Culture

Victoire ! La fabrique des héros, (Musée de l'Armée – in fine)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 5 janvier 2024

Pas de triomphe sans trophée, qu’il soit militaire, politique, sportif, ou scientifique… Curieusement,  la mise en scène de la « victoire » n’avait jamais été abordée globalement, malgré l’ampleur universelle de ses dimensions matérielles et symboliques de rituels de célébration et commémoration. Le Musée de l’Armée propose jusqu’au 28 janvier 2024 un parcours de l’Antiquité aux grandes compétions d’aujourd’hui, à travers un inventaire d’objets mémoriels parfois insolites, stimulant pour le jeune public. Le catalogue in fine magnifiquement édité et écrit défriche « la fabrique des héros » opérante de la Niké antique à la Nike sponsor de champions. Mais au-delà du festif, pour Olivier Olgan elle interroge la compréhension du récit national !  

Qu’il règne ce héros, qu’il triomphe toujours! Qu’avec lui soit toujours la paix ou la victoire.
Jean Racine, Idylle sur la Paix, 1685

La frise d’ouverture de l’exposition Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

De la quasi-universalité de la fabrique de la victoire

La longue frise chronologique – images et vidéos – dés l’entrée de cette exposition originale en jette plein les yeux ! Les héros d’aujourd’hui sont d’abord des sportifs, de Diego Maradona au stade Azteca de Mexico en 1986 aux sœurs Williams aux Jeux olympiques de Londres en 2012, sans oublier l’épopée de l’équipe de France de 1998. Dans la perspective des JO de juillet, il était pertinent de s’interroger sur les enjeux de la Victoire, et paradoxalement, ce pas de coté n’avait jamais été globalement tant historiquement que sociologiquement. C’est une véritable immersion dans une fabrique quasi-universelle et matérielle de la victoire, elle s’accompagne d’une étonnante diversité de formes. Le parcours du Musée de l’Armée embrasse large, avec de nombreux artefacts sans oublier d’interroger leur portée et leur sens, « le marqueur puissant qu’est la ligne du sang, sépare les victoires où la mort introduit l’irréparable des autres » rappelle le Général de division Henry de Medlegd, Directeur de l’établissement public du musée de l’Armée

Il faut prendre très au sérieux le titre retenu pour cette exposition : Victoire ! La fabrique des héros, et particulièrement le point d’exclamation qui lui donne sa vibration spécifique.
Le Général de division Henry de Medlegd, Directeur de l’établissement public du musée de l’Armée

Les nombreux artefacts à travers l’histoire de La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

Un inventaire à la fois matériel et symbolique

En quelques salles et vitrines édifiantes, les expressions de la victoire s’étalent dans presque tous les domaines de l’activité humaine : guerre, assurément, mais aussi chasse, corrida, sport, jeux, arts et métiers, politique… voir scientifique avec la Médaille Nobel… Première surprise, l’inventaire montre que l’essentielle dimension guerrière n’est pas nécessairement le modèle originaire. « Aussi loin que l’on remonte le temps, la guerre et la chasse partagent des histoires techniques, culturelles et rituelles. Bien savant qui pourrait dire si la première lance a été inventée pour attaquer un gibier ou pour éloigner un voisin : les deux, sans aucun doute » Xavier Patier , Célébrer la victoire du chasseur.

Très tôt, le langage de la victoire trouve des ramifications, des adaptations, dans les secteurs d’action les plus divers. (…) le rôle, au fil du temps, des preuves matérielles du succès : trophées, de l’Antiquité à nos jours, guerriers ou civils, humains ou animaux. Ils abordent la question connexe du butin, et parfois du pillage.
Henry de Medlegd

De la Victoire de Samothrace au podium de compétition La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

Derrière le festif, un enjeu mémoriel bien au-delà du phénomène guerrier

Hommage rendu par les peuples au généralissime Horemheb, entre 1323-1295 av. JC Photo OOlgan

Si « la fabrique des héros »  s’attache à toutes les formes de valorisation de la victoire, qui tendent à en perpétuer les conséquences et à en cultiver durablement le souvenir, il convient de préciser « l’instant de la victoire » pour comprendre comment, dans un premier temps, celle-ci est établie, reconnue, « homologuée » comme disent les juges sportifs aujourd’hui.
Les preuves matérielles participent à la mise en scène pour récompenser les vainqueurs ; la victoire fait de façon quasi intemporel l’objet de célébrations, certaines spontanées, d’autres ritualisées, codifiées, contrôlées… Rite indispensable car l’instantané du « triomphe » pose d’emblée un enjeu mémoriel pour les générations futures.  Rituel qui ménage même une place à certaines « défaites qui font honneur au courage malheureux et que la mémoire s’approprie, les métamorphosant en moments de cohésion ou en promesses de revanches futures. »

Interroger l’ambivalence et la relativité de la « victoire »

Les parures du Héros, Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

De l’évaluation du succès purement factuel à la subjectivité des acteurs, la victoire est protéiforme. Elle est intégrée dans une hiérarchie de valeur établie par la temporalité et le caractère sélectif des engagements : batailles ou compétitions. Elle génère une émotion aussi forte que ritualisée et fait l’objet de célébrations et réjouissances allant des défilées aux palais présidentiels.

«  La victoire sacre alors une catégorie particulière de héros ou d’héroïne, le ou la championne, produit d’un apprentissage presque religieux qui exige autant d’humilité que d’orgueil de la part de ses adeptes. (…) Il reste de ce déferlement d’émotions non seulement des sensations, des images, un maillot échangé, une médaille mais aussi un statut nouveau qui renforce la confiance en ses moyens et inspire le respect et la crainte à ses futurs adversaires »

Il n’y a pas de réussite facile, ni d’échecs définitifs
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, 1919

Les prises de guerre, Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

La victoire militaire n’est plus isolée de son contexte,  où il faut ni négliger la religion, ni la politique au sens de la Cité. Au point qu’il est légitime de se demander si nos citoyens comprennent encore ce que représentent aujourd’hui les rituels des militaires, à commencer par le « code d’honneur », « si elle sait aujourd’hui fêter dignement les victoires militaires. À côté de cette complexité de la victoire en elle-même, il existe aussi, à bien y réfléchir, une autre source de complexité dans sa représentation, sa manifestation. La disjonction structurelle des dimensions militaire et politique rend aujourd’hui la définition de la victoire complexe, son plein accomplissement difficile, et sa célébration plus encore ».

Clausewitz distingue le but dans la guerre (vaincre militairement l’ennemi, c’est-à-dire le désarmer) du but de la guerre (obtenir sa soumission politique). La notion de victoire se subdivise-t-elle en victoire militaire et en victoire politique, la première n’étant que le moyen d’obtenir la seconde. (…) En somme, le passage de la victoire militaire à la victoire politique suppose une mise en scène appropriée. Cette mise en scène se poursuit d’ailleurs après le traité de paix, car pour rendre pérenne la soumission de l’ennemi, il faut la lui faire intérioriser dans la durée.
Martin Motte, Qu’est-ce qu’une victoire? Catalogue

S’appuyer sur l’organisation d’événements et création de trophées pour être mémorisé

La victoire représente la libération de l’angoisse, le soulagement de la réussite qui justifie de la fêter, au sens trivial de laisser exploser sa joie, et, au sens spirituel, de la célébrer avec force rituels. Pour que la victoire, qu’elle soit militaire, tactique ou stratégique, ou politique, soit belle, il faut que l’effort ait été réel, qu’il soit reconnu, qu’il y ait si possible une liesse populaire dont chacun puisse conserver des images vivantes. Elle requiert des symboles.
Bref, il faut un cadre qui lui donne un sens et une aura compréhensibles pour tous.

Les parures du Héros, Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

Les rituels de victoire, ambassadeurs émotionnels

Dans l’histoire, ces rituels ont pris de multiples formes, s’adressent aux combattants eux-mêmes et à leur les opinions publiques : de l’exhibition des gains ou des trophées (matériels ou humains) à la rédaction des récits ou l’utilisation des images. Non sans risque d’incompréhension : « ces manifestations ne sont pas sans ambiguïté, car certains de leurs promoteurs évoquent la nécessité de faire comprendre la réalité de la guerre aux civils plus que celle de magnifier les victoires ukrainiennes. Une partie du public ciblé semble d’ailleurs gênée, par répulsion devant la violence dont témoignent ces épaves ou parce qu’elle juge toute manifestation de triomphalisme prématurée ».

Les trophées consolident l’idée de communauté et de nation

Le design du trophée au coeur de la Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

Des objets arrachés à l’ennemi au combat qui se retrouvent dans toutes les civilisations guerrières à l’orfèvrerie sportive: célébration de l’excellence. Il s’agit de diffuser et se consolider l’idée de nation, s’incarnant dans des symboles tels que la cocarde, le maillot et le drapeau. Ce contexte donne toute leur importance aux prises de guerre qui cristallisent les questions de représentation nationale et de victoire. En tant qu’artefacts, ils entretiennent un lien étroit avec une émotion caractéristique du xixe  siècle, le sens de l’honneur, et au Xxe à susciter des sentiments patriotiques, voire la conviction de sa supériorité dans la mémoire collective, ou plus utopiques le sentiment d’intégration.

Ce qui est considéré comme un trophée varie selon l’époque et le lieu : il peut s’agir d’armes blanches, d’armures, mais aussi d’objets relevant des technologies les plus avancées ou, à l’inverse, d’objets archaïques incarnant l’identité des combattants. Ces trophées peuvent être préservés pendant des siècles ou, parfois, faire l’objet de destructions ritualisées. (…) Si chaque trophée est chargé de sens, c’est plus encore leur nombre et leur accumulation qui permettent d’évoquer les hauts faits des générations passées et nourrissent la fierté de ce qu’elles ont accompli.
Thomas Weissbrich , Mémoires de nos pères. Trophées militaires français et allemands aux xixe et xxe siècles

Les trophées ont ainsi constitué simultanément une référence pour faire face au présent et une incitation à construire l’avenir. Manifestations tangibles de la victoire, les trophées renforcent le sentiment collectif et individuel de confiance de la nation en sa propre valeur. La guerre qui se déroule aujourd’hui en Ukraine apporte la preuve incontestable que les trophées n’ont rien perdu de leur pertinence et ont toujours un sens.

La glorification mémorielle à une remise en cause historique

La « fabrique du héros » interroge sur ce qu’est une nation et son rapport au passé à travers l’épreuve ultime du combat ( et de la mort) que la victoire ne peut faire oublier. Il s’agit donc de comprendre comment la commémoration de la guerre, au sens de « se souvenir ensemble », est passée d’une glorification purement mémorielle dans le cadre d’un roman national patriotique, à une remise en cause historique du sens du sacrifice qui déconstruit parfois ledit récit national.

Il reste à se demander quelles seront les commémorations des victoires ou guerres du xxie  siècle, quand les conflits changent de forme dans un monde qui se dématérialise et semble à présent penser sa finitude.
Rémi Dalisson, Commémorer les victoires et les guerres. Des monuments entre histoire et mémoire

Bourgignote (XVIe), Casque zunari (XVIe) Coiffe de plume Sioux Lakotas (XXe) Victoire La fabrique des héros (Musée de l’Armée Invalides) Photo OOlgan

Un point de départ d’une réflexion

Toute victoire – militaire, sportive ou scientifique –  n’est finalement plus le point final de l’action, mais aussi, et peut-être surtout, le début d’une mise en récit porteuse d’un sens important pour la collectivité (voir, de potentielles manipulations au cœur des conflits et compétitions actuels, comme le rappelle David Coulon ). Ne plus parvenir à passer de l’un à l’autre est certainement problématique pour une communauté, un pays ou une nation.
Mais la France est-elle vraiment isolée dans ce cas ?

Olivier Olgan

jusqu’au 28 janvier 2024, Musée de l’Armée, Invalides

Catalogue, Victoire ! La fabrique des héros, sous la direction de Sylvie Leluc, Christophe Pommier, et Grégory Spourdo (Musée de l’Armée – in fine éditions) Par la qualité de ses nombreux essais qui traitent la « victoire » dans toutes ses dimensions et ses figures : des « Trophées et triomphes à Rome » à l’utilisation des médailles et des jetons frappées à la gloire du roi et distribuées par ses soins – « Ils participaient de cette économie du don et du contre-don, particulière aux sociétés anciennes et dont nous n’avons plus qu’une faible idée ». La victoire est un enjeu de mémoire, celle de nos pères : des « Trophées militaires français et allemands aux XIXe et XXe siècles » aux «  Lendemains de victoires, amertume du vétéran », mais aussi pour les générations à venir.

L’histoire démontre que l’on peut gagner des batailles et perdre la guerre, autrement dit que la victoire tactique ne débouche pas toujours sur la victoire stratégique. Pour aller plus loin, nous partirons du versant militaire de la victoire, d’abord à terre, puis dans les espaces fluides ; nous aborderons ensuite le passage de la victoire militaire à la victoire politique.
Martin Motte, Qu’est-ce qu’une victoire? catalogue

Si les modalités matérielles et symboliques de la fabrique de victoire et de ses héros est au cœur de ce livre exemplaire, la défaite (De la guerre de Troie aux guerres mondiales) et quelques «  Figures de vaincus » sont aussi abordées.

Ce n’est pas un paradoxe : toute défaite militaire s’inscrit dans une époque précise dont elle reflète l’ensemble des équilibres et des tensions. S’y ajoute l’épreuve du temps, qui vient en modifier le sens et la portée, entre l’oubli et le mythe… Seule reste immuable la désignation du vaincu : celui qui s’est retiré du champ de bataille
Qu’est- ce qu’une défaite ?

Autre aspect innovant, en autres,  l’enjeu de l’orfèvrerie sportive qui joue un rôle prépondérant en délivrant un certain esthétisme de la célébration de la victoire dans les principaux foyers du développement du sport mondial, d’une part, et de l’art de l’opulence, d’autre part.

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