur les bancs de l’école, surtout quand il s’agit d’une exposition monographique. Fabrice Hyber a transformé les deux niveaux de la Fondation Cartier, temple de la création contemporaine en un immense collège, où l’espace a été découpé en classes. Tout le long de la journée, sont organisées des sessions tenues par des médiateurs. L’ambiance studieuse, concentrée, bienveillante diffère des expositions habituelles, même si l’enjeu et l’ambition ne sont rien moins que l’avenir de notre planète.
J’ai toujours considéré que mes peintures étaient comme des tableaux de classe,
ceux sur lesquels nous avons appris à décortiquer nos savoirs par l’intermédiaire d’enseignants ou de chercheurs.
On y propose d’autres mondes, des projets possibles ou impossibles.
Fabrice Hyber
« Je considère mon travail comme une forme d’éducation. » Loin de chercher à imposer des – et encore moins ses – solutions, Huber invite à rejoindre son « école » de la vie ; celle des « do-eurs » avec en autres à son actif, cette forêt qu’il fait pousser depuis les années 1990 autour de l’ancien ferme paternel – et celle d’une réflexion en effervescence et en partage. Aussi la salle de classe avec ses tables et ses chaises bien alignées – a toute sa logique pour échanger en toute connaissance de causes à partir des hypothèses qui couvrent ses toiles, avec des QR codes pour en décrypter les directions à défaut d’un sens univoque.
L’espace d’exposition comme lieu de production et d’interaction
De salles en salles, les deux niveaux de la Fondation Cartier sont organisés comme un collège, avec son parcours, son agora et même son gymnase, le visiteur est invité à s’asseoir, cahier en mains, pour rapprocher les savoirs, les mutations – comme sa préservation – du vivant exige de décloisonner les sciences humaines, sociales ou astrophysiques, …, de balayer les étiquettes pour libérer la pensée, se servir de l’interaction entre l’art et la science pour faire progresser la compréhension du vivant. .. et passer à l’action. Associations de bouts de feuilles, de croquis, de chiffres ou de notes, mise en scène d’une pensée en mouvement, le tout invente, déploie ou cartographie d’étranges paysages – sujets. Le visiteur peut y glaner des idées, s’y perdre, … Les toiles – souvent faites pour l’occasion – sont pour cet ensemenceur prolixe « des conversations qui invitent à apprendre des choses sur notre rapport à la nature ».
Ce qui est important dans une école selon moi, plus qu’apprendre des choses, c’est apprendre à les regarder, à observer comment elles évoluent.
J’apprends autant en peignant et en dessinant que le visiteur en regardant.
Dans la glaise, loin de la tour d’ivoire
« Je fais des tableaux de recherche. » Difficile aussi de rendre compte de ses immenses champs de signes, de couleurs et de questions, qui touchent à toutes les questions du vivant, mais ils traduisent à la fois un engagement sincère et positif pour le vivant d’un artiste qui se définit comme « celui qui ouvre une porte sur un autre monde ». Et le rôle de l’art, comme celui de « créer des liens entre les choses. C’est de tout décloisonner pour ouvrir d’innombrables perspectives qui puissent rendre la vie meilleure. »
Construire son monde, voilà l’essentiel.
Si le titre de l’exposition reprend son projet familial – planter une forêt – il cristallise désormais une dynamique collective. Lieu d’apprentissage, d’expérimentation, de refuge, la Vallée est devenue la matrice et la source d’inspiration de l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, qui compare volontiers sa pratique avec la croissance organique du vivant.
Au fond je fais la même chose avec les œuvres, je sème les arbres comme je sème les signes et les images.
Elles sont là, je sème des graines de pensée qui sont visibles, elles font leur chemin et elles poussent.
Je n’en suis plus maître.
Bienvenue dans le méta-hyber
A la fois panoramiques en sensations et autobiographiques en ressources, ses paysages mentaux s’épanouissent en couleurs acidulées, où grouillent des hommes feuillages ou tubercules, des cerveaux montés sur pattes, et milles autres formes que peut prendre la vie dans notre monde ou dans ceux d’ailleurs. Sans véritables limites (absence de cadres) sauf les murs de la classe, à la fois prospectives et narratives, les œuvres peuvent sans cesse être « augmentées ».
Hyber surfe volontiers sur le double sens de culture, pour en développer la meilleure eau, … : « Il faut nourrir le sol de la pensée et ne pas le rendre complètement stérile par la monoculture ; il faut penser polycultures et multicultures », confie l’artiste semeur qui entretient l’obsession de « multiplier sans cesse les possibilités d’entrer dans le monde« .
Je réfute tous les lieux qui ont une fonction unique.
Je rêverais que tous les musées soient des écoles, des lieux d’apprentissage.
Bonne nouvelle. La Vallée, « un lieu d’art et d’expérimentation » et son exposition n’est qu’un commencement. A sa fermeture, elle rebondira sous une autre forme. Le trublion vert porte et ensemence déjà sur d’autres projets.
Hyber n’a pas fini de nous surprendre par ses expérimentations collectives, tout en nous invitant à sortir de nos silos pour prendre d’autres sillages fertiles des savoirs.
Merci Fabrice
#Olivier Olgan
Pour suivre Fabrice Hyber
Jusqu’au 30 avril, Fondation Cartier pour l’art contemporain 261, boulevard Raspail, Paris 14e – Tél. : + 33 1 42 18 56 50.
Catalogue avec des textes de Fabrice Hyber, Pascal Rousseau, Olivier Schwartz, et des entretiens d’Hyber avec Bruce Albert et Emanuele Coccia. éd. Fondation Cartier, 248 p., 50 €. C’est d’abord un magnifique objet avec sa reliure solide pour être ouvert des deux faces, l’une dédiée aux textes et l’autre aux peintures. Difficile de résumer les contributions mais elles sont à la hauteur de l’exposition; instructives, positives et riche en savoirs de toutes sortes.
A lire en priorité, le texte introductif de Fabrice Hyber : « Le monde se réchauffe, c’est sûr : nous voulions toujours vivre au soleil« , véritable manifeste où le peintre résume la dynamique de son art (extraits):
« À chaque tableau, j’ouvre les portes d’autres dimensions, poétiques ou scientifiques.
Ensuite je propose des expériences puis, en les réalisant, je fabrique de nouveaux enjeux. Digérer ces paradigmes est complexe, alors j’écris des notes dans lesquelles je fais des démonstrations, j’invente des hypothèses quelles qu’elles soient, sans gêne, ainsi de suite, à l’infini.
Un tableau est un concentré de réflexions en deux dimensions.
Plusieurs valeurs y sont contenues : une image qu’on regarde, des signes qu’on lit, des relations qu’on peut créer, des sujets qui sont abordés, des matières à penser, des modèles d’attitudes, des messages à faire circuler, des éléments embryonnaires, des matières instables…
Plus il y a de portes d’entrée, plus le tableau a de valeurs à révéler. »
et ce qu’il attend du regardeur
« Regarder un tableau, c’est apprendre à regarder puis à changer de point de vue, vite, apprendre un mouvement, un geste, un comportement qui va nous sauver; le temps de vivre, plusieurs fois, souvent. Apprendre à détecter une nouvelle onde, la devancer, voir venir, avec élégance ou sans gêne.
Un tableau est un moyen d’apprendre autrement, de rendre visible l’invisible.
Un tableau n’est pas seulement décoratif: il contient le pouvoir d’être recyclé, il montre un comportement. Les tableaux sont de tous genres, secs ou mouillés, éphémères ou permanents. »
Citons comme autre mise en bouche les dernières lignes de l’ éclairant essai de Pascal Rousseau, ‘Speculator, une écologie comportementale » : » La peinture devient, dans cette urgence, la pratique spéculative par excellence, la plus juste pour partager, dans la forme commune qu’est le dessin, un engagement qui ne soit pas borné par la spécialité des savoirs et l’exiguïté des champs de compétence. »
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