Culture
Ron Mueck at work : Mass, A Girl et Man in a boat (Fondation Cartier)
Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 26 octobre 2023
Entre la tradition chrétienne des Vanités, et l’éthique de l’absurde de Camus, Mass, le chef d’œuvre de Ron Mueck, associant 100 gigantesques crânes humains, exposé à la Fondation Cartier jusqu’au 5 novembre, laisse ouvert tous les questionnements et interprétations après une première sidération, entre mythe et sacré, selon qu’on traduise ‘messe‘ ou ‘masse’. La portée de l’œuvre devient vertigineuse pour Olivier Olgan quand on découvre à quelques mètres, A Girl, un nouveau-né monumental encore déformé par la naissance. Celui qui refuse toute étiquette d’hyperréaliste nous invite à ne pas à surinterpréter son œuvre particulièrement rare : moins de 50 pièces en 25 ans. Il nous invite à interroger notre perception émotionnelle dans un temps long, loin des écrans, traversé par un énigmatique Man in a boat.
Mass, ‘n’oublie pas que tu vas mourir’
A deux pas des catacombes parisiennes, accessible à coté du lion de Denfert-Rochereau, Ronald Mueck présente un ossuaire, exceptionnel, presque aérien tant la blancheur des immenses crânes varie selon la lumière du jour. Inutile de chercher des explications – même auprès des médiateurs disposés – dans le parcours de cette œuvre immersive, fascinante par ses proportions et finalement très accessible par la simplicité de sa démonstration. Certes, elle renoue de façon spectaculaire avec la grande tradition chrétienne de la Vanité, ou celle de l’absurdité de l’existence, combattu par Camus par exemple. Le contre point dans la pièce d’à coté de Girl, immense nouveau-né nous rappelle le cycle de la vie. De la naissance à la mort. A chacun d’y insuffler un sens.
Ne comptez par sur l’artiste né à Melbourne en 1958, pour un éclaircissement, à part quelques notes jetés sur un carnet.
Au contraire, il aime brouiller les pistes : lui qui est associé à toutes les expositions « hyper-réalistes« , auxquelles il doit sa notoriété, se refuse à tout interview comme toute surcharge de commentaires. Nous nous risquerons pas à trahir cette volonté – même si les signatures du catalogue, Justin Paton, Robert Storr, Peter Sloterdijk et Robert Rosemblum réussissent à la contextualiser dans l’histoire de l’art – de privilégier le travail d’imagination ou d’émotion du spectateur, interroger le réel entre libération de pulsions primitives et plongée dans les rituels initiatiques.
Reprenons alors quelques unes de ses notes, extraites du somptueux Catalogue raisonné, réédité pour l’occasion.
Le crâne humain est un objet complexe.
Une icône puissante, graphique, que l’on identifie immédiatement.
Familier et étrange à la fois, il rebute autant qu’il intrigue.
Il est impossible à ignorer, accaparant inconsciemment notre attention.
En masse, le crâne devient autre chose.
En archéologie, en criminologie ou dans le journalisme d’investigation, une image de crânes amassés suggère une autre histoire…
souvent perturbante.
Quelle terrible chose s’est-elle produite ici ? Ces images suscitent la peur, la compassion et la culpabilité. Nous pensons à la maladie, à la guerre et à l’horreur. Aux terribles événements du passé et à ceux qui viendront.
Dans ces amoncellements de restes humains, nous nous reconnaissons. C’étaient des personnes. Des personnes comme nous. Il s’agit de nous.
Nous sommes habitués à zoomer dans une image.
À faire un « gros plan » pour étudier des détails.
En modifiant l’échelle de ces crânes (chacun mesurant environ 1 m × 1 m × 1,5 m)
on transforme l’expérience visuelle comme l’expérience physique.
On entre en contact étroit, on devient physiquement intime avec la forme et le volume de ces objets en trois dimensions, à la fois complexes, surprenants et délicats.
On obtient littéralement une nouvelle perspective.
Ron Mueck. Ventmor, 2015, extrait du catalogue.
Girl, commencer le cycle de la vie
Mueck se distingue aussi par le choix de ses thèmes, car il ose aborder les sujets qu’évitent la plupart des artistes contemporains, à savoir le cycle éternel et universel de la vie humaine, du berceau à la tombe. La représentation de ces moments fondamentaux de la vie, de l’amour, de la mort était déjà au cœur de l’art occidental, par le biais des récits bibliques et de la mythologie classique. Mais chez Mueck, ces expériences clés sont évoquées à travers la vie intime d’individus, présentés nus ou habillés, qui appartiennent très clairement à notre monde. (…)
De façon plus générale, il extrait des images récurrentes et universelles de la tradition chrétienne : le corps d’une femme comme réceptacle magique de procréation, le miracle de la naissance, le mystère d’un enfant seul, l’aventure d’un voyageur isolé sur une mer inconnue. Mueck redonne vie à ces thèmes éternels. Grâce à lui, ils font partie de notre présent comme de notre lointain passé
Robert Rosenblum, Ron Mueck : Corps et âmes, extraits du catalogue.
Man in a boat, le passage d’un monde à l’autre
L’« homme dans une barque » dessine, à partir de lui-même, une zone interdite faite de perdition, espace sur lequel échoue la supposition qu’il pourrait s’agir d’une chose trouvée par hasard ou d’une figuration du quotidien. La barque et son homme sont nichés dans un si puissant pathos de la discontinuité que, quel que soit le lieu duquel on a vue sur eux, on se heurte immédiate – ment à leur altérité. Celle-ci implique un « être-venu d’ailleurs » appuyé.
Peter Sloterdijk, Réflexions sur Man in a boat, extraits du catalogue
A vous de vous frotter aux œuvres de ce trublion de la perception qui vous ouvre une porte, autant à l’émotion qu’à la raison
Pour aller plus loin
jusqu’au 5 novembre 2023, Fondation Cartier pour l’art contemporain (Paris 14e)
Catalogue, Ron Mueck at work, version actualisée du catalogue raisonné de 2013, Éditions Fondation Cartier, bilingue français/anglais, photographies de Gautier Deblonde, 58 €. Si la Fondation Cartier n’en présente que six, il revient sur son œuvre complète de 48 pièces en 25 ans, en détaillant le process de lente élaboration, et de donner quelques clés en le contextualisant dans l’histoire de l’art, avec trois essais passionnants de Justin Paton, Robert Storr, Peter Sloterdijk et Robert Rosemblum.
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