Culture

Partage d’un mélomane : Marie Jaëll avec Célia Oneto Bensaid

Auteur : Jean de Faultrier
Article publié le 22 février 2023

[Partage d’un mélomane« Avec un nom d’homme, vos partitions seraient sur tous les pupitres » (Franz Liszt) Célia Oneto Bensaid rappelle à Jean de Faultrier ce compliment de Liszt à Marie Jaëll en amont d’un très vivant récital qui rapproche la compositrice alsacienne au compositeur hongrois le 13 février dernier à la salle Cortot.

Si, hélas, la raison d’être du compliment de Liszt demeure d’actualité dans nos sociétés contemporaines, pour l’heure comprenons qu’il soulignait de Marie Jaëll le génie tout à fait exceptionnel. L’élégante pianiste Célia Oneto Bensaid (lire son carnet delecture)a consacré récemment à cette dernière un vibrant hommage en publiant « Ce qu’on entend dans l’enfer, le purgatoire, le paradis », pièces pour piano d’après une lecture de Dante (Présence compositrices , novembre 2022), et elle a donné tout dernièrement en récital à la salle Cortot une partie des pièces en question entre lesquelles elle a inséré Franz Liszt et Franz Schubert transcrit par Liszt.

Une empreinte divine

Trois petites années séparent la mort de Gustave Doré de celle de Franz Liszt, leur point commun étant le foisonnement créatif que leur inspira l’œuvre de Dante, ce récit du voyage des profondeurs de l’enfer aux coupoles du paradis. On peut se poser la question de savoir qui a vendu son âme et à quel prix tant les dépassements créatifs ont atteint des embrasements stratosphériques bien au-delà de ce que la musique peut évoquer et de ce que la peinture peut illustrer.
Quoi qu’il en soit il est certain que Marie Jaëll, toute admirative qu’elle était du maître hongrois, a su trouver des sources inventives et originales dans sa propre lecture de Dante, elle s’est émancipée de la forme sonate à deux thèmes de Liszt (L’Enfer et le Paradis) pour explorer depuis les Flammes jusqu’à la Contemplation tout le chemin divin en marquant entre les deux un séjour d’« Alanguissement » au Purgatoire.

Plus que des lamentations ou de la joie, les doigts de Célia Oneto Bensaid au par-cœur précis nous font entendre de Marie Jaëll, qui a bien intitulé ses pièces « Ce que l’on entend dans… », les paroles d’une âme qui chemine et les pensées d’un esprit qui s’interroge. Certains voient dans de telles œuvres des difficultés pianistiques traduisant une complexité que le seul mot de virtuose ne saurait suffisamment envelopper, mais il est impensable de passer à côté d’une dimension véritablement transcendantale (par ailleurs appréciée et explorée par Liszt) avec pour objectif une interprétation aussi inspirée que la composition.

 

Une traversée monumentale

Si vous n’éveillez pas les yeux qui dorment dans votre main,
vous n’arriverez à rien de bon
.

Marie Jaëll

Dans les mains de Célia Oneto Bensaid les yeux ne dormaient pas, leurs doigts aux paupières animées laissaient passer des lumières dont l’interprète elle-même a indiqué à la fois la modernité saisissante pour l’époque de l’élaboration de l’œuvre et l’avancée quasi avant-gardiste que Scriabine (lire son portrait) ou Debussy allaient défricher quelques années plus tard.

Le point commun de tous, c’est bien le dépassement.

Ce que l’on entend nous dépasse, ce que l’on voit nous submerge. Les mains de la pianiste se chevauchent, se superposent, se désaliènent de l’ordonnancement gauche droite puis reviennent faussement sagement pour ciseler de nouvelles cristallisations sonores. L’enfer latin montrait un ici-bas s’emparant des âmes, le paradis à l’étymologie persane désignait un jardin protecteur, c’est bien de telles contrées qu’il est question d’habiter avec ces lectures de Dante et leur passerelle purgatorienne.

Camille Saint-Saëns, ami de Franz Liszt et de Marie Jaëll à laquelle il dédia son premier concerto et son Etude en forme de valse interroge cette dernière :

Muse qui sous tes doigts sais faire vibrer l’âme,
Dans les cendres d’un cœur éteint et consumé,
Femme étrange, pourquoi réveiller une flamme ? 

#Jean de Faultrier

Pour aller plus loin

Pour aller plus loin avec Marie Jaëll

Née en 1846 en Alsace, Marie Trautmann est une jeune prodige du piano, elle sera connue comme Marie Jaëll après son mariage avec un pianiste virtuose lui aussi, Alfred, qui meurt lorsqu’elle a 35 ans et lui laisse le nom sous lequel elle passera à la postérité. Elle parcourt l’Europe avec lui, tous deux forts d’amitiés qui comptent Brahms et Liszt, elle est l’élève de César Franck et de Camille Saint-Saëns. Elle se consacre bientôt à l’enseignement et à la composition, devenant l’autrice d’une œuvre singulière, puissante et attachante.

Hélène Kiener a écrit sur Marie Jaëll un très intéressant petit livre préfacé par André Siegfried sous-titré « Problèmes d’esthétique et de pédagogies musicales » (Ed. Flammarion, 1952 réimprimé en 1978).

Discographie sélective

    • Artistes divers : « Jaëll, Musique symphonique et Musique pour Piano » – Bru Zane – Janvier 2016.
    • Par Célia Oneto Bensaid: « Pièces pour piano d’après une lecture de Dante, ce que l’on entend dans l’enfer, le purgatoire, le paradis » – Présences Compositrices – novembre 2022.
    • Par Alexandre Sorel : « Sonate, Promenade matinale, 10 bagatelles, 2ème Méditation » – Solstice – juin 2011.

Aller plus loin avec le site Célia Oneto Bensaid

En parlant d’œuvre attachante à propos de Marie Jaëll, l’adjectif est tout aussi indiqué pour parler de la présence de cette pianiste qui illumine une scène à la fois par sa présence qui partage et par son caractère radieux au piano. Célia Oneto Bensaid a offert au répertoire auquel la soirée du 13 février 2023 à la salle Cortot était consacrée une pénétrante contribution, elle a proposé avec Philip Glass une révérence de sortie enjôleuse et irrésistible.
Son site qui lui est consacré dit tout le reste…

Discographie 

    • Métamorphosis, Œuvres de Glass, Ravel Pépin : « s » – NoMadMusic – mai 2021.
    • Songs of Hope, Spirituals, Poulenc, Messiaen » (avec Marie-Laure Garnier) – NoMadMusic – mars 2022.

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