Culture

Le sublime chez Turner et Van Gogh (Grimaldi Forum Monaco / Fondation Van Gogh Arles)

Auteur : Olivier Olgan
Article publié le 20 août 2024

Trop courtes dans le temps, et très ambitieuses dans le propos, deux magnifiques expositions rapprochent la quête de « sublime » de Turner (Grimaldi Forum Monacocatalogue Hazan jusqu’au 1er septembre) et de Van Gogh (Fondation Van Gogh Arles jusqu’au 8 septembre) et questionnent leur filiation esthétique et spirituelle sur les peintres modernes et contemporains. Nous élever au-dessus de notre condition d’apesanteur, voila comment pour Olivier Olgan chacun peut faire vivre et vivre le sublime héritage de William et Vincent.

Turner, Van Goh et les autres en un dialogue infini

William Turner, Tivoli : Tobie et l’Ange, vers 1835, Tate Photo © Tate

La coïncidence est bien sûr fortuite, mais au-delà des « blockbusters » que constituent les deux expositions estivales – qui hélas s’achèvent dans les prochains jours – autour de Turner au Grimaldi Forum Monaco jusqu’au 1er septembre et Van Gogh à de la Fondation Van Gogh Arles jusqu’au 8 septembre, la volonté d’interroger leur « sublime héritage » en les rapprochant de la création d’aujourd’hui constitue une réjouissante prise de risque et autorise de multiples correspondances stimulantes.

L’occasion exceptionnelle du retour à Arles – prêté temporairement par le Musée d’Orsay jusqu’au 25 août –  du tableau La Nuit étoilée de Van Gogh à l’endroit où il a été peint en septembre 1888 constitue une véritable « voyage cosmique » pour son commissaire Jean de Loisy, très actif et inspiré après son « Histoires de pierres » (Delpire & co). La fascination de Van Gogh pour l’astronomie est le point d’une réflexion sur le cosmos, jalonné des travaux de plus de 75 artistes – de Anne-Eva Bergman à Kupka en passant par Fontana et Munch – penseurs et scientifiques réalisés depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui.

La Nuit étoilée était le condensé le plus extrême de la triple relation de Van Gogh à l’infini cosmique (le ciel et ses constellations), à la ville en transformation (avec la présence des becs de gaz) et à la mesure humaine, avec la représentation de ces deux petits personnages.
Jean de Loisy, commissaire, catalogue

Wolfgang Tillmans, State We’re In, A 2015,  Photo : ©Tate © Wolfgang Tillmans, courtesy Maureen Paley, London (Turner et le sublime héritage)

Après le succès de « Monet en pleine lumière » sur la côte d’Azur, le Grimaldi Forum Monaco aurait pu se contenter pour assurer son succès, du prêt de la Tate – de près de quatre-vingts peintures et œuvres sur papier – pour retracer le parcours pictural de Turner, des années 1790 jusqu’aux toiles diffractées des années 1840, merveilleux témoins de l’esthétique du vertige si chère à l’Angleterre de la fin du xviiie siècle, et sa démesure associée au « sublime ». En invitant une quinzaine d’artistes, comme Olafur Eliasson, Richard Long, Lisa Milroy, Cornelia Parker, Wolfgang Tillmans, et Mark Rothko parmi d’autres, c’est l’expérience contemporaine du sublime et de l’infini du paysage qui est questionnée.

Turner, Trois Marines, vers 1827, Tate, Photo : © Tate et Mark Rothko, Sans titre, 1969 © Tate © 2000 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko- ADAGP, Paris, 2024

Autant dire que dans les deux parcours – qui ont le mérite d’être prolongés par leurs remarquables catalogues – les éblouissements rétiniens et transcendances spirituelles sont multiples !

Deux maîtres en quête de la vérité picturale

Cela n’empêche que j’ai un besoin terrible de, dirai je le mot – de religion – alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles.
Vincent van Gogh, lettre à Theo, le 29 septembre 1888

Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, Arles, 1888 © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)

Plusieurs forces d’attraction rapprochent William Turner et Vincent Van Gogh : la maîtrise expressive de la couleur et de la lumière, et une dynamisme inassouvie pour capter le réel, parfois assimilé à de l’abstraction. Les deux expositions captent cette virtuose – et solitaire – quête de ce « sublime » à la fois si intime et si collectif pour souligner leur influence intacte sur les peintres d’aujourd’hui, avec force rapprochements parfois audacieux.

William Turner, Épave sur une mer démontée, vers 1840-1845,  Tate Photo © Tate

Un sublime puisé dans le réel

« Mon travail consiste à peindre ce que je vois, non ce que je sais être là« .

La revendication de William Turner face à par la grandeur et la force intrinsèque de la nature résume cette quête. Elle rentre en écho avec celle de Vincent Van Gogh qui écrit à son frère Théo en novembre 1889 : « je croyais que la pensée et non le rêve était notre devoir ». « Son objectif, précise Bice Curiger, commissaire et directrice de la Fondation Van Gogh Arles, est de trouver une expression qui témoigne de la puissance de la réalité quand elle est rendue avec justesse et réflexion, quand elle est « pensée ». Ce peut être un semeur, une paire de chaussures, un fauteuil, des livres sur une table, une ta­blée familiale, un visage ou un ciel étoilé… » Ce qui ne rentre pas en contradiction avec une autre ambition de Van Gogh dans cette lettre à Theo datant de février 1890 : « Mais elle m’est si chère la vérité, le chercher à faire vrai aussi.»

Helen Frankenthaler, Star Gazing (Regarder les étoiles), 1989, Helen Frankenthaler Foundation, New York Crédits : © 2024 Helen Frankenthaler Foundation, Inc. / © ADAGP, Paris, 2024 (Van Gogh et les étoiles, Arles)

Turner, Van Gogh et le poème cosmique

Leur acui­té et l’empathie les conduisent à extraire de la scène – paysage en général – qu’ils peignent avec le maximum d’émotion, à l’élever et le transcender au point que le sujet, ordinaire le plus souvent, devienne un poème cosmique.

Kiefer, Anselm, Pour Renate, La Vie secrète des plantes, 2001, (Van Gogh et les étoiles, Arles)

Dans la continuité de la quête du sublime des deux artistes, plutôt que de proposer des monographies largement explorés et documentés, le pari est de créer un dialogue – voir une filiation – entre leurs œuvres et les créations contemporaines : du coté de  Turner,  de Jessica Warboys à Mark Rothko sans oublier Peter Doig. Le retour de La Nuit étoilée de Van Gogh  est le point de départ d’un revigorant voyage esthétique et spirituel… dont il est difficile de résumer les étapes, entre Anselm Richter et Georgia O’Keeffe… et ce rapprochement audacieux entre Kandinsky, Malevitch, les cosmistes russes et les futuristes comme Filippo Tommaso Marinetti qui en 1909, dans un manifeste, voulait supprimer le clair de lune parce qu’il lui préférait l’électricité ! « La Nuit étoilée surmonte toutes ces contradictions et élargit la fusion des sujets humains, urbains et cosmiques : le sentiment, la ville, l’univers. (…) Des bouleversements qui ont stimulé les fantasmes d’avenir et qui ont à jamais changé nos vies. » écrit joliment Bice Couturier

Installé au bord du Rhône, Vincent van Gogh rêve un monde et sur sa toile pose les lumières des étoiles, curieux d’y visiter les anciens maîtres qui, là-haut, continuent sans doute à peindre. À sa suite, artistes et poètes partageront une même fascination pour un cosmos dont il a été, cette nuit de septembre 1888, l’explorateur, le spationaute et le psychonaute – plongeant, sous la protection des constellations, simultanément dans l’espace infini et dans la profondeur de son subconscient.
Jean de Loisy, catalogue

William Turner, Le Rigi bleu, lever de soleil, 1842, Aquarelle sur papier, Tate  Photo : © Tate (Turner et le sublime héritage, Monaco)

Tout ce qui élève converge

Ici et là, l’horizon s’élargit de plu­sieurs manières. On ne peut s’empêcher de penser aux importantes innovations techniques et transformations sociales que les deux artistes ont intégrées. Ultime point de convergence : leur dynamisme expressif de la lumière – parfois et avec raison – assimilé à de l’abstraction. Les tempêtes comme les brumes effacent les contours pour une réalité subliminale.

Regarder vers le ciel et se considérer comme un petit point dans l’univers, cela conduit inévitablement à l’abstraction et à l’art de l’absence d’objet, la non-objectivité.
Bice Curiger.

Georgia O’Keeffe, Starlight Night, Lake George, 1922, Collection privée (Van Gogh et les étoiles, Arles)


Vincent van Gogh, La Nuit étoilée, Arles, 1888 (Détail) © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay)

Sous le pinceau de Vincent van Gogh, à la surface du Rhône, les reflets des lampes à gaz se mêlent à ceux des étoiles gigantesques. Dans les lignes, dans l’usage de la couleur et des dégradés, dans l’intention de la lumière, mais aussi dans le rapport de force de l’homme, la machine et la nature, nous n’avons pas fini d’apprendre de Turner et Van Gogh.  Nous élever au-dessus de notre condition, voila comment on fait vivre et on vit leur sublime héritage.

« Je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose plus grand que moi. Exprimer l’espérance par quelqu’étoile. L’ardeur d’un être par un rayonnement de soleil couchant. Ce n’est certes pas là du trompe l’œil réaliste mais n’est ce pas une chose réellement existante. »
Vincent Van Gogh, lettre de septembre 1888

 

Peter Doig, Ski Jacket, 1994, © Tate © Peter Doig. All Rights Reserved, DACS/ADAGP, Paris, 2024 (Turner et le sublime héritage, Monaco)

Olivier Olgan

Pour aller plus loin sur le sublime en peinture

Turner, le sublime héritage en dialogue avec des artistes contemporains

  • Jusqu’au 1 septembre, Grimaldi Forum Monaco, ouvert tous les jours de 10h00 à 20h00, Espace Ravel du Grimaldi Forum Monaco – 10, avenue Princesse Grace, Monaco
  • Catalogue, sous la direction de Elizabeth Brooke, Hazan : Avec plusieurs essais, en suivant la carrière de l’artiste, depuis ses paysages spectaculaires jusqu’aux explorations élémentaires de la lumière et de l’atmosphère il met en évidence le style révolutionnaire de Turner : expressif, passionné et incontestablement moderne, incarnant l’expérience esthétique et philosophique du « sublime » : déclinées des paysages de Turner, aux interprétations d’ artistes comme Richard Long, Olafur Eliasson, Cornelia Parker, Jessica Warboys, John Akomfrah, Katie Paterson et Mark Rothko, parmi d’autres, figurent réaffirmant l’influence et leur filiation de Turner, …

Nombre d’entre eux, y compris Mark Rothko, reconnaissent une parenté entre leurs pratiques, que ce soit à travers une démarche partagée dans la représentation de l’atmosphère, un désir de s’immerger dans le paysage, de se confronter à la puissance de la nature, d’essayer de nouvelles techniques, de se pencher sur le point d’intersection entre l’art et la science ou encore de réagir aux débats politiques en cours. Cette communion se développe presque toujours à partir d’un dessein conscient de pratiquer l’art d’une façon expérimentale et novatrice.
Elizabeth Brooke, Evoquer le sublime, catalogue

 Van Gogh et les Étoiles

  • Jusqu’au 8 septembre, Fondation Van Gogh Arles, 35 ter rue du Docteur-Fanton, 13200 Arles6 Tél. : +33 (0)4 90 93 08 08 – contact@fvvga.org
  • Catalogue, sous la direction de Jean de Loisy et Bice Curiger, Éditions Fondation Vincent van Gogh Arles, 240 p. 30€. L’ appareil cri­tique particulièrement riche – complémentaire aux notices sur les œuvres de 1861 à 2024 – s’intéresse aux inspi­rations et influences qui ont conduit Van Gogh à réaliser ce tableau, mais aussi à l’héritage qui lui a survécu. Il permet de prendre la mesure de son érudition, du développement de la pensée scienti­fique de l’époque et de son impact sur la littérature. « Du travail d’Antoine Bourdelle sur la matière même de la nuit à l’installation science-fictionnelle de Mariko Mori, en passant par la couleur des étoiles sous le pinceau d’Augusto Giacometti, ce projet permet de saisir les enjeux que soulève et les formes que prend la fascination des artistes et des scientifiques pour le cosmos, dont témoigne le tableau de La Nuit étoilée » écrit Bice Curiger.

« Pour la modernité qui naît au début du XXe siècle s’ouvre là « un portail philosophique vers le cosmos », ainsi que l’écrit Vassily Kandinsky. D’autres grands artistes n’hésitent pas à le franchir, à l’image de Kasimir Malevitch qui a « troué l’abat-jour bleu des limitations colo­rées» du ciel pour parvenir au blanc de l’infini, et dont la virgule semble être le signe abrégé d’une spirale de Van Gogh qu’il admirait, Les spirales du ciel »
Jean de Loisy

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